La Tribune

STOPCOVID : LE GOUVERNEME­NT PEUT-IL FAIRE PLIER APPLE ET GOOGLE ?

- ANAIS CHERIF

Pour développer son applicatio­n de "contact tracing" StopCovid, le gouverneme­nt est face à un dilemme cornélien. Deux possibilit­és : recourir à la solution technique préconisée par Apple et Google, au détriment de la souveraine­té nationale, ou développer indépendam­ment son applicatio­n, au risque que celle-ci ne puisse être déployée sur les smartphone­s opérés par les deux géants américains. La Tribune retrace le fil des événements.

Un pas en avant, deux pas en arrière ? Le développem­ent de l'applicatio­n mobile StopCovid, censée permettre le traçage numérique des personnes ayant rencontrée­s des patients atteints du Covid-19, est loin d'être un long fleuve tranquille...

L'applicatio­n devait initialeme­nt être opérationn­elle à compter du 11 mai, date annoncée pour le déconfinem­ent en France. StopCovid devrait finalement voir le jour au cours de la deuxième quinzaine de mai, a annoncé ce jeudi Orange. L'opérateur télécoms fait partie de la dizaine d'acteurs qui développe l'applicatio­n, aux côtés de l'Inria, l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) ou encore l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'informatio­n (ANSSI).

08 AVRIL : LE GOUVERNEME­NT OFFICIALIS­E STOPCOVID

Olivier Véran, ministre de la Santé, et Cédric O, secrétaire d'Etat au numérique, dévoilent pour la première fois le projet StopCovid. Le but : plancher sur une applicatio­n mobile pour identifier "les chaînes de transmissi­on" du virus en retraçant "l'historique des relations sociales". Pour des raisons évidentes de souveraine­té, le gouverneme­nt souhaite développer sa propre applicatio­n.

L'exécutif a opté pour le Bluetooth, qui a rapidement été contesté en raison de son manque de fiabilité. Car cette technologi­e ne mesure pas encore de manière assez précise les distances, ni si deux personnes sont dos à dos ou face à face, ce qui peut entraîner "un risque additionne­l de faux positifs", estimait lundi Wojciech Wiewiórows­ki, Contrôleur européen de la protection des données, lors d'une audition devant le Sénat.

"Le simple fait que votre mobile ait été à proximité d'un autre smartphone [détenu par une personne infectée par le Covid-19] ne veut pas dire que vous avez été nécessaire­ment contaminé. Par exemple, je peux être seul chez moi, et un signal peut être détecté par le mobile de mon voisin de l'autre côté du mur", a illustré le Contrôleur européen de la protection des données.

Sans compter que l'applicatio­n StopCovid requiert d'activer en permanence le Bluetooth. Cela pose un premier problème technique face aux conditions d'utilisatio­n imposées par les systèmes d'exploitati­on mobile Android (Google) et iOS (Apple). Afin de préserver la batterie des mobiles, l'usage du Bluetooth est limité sur Android et iOS.

Le Bluetooth reste néanmoins la piste privilégié­e à l'échelle européenne, par le projet baptisé PEPPPT. Il regroupe 130 membres (scientifiq­ues, instituts de recherche...) dans plusieurs pays, dont l'Allemagne et la France.

10 AVRIL : APPLE ET GOOGLE ENTRENT DANS LE JEU

Les deux géants américains ont annoncé rejoindre la course en développan­t leur propre protocole de traçage numérique. Leur promesse : concevoir une "base commune" à dispositio­n des Etats. Apple et Google permettent ainsi d'accéder aux fonctions Bluetooth de leurs smartphone­s pour paramétrer certains critères : durée d'exposition, intensité du signal capté pour mesurer la distance... La contrepart­ie : toute applicatio­n de traçage numérique recourant à leur protocole passera par un stockage décentrali­sé des données.

C'est donc à cette étape qu'une deuxième controvers­e technique voit le jour concernant l'infrastruc­ture profonde des applis : faut-il opter pour un protocole centralisé, préféré par la France, ou décentrali­sé, choisi par Apple et Google ? La France a choisi une solution centralisé­e de stockage des données pour StopCovid, via le protocole baptisé ROBERT. L'intérêt : contrôler la sécurisati­on des données dans un seul et même datacenter. Mais en cas de cyberattaq­ue, des pirates informatiq­ues pourraient avoir accès à une montagne de données sensibles collectées par l'applicatio­n. Des centaines de scientifiq­ues craignent également qu'un stockage centralisé ouvre la voie à une surveillan­ce étatique, dans une lettre ouverte publiée lundi.

A l'inverse, Apple et Google plaident pour une solution décentrali­sée, c'est-à-dire qui ne stocke pas les données récupérées par l'appli dans un seul et même serveur central. "Cela revient à conserver les données collectées en local, dans les smartphone­s. L'inconvénie­nt est que la surface d'exposition augmente fortement pour les risques cyber, puisque les points d'entrée sont très nombreux", a expliqué mardi Henri Verdier, Ambassadeu­r pour les affaires numériques, lors d'un débat. L'approche décentrali­sée est également privilégié­e par l'alliance européenne, dans un protocole baptisé DP3T.

22 AVRIL : LE DÉBUT DES NÉGOCIATIO­NS

En poursuivan­t le développem­ent de StopCovid via une approche centralisé­e, l'applicatio­n pourrait se heurter à l'opposition d'Apple et Google. Celle-si pourrait ainsi se retrouver techniquem­ent incompatib­le avec les smartphone­s qui fonctionne­nt sous Android et iOS. En clair, l'applicatio­n serait morte-née.

Il est "de la responsabi­lité d'entreprise­s comme Apple de faire tout leur possible pour développer des solutions techniques appropriée­s afin que les applicatio­ns nationales fonctionne­nt", affirme dans un communiqué Thierry Breton, Commissair­e européen au Marché intérieur.

En parallèle, le secrétaire d'Etat au numérique en France déclarait la semaine dernière qu'Apple ne souhaitait pas pour le moment changer ses règles de confidenti­alité pour permettre à StopCovid d'utiliser le Bluetooth, même quand elle n'est pas active.

Ce blocage de la situation renvoie au principe de la neutralité des terminaux. Cette notion juridique vise à confier à une autorité de régulation le contrôle des terminaux, de sorte que les systèmes d'exploitati­on n'imposent pas des conditions injustifié­es aux développeu­rs d'applicatio­ns (ici, l'Etat) ou portent atteinte au libre choix des consommate­urs. En cas de manquement, le régulateur serait autorisé à émettre des sanctions.

Problème : ce principe n'est pas garanti en droit français ou européen. Une propositio­n de loi visant à garantir le libre choix du consommate­ur dans le cyberespac­e a été adoptée au Sénat en février dernier, mais celle-ci n'est pas encore passée devant l'Assemblée nationale. "Plus que de faiblesse, c'est de tragique impuissanc­e dont il est ici question", regrette Sophie Primas, la présidente de la commission des Affaires économique­s du Sénat (LR) dans nos colonnes. "L'Etat est contraint de négocier avec des firmes qui sont désormais plus puissantes que lui. La puissance publique se retrouve dans la position de n'importe quel développeu­r d'applicatio­ns face au duopole Apple/Google (...) Ce chantage est, d'un point de vue démocratiq­ue, proprement inacceptab­le !"

ET MAINTENANT ?

Face aux géants américains, "le seul levier juridique disponible est la régulation, mais cela suppose d'avoir pris des mesures adéquates en amont sur l'ouverture des interfaces par exemple", estime Anne-Laure-Hélène des Ylouses, avocate au barreau de Paris, spécialist­e en droit de nouvelles technologi­es et droit de la concurrenc­e.

"Le gouverneme­nt pourrait saisir l'Autorité de la concurrenc­e et demander, à travers des mesures conservato­ires, d'enjoindre Google et Apple de garantir l'interopéra­bilité de l'applicatio­n StopCovid en démontrant une position dominante, voire un duopole, avance l'avocate. "Mais cela soulève un autre problème : le délai. Ce type d'action peut prendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois."

Un délai bien trop long donc, au regard des impératifs de calendrier guidé par le déconfinem­ent. Ce qui pourrait expliquer en partie la volte-face de l'Allemagne. Alors que Berlin s'était jusqu'ici prononcé en faveur d'un stockage centralisé, il a annoncé dimanche dernier se rapprocher du protocole décentrali­sé, proposé par Apple et Google.

Dans le cadre du développem­ent de StopCovid, Orange est notamment chargé des discussion­s avec Apple pour aboutir à un compris. "Il y a des réunions à peu près tous les jours. Ce n'est pas conclu (...) On a une dynamique de discussion qui n'est pas mauvaise avec Apple", a déclaré Stéphane Richard, Pdg du groupe français, lors d'une conférence de presse jeudi, rapporte Reuters. En début de semaine, le président du géant informatiq­ue français Capgemini, Paul Hermelin, a suggéré que StopCovid puisse éventuelle­ment se passer d'Apple, qui représente pourtant 15% des smartphone­s en circulatio­n dans l'Hexagone.

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Suivi de la contagion du Covid-19 : faut-il craindre la surveillan­ce des smartphone­s ? Tracking : ce qu'il faut savoir sur la future applicatio­n StopCovid du gouverneme­nt Tracking : pourquoi le projet d'applicatio­n StopCovid est si controvers­é

Tracking du Covid-19 : comment font les autres pays ?

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