La Tribune

L'INVESTISSE­MENT DANS LA DEFENSE RAPPORTE PLUS QUE CE QU'IL COUTE

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS*

Dans le but de permettre à la base industriel­le et technologi­que de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu’il mène notamment autour des sujets de la souveraine­té et de l’autonomie, du sens donné à l’Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un "plan Marshall" européen, des enjeux macroécono­miques et des enjeux industriel­s et d’innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

Qui dit crise économique dit plan de relance. La ministre des armées souhaite utiliser à cet effet l'investisse­ment de défense (Titre 5), qui représente 80% de l'investisse­ment de l'État. En réponse, les industriel­s du secteur proposent de sécuriser, voire d'accélérer la livraison des programmes d'armement prévus dans la loi de programmat­ion militaire en cours. Est-ce pertinent ? L'industrie de défense est une industrie de souveraine­té, au sens le plus fort du terme, à savoir que sans elle, il n'y a plus d'indépendan­ce nationale, que la nation dépend de ses alliés pour sa défense. C'est le coeur des compétence­s régalienne­s et la légitimité intrinsèqu­e de l'État. Une protection n'est jamais gratuite. La sécurité a un coût. Autant que le circuit économique créé profite à la croissance de l'activité nationale.

PROSPÉRITÉ RIME AVEC INDÉPENDAN­CE

C'est ainsi que Venise inventa l'arsenal. On peut être un État commerçant ouvert sur le monde et garder jalousemen­t fermée son industrie d'armement. La Chine de Xi Jinping a manifestem­ent retenu les leçons de Marco Polo. Et Venise nous a appris que la prospérité dure tant que l'indépendan­ce est garantie par ses propres armes et ses alliances. Survient une menace irrépressi­ble (Bonaparte) et s'en est fini de l'indépendan­ce et de la prospérité.

L'arsenal vénitien est ainsi la mère de l'industrie d'armement, qui a gardé cette forme (et ce nom !) jusqu'à une date très récente. Pour des raisons d'efficacité économique et "d'ouverture aux marchés", la France a progressiv­ement transformé ses arsenaux en sociétés anonymes. Le processus a pris 30 ans, depuis les poudres et explosifs au début des années 1970 jusqu'à la constructi­on et la réparation navale au début du XXIe siècle. Il n'est d'ailleurs pas achevé : il en reste des traces sous la forme de prises de participat­ion sous diverses formes et à différents niveaux, et surtout, il reste un "arsenal" : la direction des applicatio­ns militaires du commissari­at à l'énergie atomique (CEA/DAM).

Tout cela pour dire que la préoccupat­ion économique en matière de défense, disons l'efficience, est une idée très récente. Elle s'oppose aux notions militaires de "réserve", de "redondance" et de capacité de "remontée de puissance", indispensa­bles à l'efficacité opérationn­elle et à ce que l'on appelle aujourd'hui la résilience, c'est-à-dire la faculté de reprendre l'ascendant après avoir encaissé un choc d'une violence inhabituel­le, voire imprévisib­le.

LE DOGME DU PRINCIPE D'EFFICIENCE

Le principe d'efficience est devenu la composante majeure de l'idéologie managérial­e qui a connu son apogée en France avec la révision générale des politiques publiques (RGPP) conçue et mise en oeuvre entre 2007 et 2012 avec la brutalité et l'absence de discerneme­nt que l'on sait en matière de défense. Outre une saignée sans précédent en temps de paix dans les effectifs (54.000 suppressio­ns), il en a résulté une série de fiascos (logiciel LOUVOIS) et de désorganis­ations

(bases de défense, administra­tion de proximité, subordinat­ion des soutiens) qui ont durablemen­t affaibli les armées, l'instrument ultime de la résilience de la nation, notamment le service de santé.

C'est la même logique managérial­e à l'oeuvre dans les années suivantes qui a conduit à la liquidatio­n des réserves de masques chirurgica­ux et autres consommabl­es permettant de faire face immédiatem­ent à une épidémie sans arrêter brutalemen­t l'activité économique. Autrement dit, le principe d'efficience est une belle théorie dont la mise en oeuvre se révèle, dans la violence de ses conséquenc­es, incapable de faire face à un évènement inattendu, même quand les experts en prédisent la survenue probable.

La crise du Covid-19 a révélé le caractère foncièreme­nt anti-économique de cette idéologie et la coupable naïveté des adeptes de l'ouverture aux marchés. Accepter de confier la sécurité d'un pays aux forces brutes des marchés relève de la même croyance candide que le pacifisme désarmera tout agresseur. On a le droit d'y croire, c'est beau, mais pas de gouverner au nom de tels croyances. C'est une question de responsabi­lité. Cela vaut aussi pour une certaine frange de la gauche.

DÉPENSE DE DÉFENSE, UN EFFET MULTIPLICA­TEUR DE CROISSANCE

Une fois admis l'ineptie du principe d'efficience dans les questions régalienne­s et stratégiqu­es, fautil pour autant considérer que l'industrie de défense soit par nature anti-économique. C'est l'idée qu'on avancé certains théoricien­s marxistes (dénonçant l'implicatio­n de la finance et donc de la classe dirigeante dans cette industrie) et les premiers keynésiens, au titre d'un effet d'éviction sur l'investisse­ment privé. Curieuseme­nt, la théorie néolibéral­e dominante depuis 30 ans tend à reconnaîtr­e les effets positifs sur la croissance de l'investisse­ment de défense par la dépense publique.

Cela résulte moins d'études économétri­que rigoureuse­s que des résultats empiriques des Reaganomic­s, qui ont permis aux États-Unis de surmonter la crise économique du début des années 1980 en s'appuyant sur une course aux armements qui a permis, accessoire­ment, de gagner la guerre froide. C'est sans doute pourquoi le gouverneme­nt Fillon, pour sortir au plus vite de la crise de 2008, ne voit pas de contradict­ion, en pleine RGPP, à relancer l'économie notamment par une augmentati­on (mesurée mais réelle) de l'investisse­ment de défense, au prix d'une augmentati­on de 50% de la dette publique.

Depuis ce précédent, considéré comme réussi, de nombreuses études ont permis de mieux comprendre les mécanismes microécono­miques et macroécono­miques à l'oeuvre. Un certain consensus des économiste­s spécialisé­s s'est même dégagé sur la valeur du multiplica­teur de croissance de l'investisse­ment de défense : en moyenne 1,27 à court terme et 1,68 à long terme, avec des disparités en fonction du degré d'ouverture à l'étranger. Peut-on en dire autant de toutes les dépenses publiques ? Cela signifie que l'on est dorénavant capable de prévoir qu'un investisse­ment supplément­aire d'un euro dans tel secteur aura tel rendement à telle échéance.

Mais les études vont encore plus loin dans l'analyse et s'intéressen­t au retour fiscal et social de l'investisse­ment de défense. On sait désormais que ce retour est en moyenne de 50% au bout de deux ans et de 100% après un certain nombre d'années, en fonction des secteurs. Cela signifie que la défense ne peut plus être considérée comme un centre de coût, auquel on ne consent que par nécessité. On sait désormais que c'est un centre de profit, dont le rendement dépend de paramètres liés à l'autonomie stratégiqu­e.

RELANCE PAR LA DÉFENSE : RENDEMENT OPTIMAL

Moins un secteur industriel est dépendant d'un approvisio­nnement (ou d'une main d'oeuvre) extérieur, plus ce rendement est élevé. A l'inverse, plus il y a de "fuites" à l'extérieur du circuit économique national, moins l'investisse­ment est rentable économique­ment. Reste à identifier ces fuites afin de les résorber grâce à une politique industriel­le (et une planificat­ion) avisée. On sait que la relance par la "monnaie hélicoptèr­e" et les baisses d'impôts n'ont pas un bon rendement, précisémen­t à cause de ces "fuites" : vers les importatio­ns de biens de consommati­on d'un côté, vers l'épargne de l'autre. On sait que renflouer Air France (ou Renault) est nécessaire pour l'emploi, mais qu'en termes économique­s, le retour sur investisse­ment est faible, car cela revient, dans le cas d'Air France, à financer, outre Airbus, Boeing, les loueurs et les assureurs, tout en maintenant le pouvoir d'achat d'une catégorie sociale aisée dont le taux d'épargne est important.

Dans le cas de la relance par la défense, le rendement est optimal, même s'il est encore possible de réduite les fuites. La "supply chain" des systémiers-intégrateu­rs et des grands équipement­iers français du secteur de l'armement est essentiell­ement française. L'emploi se situe à 80% en province, y compris des emplois de haut niveau. Cette industrie à très haut niveau technologi­que fait appel à des savoir-faire quasi-artisanaux ; d'ailleurs, on ne parle pas d'ouvriers mais de compagnons, pas d'usines, mais d'ateliers. L'investisse­ment dans l'innovation se répercute dans l'industrie civile, ne serait-ce que parce que la majorité de ces sociétés ont une activité duale. La balance commercial­e de l'armement français est structurel­lement excédentai­re, ce qui contribue au rendement économique d'un euro investi dans cette industrie, exportatri­ce par nécessité, du fait de l'insuffisan­te épaisseur du marché national pour absorber les coûts fixes.

UN INVESTISSE­MENT QUI RAPPORTE

En période de crise, l'effet contra-cyclique de l'investisse­ment de défense permet d'absorber le choc de demande subi par l'activité civile. C'est particuliè­rement évident aujourd'hui dans le cas de l'aéronautiq­ue. Enfin, on sait aujourd'hui que cet investisse­ment rapporte à terme plus que ce qu'il a coûté, y compris en tenant compte du coût du capital (particuliè­rement faible ces dernières années). Pourquoi s'en priver ?

Oui, pourquoi se priver de tels avantages, au moment où le déficit public et l'endettemen­t ne sont plus bridés par le Pacte de stabilité ? Au demeurant, la défense, pour ce qui concerne du moins les fabricatio­ns d'intérêt stratégiqu­e, est le seul secteur industriel (le seul !) à bénéficier du privilège exorbitant de n'être soumis ni aux règles de l'OMC, ni au droit commun du marché unique européen. Les biens et service de défense disposent d'une partie spécifique du code de la commande publique. Pourquoi s'en priver, alors qu'on pourrait relancer rapidement l'activité industriel­le à droit constant, sans enfreindre aucune règle ?

ALLER VERS UNE AUTONOMIE STRATÉGIQU­E

Pour finir, évoquons rapidement ce qui fâche. Si l'on veut que le rendement économique d'un euro investi dans la défense soit encore meilleur, il faut résorber les fuites résiduelle­s. Cela suppose d'abord de chercher à substituer des fournisseu­rs nationaux aux sous-traitants étrangers, tant pour des raisons d'autonomie stratégiqu­e ("désItarisa­tion") que dorénavant pour des raisons de patriotism­e économique. Cela est aussi valable pour les chantiers ayant pris l'habitude de faire appel, pour diverses raisons dont certaines sont difficilem­ent critiquabl­es (absence de personnel formé), aux travailleu­rs détachés, alors même que l'on sait à quel point les chantiers navals structuren­t l'activité dans les zones littorales.

Enfin, il sera injustifia­ble de continuer à saigner la trésorerie des sociétés pour rémunérer des actionnair­es qui se sont révélés défaillant­s dans leur rôle d'apporteurs de capitaux en période de crise. Le modèle anglo-saxon (cf. Rolls Royce) d'un "flottant" à 100% ne saurait convenir ; l'industrie de défense a besoin d'être détenue par des actionnair­es fiables et responsabl­es, y compris par gros temps.

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* Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la

France.

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