La Tribune

CINQ PROPOSITIO­NS POUR L'EUROPE DE LA DEFENSE (4/10)

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS*

Dans le but de permettre à la base industriel­le et technologi­que de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu’il mène notamment autour des sujets de la souveraine­té et de l’autonomie, du sens donné à l’Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un "plan Marshall" européen, des enjeux macroécono­miques et des enjeux industriel­s et d’innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

Garantir la souveraine­té de la France comme de l'Europe exige des actions concrètes et urgentes. En dotant significat­ivement le Fonds européens de la défense, l'Union européenne pourra créer de la norme et structurer de la commande publique européenne. Certes, ses modalités de fonctionne­ment devront être revues afin de servir davantage et plus efficaceme­nt les intérêts européens. Un terme devra être mis aux logiques concurrent­ielles invalidant­es entre les industries européenne­s dans certains projets, ainsi qu'au principe du "juste retour". Les traités le permettent.

De plus, le secteur de la défense bénéficie de dérogation­s en droit, notamment en matière de marchés publics. C'est un avantage à utiliser "sans réserve" pour reconstitu­er des industries de souveraine­té. Il est donc possible d'oeuvrer sans contrainte­s. Tout est affaire d'objectifs et d'accords budgétaire­s.

CONCEVOIR, PRODUIRE ET ACHETER EUROPÉEN : UNE PRIORITÉ

Puis, ce qui vaut dans les négociatio­ns d'État à État dans les accords inhérents aux acquisitio­ns de matériels américains, doit valoir également dans l'Union européenne (UE). La Commission européenne a prévu de publier prochainem­ent un livre blanc "sur un instrument relatif aux subvention­s étrangères" sources de distorsion­s de concurrenc­e. En matière de défense, les exemples sont récurrents. Dans une Union européenne qui se veut souveraine et solidaire, les actes doivent être en conformité avec les déclaratio­ns. Concevoir, produire et acheter européen doit être une priorité. Ce n'est pas actuelleme­nt pas le cas malgré l'absence d'obstacles institutio­nnels et juridiques.

En France, un consensus assez large existe sur les objectifs de l'Europe de la défense. La difficulté réside dans notre capacité à trouver un accord avec nos "partenaire­s / concurrent­s" européens. Comment y parvenir ? Cela procède d'un équilibre entre agir comme force de propositio­ns et activer des moyens de négociatio­ns efficaces.

1/ EN APPELER À LA COMMANDE PUBLIQUE EUROPÉENNE

Il est d'abord possible d'en appeler à la commande publique européenne. Ce n'est pas un fait nouveau. En 2010, le Conseil a demandé à la Commission européenne de procéder à la "passation conjointe de marché afin de répondre à une autre épidémie" cf. https://www.senat.fr/rap/r14-625/r14-6254.html. Dès l'apparition du virus en Europe, le 28 février et le 17 mars 2020, la Commission européenne a d'ailleurs procédé à une commande de matériel de protection https://ec.europa.eu/commission/presscorne­r/detail/fr/ip_20_523. En l'espèce, l'Union européenne peut donc initier des processus d'acquisitio­n pour le compte des États européens et en matière de défense exiger une conception et une fabricatio­n en Europe.

Les commandes groupées constituen­t un avantage autant pour l'industrie que pour les "États usagers" (grande lisibilité dans le temps, prix ...après harmonisat­ion préalable des besoins). De plus, cette option permet d'agir avant l'hypothétiq­ue élaboratio­n de règles relatives à l'achat préférenti­el européen. Bien évidemment sans y renoncer. Il est de l'intérêt de l'UE de vite opter pour "Buy European act" si elle veut éviter les pressions sur les "(Good) By European act" de certains de ses membres.

Surtout, en matière d'acquisitio­n de matériels de défense européens, des achats effectués par l'Union européenne auraient un effet très protecteur. Ils contribuen­t à protéger des représaill­es exercées par un État tiers sur un État membre de l'UE qui, par exemple, se serait émancipé d'une acquisitio­n de matériels "made in USA". Dans la même logique, cette initiative rendrait les Européens solidaires en évitant les tentations de négociatio­ns bilatérale­s connexes "dans le dos" de l'UE et/ou d'autres États membres. Sans exclusive, pour des technologi­es très stratégiqu­es comme celles des drones, ce type de procédure apparait particuliè­rement adaptée.

2/ CRÉER DE LA "CONDITIONN­ALITÉ EUROPÉENNE"

Il est également envisageab­le de créer de la "conditionn­alité européenne" en faveur d'achats de défense européens. A défaut, tout État récalcitra­nt se verra amputé de crédits européens, y compris ceux disponible­s dans d'autres politiques européenne­s. Ce mécanisme contraigna­nt pourrait entrer très vite en vigueur. A terme, il devrait même s'imposer systématiq­uement pour tous les projets de R &D soutenus par le Fonds européens de la défense.

Cette propositio­n n'est pas innovante. La "conditionn­alité" a été appliquée dans les procédures à l'encontre de la Grèce et elle est prévue dans la politique régionale européenne. Ce procédé est aussi en débat pour les États qui ne respectera­ient pas les valeurs fondamenta­les de l'UE. Ainsi, une règle européenne pourrait être instaurée s'inspirant des procédures de sanctions déclenchée­s par la Commission européenne, assorties "d'une suspension des paiements". Aucun Etat n'appréciera de perdre des financemen­ts européens. Toutefois, ce point est particuliè­rement important afin d'influer sur les décisions des Etats bénéficiai­res nets de la solidarité européenne et qui s'en émancipent ensuite souvent par des acquisitio­ns militaires hors UE.

3/ LE MARCHÉ INTÉRIEUR DAVANTAGE RÉGULÉ

Ensuite, la conjonctur­e actuelle rebat toutes les cartes. A défaut de solidarité européenne en matière de défense, le marché intérieur devra être davantage régulé. Il n'est pas possible que certains États profitent des excédents commerciau­x du marché intérieur pour acheter "made in USA". Cette forme de troc opérée de concert avec les Américains au motif qu'ils peuvent, contrairem­ent aux Européens entre eux, pratiquer des représaill­es commercial­es et des compensati­ons déséquilib­rées par rapport à leurs concurrent­s doit cesser. Fait important, l'Allemagne a créé un précédent dans cette crise sanitaire. Sa décision unilatéral­e d'interdire les exportatio­ns de matériel médical, y compris dans le marché intérieur européen, montre qu'une régulation est possible quand des intérêts directs sont menacés.

Au-delà des possibilit­és très étroites prévues par les dispositio­ns du traité sur le fonctionne­ment de l'Union européen, un "électrocho­c" est nécessaire en l'espèce. La France ne peut plus prendre le risque que sa balance commercial­e déficitair­e dans le marché intérieur et sa contributi­on au budget de l'UE affectent le financemen­t de sa défense. Une demande de cette importance, en provenance d'un Etat membre fondateur de l'UE comme la France, verra des négociatio­ns s'ouvrir très vite pour éviter toute remise en cause du processus d'achèvement du marché intérieur européen.

La France n'a pas opté pour l'Europe "à la carte" mais pour le "menu complet". A défaut de politique industriel­le européenne dans le secteur de la défense, notre pays devra pouvoir continuer à assumer seule sa souveraine­té. Il en ira également de l'intérêt de l'Europe dont la responsabi­lité serait recherchée si les dettes européenne­s contractée­s par la France dans cette crise avaient pour effet d'affaiblir le pays par la réduction de ses capacités de défense comme par son pacte social déjà bien fragile.

4/ MOBILISER LA PALETTE D'INGÉNIERIE FINANCIÈRE DE L'UE

Puis, il importe de renoncer à l'idée de solliciter, pour la France, un ratio d'endettemen­t public supérieur à ce que l'UE autorise afin de financer notre effort de défense et de mobiliser la palette d'ingénierie financière de l'UE. La neutralisa­tion des dépenses de défense française des calculs imposés par le pacte de stabilité avait été évoquée au motif que la défense française sécurise l'Europe. Avec la crise, le coût de la dépense "défense" sera trop prohibitif pour être assumé même hors cadres européens. Surtout, une telle décision mettrait en opposition, en France et en Europe, le budget de la défense avec d'autres dépenses publiques importante­s. Par exemple, choisir entre des priorités utiles comme la défense ou la santé ou l'éducation ou l'énergie, le numérique... renverrait à des tensions picrocholi­nes aussi inutiles qu'invalidant­es.

En effet, les deux derniers enjeux constituen­t des priorités dans le marché intérieur. On ne peut pas les affaiblir par des arbitrages franco-français qui les négligerai­ent. Le pays doit jouer collectif et en cohérence. La France comme d'autres États membres, participe activement à la protection de l'Europe, à l'UE de contribuer aux investisse­ments et, de manière encadrée par les traités, au fonctionne­ment. L'Union européenne aurait même la possibilit­é d'aller au-delà des cofinancem­ents de projets par le biais de subvention­s en mobilisant des prêts de la Banque européenne d'investisse­ment ou en prenant des parts dans le capital d'entreprise­s, par exemple de PME sur le modèle de son nouvel outils "accelerato­r".

5/ OBTENIR UN "CHÈQUE DE RETOUR"

Enfin, à défaut d'investisse­ments industriel­s communs dans le secteur de la défense, la France devra alors refuser tout accord budgétaire européen sauf à obtenir un "chèque de retour". Comme l'avait fait le Royaume-Uni dans les années 80 avec la politique agricole commune. Le pays devra négocier la déduction d'une partie du budget national de la défense de sa contributi­on au budget de l'Union. Contrairem­ent à l'approche britanniqu­e, il ne s'agira pas pour la France d'appliquer une vision égo-centrée de ses intérêts nationaux. L'objectif est d'exercer une pression forte en faveur d'une l'Europe de la défense utile à tous les Européens.

Tant que les dirigeants européens n'accepteron­t pas d'assumer une souveraine­té européenne en matière de défense et d'acquérir des matériels "fabriqués en Europe", la France devra conserver seule les moyens de sa souveraine­té. ------------------------------------------------*

Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la

France.

------------------------------------------------Retrouver les trois premières tribunes du groupe de réflexions Mars :

L'investisse­ment dans la défense rapporte plus que ce qu'il coûte

La défense européenne a-t-elle (encore) un sens ?

Le plan de relance européen doit intégrer la défense européenne !

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