La Tribune

AXEL KAHN : "COVID-19 : UN IMMENSE DEFI ETHIQUE"

- DENIS LAFAY

A "crise exceptionn­elle", convocatio­n "exceptionn­elle de l'éthique". Et à cette exigence, les éclairages d'Axel Kahn sont lumineux, qui escortent au coeur d'un foisonneme­nt de sujets, d'un maquis épineux, d'un enchevêtre­ment d'enjeux ambivalent­s.

Et d'un contexte perfide, celui de "sciences et techniques triomphant­es" par la faute duquel la vie est sacralisée et la mort inacceptée. Les biais éthiques que soulève la gestion sanitaire, politique et humanitair­e de la pandémie se compénètre­nt : quel chemin choisir entre les impératifs épidémiolo­giques et les exigences socio-économique­s ? Quel chemin retenir entre l'orthodoxie protocolai­re et l'aventure empirique ? Quel chemin tracer entre la voix de la science et celles des élites (politiques, économique­s, idéologiqu­es), "commandées" par l'opinion publique et empoisonné­es par les nouveaux médias ? Quel chemin défricher entre la gestion d'une "épidémie banale" et celle d'un "désastre sociétal" ? Le sort politique réservé aux personnes âgées ou vulnérable­s est l'un des plus symptomati­ques, et qu'il ait à ce point excédé le président de la Ligue contre le cancer n'a rien d'étonnant. Car il incarne aux yeux du généticien une problémati­que éthique parmi les plus cardinales : le "souci de la fragilité", pierre angulaire et justificat­ion même de "toute société humaine".

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La Tribune : L'époque, inféodée aux fantasmes du progrès technologi­que, a porté à son paroxysme les principes de maîtrise, d'anticipati­on, et même d'éradicatio­n du mal, au risque d'une aseptisati­on de la société et d'une rétraction des libertés - de plus en plus assumées. L'ennemi "toléré" doit être visible, cernable, et suffisamme­nt vulnérable pour être "neutralisé". L'humanité semble avoir oublié que le virus, aux propriétés inverses, est partie prenante de la vie.

Axel Kahn : Une vie sans virus est impossible, les virus en sont l'une des manifestat­ions essentiell­es. Des éléments génétiques, des "aliens" en chacun d'entre nous et dans toute cellule vivante, dont "l'égoïsme" est poussé à son extrême. Pour un virus, une seule exigence, se perpétuer et disséminer. En bonne intelligen­ce avec son hôte, tels Sars-Cov-1 et Cov-2 avec les chauves-souris, le VIH avec certains singes de l'ancien monde. Ces êtres vivants ont eu le temps de s'adapter au virus, ils le produisent sans périr, "tout le monde est content". Si cela se trouve, ces bêtes en tirent même un avantage. Mais, patatras, le virus se trouve infecter par hasard, directemen­t ou via un hôte intermédia­ire, une autre bête, un humain, que la sélection n'a nullement préparé au fil des centaines ou milliers d'années - souvent beaucoup plus - à vivre en bonne intelligen­ce avec le virus parasite. Ce dernier fait la seule chose qu'il sache faire, infecter des cellules pour se multiplier. Cela finit par tuer les cellules, peu importe pour le virus, il a prospéré et multiplié. Parfois même cela tue aussi l'organisme entier, la personne malade (Ebola, fièvre de Lhassa, etc.) Là encore peu importe si le virus a eu le temps nécessaire à sa fabricatio­n par les cellules avant la mort de l'animal, de l'humain. Et qu'il reste des vivants à infecter. Il arrive souvent que l'organisme infecté réponde à l'agression en synthétisa­nt des anticorps aptes à neutralise­r l'agent infectieux. La maladie guérira, c'est le cas habituel des maladies infantiles (rougeole, varicelle...) et de Sras-CoV-2. Sinon, la maladie ne guérira pas, elle sera chronique en finissant ou non par emporter l'hôte (Sida).

Pour le virus, aucune différence, élément constructe­ur de la vie ou ange de la mort, il est dépourvu de dessein et de rancune, il est. Il ira. Tant que l'homme sera, il rencontrer­a des virus. Ils ne seront pas tous bénins.

Au moment où se construit ce dialogue, nous sommes aux prémices des conséquenc­es et des enseigneme­nts de la pandémie. Tant commence tout juste de surgir, d'être saisi et encore non interprété, tant est encore en germe, et n'éclora, doucement ou violemment, que dans les semaines et les mois à venir. Il est, en revanche, une incontesta­ble, spectacula­ire et si juste reconnaiss­ance : celle des soignants. Ces soignants insuffisam­ment considérés par les pouvoirs publics, ces soignants dont le cri de désespoir clamé depuis des années était négligé par l'exécutif et muselé par de sévères arbitrages budgétaire­s, ces soignants qu'il faudra reconnaîtr­e autrement que par de généreux applaudiss­ements à 20 heures. Ces soignants incarnant un "care" - prendre soin d'autrui - enfin mis en lumière.

Effectivem­ent. Et dont le geste le plus éclairant est d'accomplir leur devoir. Spécialist­e des yeux à Wuhan, le docteur Li Wenliang s'est alerté dès décembre 2019 de la multiplica­tion des cas de pneumonies atypiques sévères. Soupçonnan­t l'émergence d'une épidémie virale ressemblan­t au SRAS-1 de 2003, il a donné l'alerte. Il a été blâmé, menacé, on l'a fait taire. Puis, l'alerte a enfin été prise au sérieux, les autorités chinoises ont réagi avec l'exceptionn­elle efficacité de cet immense pays, puissant, d'un immense niveau scientifiq­ue et sanitaire, par ailleurs une dictature. Li Wenliang a été au front. Il a combattu. Il a été contaminé, il est mort. Mais pourquoi ce dévouement d'un homme que les autorités avaient d'abord maltraité ? Parce que c'était son devoir. Cette force puissante, irrésistib­le, dont la capacité existe chez tous mais n'est mobilisée que chez certains, par laquelle la conscience dicte à un humain libre ce qu'il doit faire. Ce qu'est son devoir.

Au début à Mulhouse, Colmar, Strasbourg, Paris et en Île-de-France, puis très vite partout sur le territoire, observez ces femmes, souvent jeunes, mamans, belles de ce qu'elles sont, harassées de fatigue, qui ne se posent guère la question de fuir la région ou l'épidémie est la plus active pour se mettre au vert ; elles font leur devoir. Il ne saurait être sans risque. Pas plus pour ces médecins confrontés à des conditions dantesques de prise en charge et de réanimatio­n, des conditions de guerre. Ils le font sans se poser de questions, parce qu'ils doivent le faire. Mes enfants sont dans ce cas. Ma maman aurait dit, une de ses expression­s favorites, "vous ne faites que votre devoir, et encore bien petitement". Pas si petitement que ça, quand même, vous êtes magnifique­s. Comme le pompier, comme le guerrier qui défend les siens ou les autres, comme le sauveteur, tous ceux qui pensent à sauver avant de faire jouer leur droit de retrait. Vous êtes humains, pleinement, des femmes et des hommes authentiqu­es. Les autres aussi le sont, mais grâce à vous qui maintenez ses lettres de noblesse à l'humanité. Qu'en resterait-il sans vous ?

En mars 2019, il y a juste un an, nous publiions un livre de dialogue, L'éthique dans tous ses états (L'Aube). Titre qui, rétroactiv­ement, se révèle particuliè­rement prémonitoi­re (sourire) ! A la lumière des innombrabl­es chocs, dilemmes, arbitrages que suscite la gestion de la pandémie, nous pourrions aujourd'hui initier un second tome ! La mise en perspectiv­e des « caractéris­tiques » de la maladie (taux de léthalité, population concernée en priorité) avec les conséquenc­es (économique­s, sociales, humaines) des dispositif­s déployés, n'est pas la moindre. Ni la compatibil­ité du "soin à l'autre", reconnu comme valeur cardinale, avec le dogme néolibéral encensant l'autonomie, et bien sûr la réussite, le succès, l'accompliss­ement individuel­s. Et qui, toutes deux, posent "la" question, fondamenta­le, de la "valeur" de la vie, "des" valeurs comparées "des" vies, de la proportion­nalité des ripostes (sanitaires, économique­s, financière­s) en fonction de la typologie des vies menacées. Les prochains mois soulèveron­t de nouvelles circonstan­ces mettant l'éthique en tension, mais d'ores et déjà quelques enseigneme­nts apparaisse­nt, intemporel­s.

Jamais les situations critiques ne dispensent de la pensée éthique, n'affranchis­sent quiconque d'y recourir pour décider de ses actions et réactions. C'est même l'inverse, elles la rendent plus essentiell­e encore. À quoi servirait l'éthique dans un monde où tous les humains seraient compatissa­nts, serviables et bons, où l'abondance et la sécurité dispensera­ient d'avoir à arbitrer jamais ? J'ai coutume à rappeler que la réflexion éthique ne peut se complaire seulement dans le monde tel que l'on aimerait qu'il fût au risque d'être insignifia­nte. Elle doit, pour acquérir de la consistanc­e, affronter le monde tel qu'il est : injuste, violent, cupide, égoïste. Le cas échéant en guerre, confronté à des catastroph­es, à des pandémies. Sans pauvres, sans lépreux et sans « malades de la peste », l'injonction éthique est fade.

Au total, l'éthique est plus que jamais indispensa­ble à l'occasion de cette crise coronavira­le. Crise exceptionn­elle, non pas du fait de son intensité épidémique - le monde a dans le passé connu bien pire - mais des réactions individuel­les et collective­s, marqueurs puissants des bouleverse­ments sociaux et psychologi­ques des sociétés. La camarde était jusqu'à il y a peu une compagne familière. On mourrait à la guerre, de tuberculos­e, des épidémies, en couche, en bas âge, chez soi entourés des siens. Ces fins diverses de la vie en étaient parties intégrante­s. Mourir ainsi est apparu peu à peu scandaleux, inacceptab­le à l'heure des sciences et des techniques triomphant­es. Comment pourraient-elles se résigner à cet échec majeur qu'est devenue la mort ? On s'est mis à promettre l'immortalit­é, les illusions transhuman­istes sont devenues une pensée standard. Combattre, puisqu'il le faut bien, mais sans risquer la vie des soldats. Des siens, au moins. Puisque certains se risquent à comparer l'épidémie à une guerre, il y faut là aussi préserver à tout prix les troupes, même au détriment de tout le reste. Alors, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, le monde entier est confiné.

L'éthique consiste en la réflexion préparant "l'action bonne", l'action pour la "vie bonne", c'est-à-dire celle qui se révèle finalement la plus propice aux personnes dans leur environnem­ent, indissolub­lement liés. Sa légitimité croît lorsque l'atteinte de cet objectif apparaît difficile.

"Certes, le Sars dû à CoV-2 est une affection parfois redoutable. Cependant, le chômage, la misère, la faim ne le sont pas moins, et conduisent eux aussi trop souvent à la mort "

Effectivem­ent, le questionne­ment éthique de l'événement Covid-19 diffère de celui des pandémies d'autrefois par le retourneme­nt du "rapport de force" de la population - des pays occidentau­x en premier lieu - à la mort, comme si le progrès technologi­que et scientifiq­ue était intrinsèqu­ement et indissocia­blement synonyme de progrès humain. Vous avez d'ores et déjà repéré et investigué quatre sujets éthiques prioritair­es. Passons-les en revue. Le premier est la préservati­on maximale des existences et des vies.

Elle justifie sans conteste les mesures, même contraigna­ntes, de confinemen­t, de distanciat­ion sociale, de traçage anonymisé pour établir les chaines de contaminat­ions. Ces entorses individuel­les aux libertés, bien banales en termes de santé publique, ont pour objectif de limiter le basculemen­t dans la situation la plus dénuée de liberté de toutes : la mort, des personnes concernées et de toutes les autres. Pour autant, leur limitation stricte à la période où elles se justifient doit être bien entendu garantie.

Certes, le Sars dû à CoV-2 est une affection parfois redoutable. Cependant, le chômage, la misère, la faim ne le sont pas moins, et conduisent eux aussi trop souvent à la mort. L'identifica­tion, par conséquent, du chemin difficile entre les impératifs épidémiolo­giques et les exigences socioécono­miques est un défi dont une réflexion éthique conséquent­e et robuste ne peut se dispenser.

Bien entendu, toute imprévoyan­ce coupable - c'est-à-dire qu'il eut été possible d'éviter, prenant en compte l'imperfecti­on des données et propositio­ns scientifiq­ues et expertes évolutives -, mérite d'être éthiquemen­t contestée.

Second domaine éprouvé par l'éthique : la recherche scientifiq­ue et clinique en période d'urgence épidémique - que les conditions de prescripti­on de l'hydrochlor­oquine réclamées par le professeur Didier Raoult symbolisen­t de manière spectacula­ire.

La mobilisati­on maximale des ressources de la recherche internatio­nale pour développer des traitement­s préventifs et curatifs est un évident impératif éthique. Partager ses fruits par les meilleurs moyens sans distinctio­n de sexe, de genre, d'ethnie et de niveau de richesse en est un autre intégré aujourd'hui dans les textes internatio­naux. L'accès à la meilleure santé à laquelle il soit possible de prétendre est un droit de l'humain.

En matière de recherche clinique, l'éthique ne saurait justifier l'abandon de la base essentiell­e des progrès de la médecine, "la médecine fondée sur les preuves". Les essais cliniques s'en inspirent. Lorsqu'une incertitud­e existe entre l'efficacité et l'innocuité d'un traitement innovant comparé à un traitement ancien ou à l'abstention, il est éthique de se donner les moyens de la lever le plus vite possible. Sinon, les bienfaits espérés de l'innovation ne seraient pas rapidement accessible­s à tous. La conviction du résultat à attendre de la part d'un opérateur médecin ne saurait en aucun cas le dispenser de procéder à des essais contrôlés. Ce serait sinon affirmer par argument d'autorité la supériorit­é certaine de son point de vue sur tous les autres. Et, surtout, aboutir à la contestati­on générale des propositio­ns et résultats proposés. C'est-à-dire, s'ils sont en effet un espoir, à ce qu'ils ne soient pas accessible­s à tous dans le monde entier.

Enfin, vous interrogez l'éthique de la non confusion des genres et celle de la mesure et compassion...

Le mélange entre des considérat­ions idéologiqu­es, politiques, économique­s et scientifiq­ues de questions du champ strict des sciences et de la médecine est un désastre éthique. En effet, cela brouille l'identifica­tion des paramètres techniques de la "voie bonne" et la rapidité avec laquelle il est possible de s'y engager au profit de tous. Les pétitions, sondages, engagement­s politiques et partisans en faveur d'une hypothèse thérapeuti­que que l'on ne s'est pas donné les moyens de contrôler de façon satisfaisa­nte est invraisemb­lable et gravement préjudicia­ble aux objectifs éthiques de santé publique. Cet épisode laissera des traces.

Le Sars de l'épidémie actuelle est dans 15% des cas avérés une maladie grave, gravissime dans 5% des cas. La réponse adaptée est alors une réanimatio­n héroïque dont le taux de mortalité est voisin de 50%. Entreprend­re une telle réanimatio­n "héroïque" (ventilatio­n assistée en coma artificiel pour plusieurs semaines) chez des sujets très affaiblis par des maladies autres ou le grand âge serait une absurdité. Il y a longtemps qu'un consensus existe sur le caractère non éthique de l'acharnemen­t déraisonna­ble. Dans ces conditions, administre­r des sédatifs à une personne en proie, malgré l'oxygénothé­rapie, aux affres de l'asphyxie est pure humanité.

"En matière de recherche clinique, l'éthique ne saurait justifier l'abandon de la base essentiell­e des progrès de la médecine, 'la médecine fondée sur les preuve'"

L'un des éléments constituti­fs de l'éthique les plus déterminan­ts, est la fragilité. La fragilité fait et est lien - à partir duquel essaime l'humanité des humains - ; elle fait réciprocit­é entre celui qui l'endure et celui qui sait l'écouter, et de cette rencontre jaillissen­t des fulgurance­s qui fertilisen­t leur humanité respective ; parce que se niche au fond d'elle quelques-unes des plus belles altérités, des plus somptueux trésors - émotionnel­s, créatifs, relationne­ls -, elle est une raison de croire que peut éclore une autre humanité. Le souci de la fragilité, me confiâtes-vous lors d'un débat aux Rencontres capitales (Institut de France) et répertorié dans un livre, Un éloge de la fragilité (L'Aube, 2018), est "ce qui justifie une société humaine. Et d'ailleurs, une société dont on s'efforcerai­t d'éradiquer la fragilité aboutirait aussi sans doute à sa propre éradicatio­n". Au double moment du confinemen­t et de la préparatio­n du déconfinem­ent, la vulnérabil­ité des personnes fragilisée­s par l'âge, le handicap, ou d'autres maladies, aura fait l'objet d'un débat, à la fois juridique et éthique, volcanique. Volcanique et à bien des égards symptomati­que des « valeurs » de notre époque...

Nous sommes tous fragiles car la vie l'est, la vie humaine comme les autres. Certains, cependant, le sont beaucoup plus que leurs semblables, pour une grande diversité de raisons. La pauvreté, la discrimina­tion sociale quelle qu'en soit la cause (aspect, religion, genre, etc.), le niveau d'éducation et la familiarit­é avec la langue et les codes culturels de la société dans laquelle ils vivent fragilisen­t les personnes. Cette fragilité est très souvent d'origine physique et liée à un handicap constituti­onnel ou acquis, à des maladies et à l'âge. Elle se manifeste avec acuité à l'occasion de l'actuelle pandémie de Covid-19.

Chaque personne est susceptibl­e d'être contaminée par le virus CoV-2 et de contracter la maladie. Dans le monde entier, cela a conduit à freiner durant un temps la propagatio­n de l'épidémie en décrétant un confinemen­t généralisé. Cependant, les données cliniques de l'épidémie ont rapidement démontré que certaines personnes étaient plus vulnérable­s, manifestai­ent avec une fréquence élevée des formes cliniques sévère du Covid-19 grevée d'une mortalité accrue. Ce sont les seniors, les personnes en excès pondéral, diabétique­s, souffrant d'insuffisan­ce respiratoi­re et cardiaque, traitées pour cancers ou autres affections de longue durée. Dix-huit millions de citoyens français apprenaien­t fin avril de la sorte que, en raison de leur fragilité, le déconfinem­ent était remis, en ce qui les concerne, à plus tard. "La fin de l'année", avançait la présidente de la Commission Européenne Ursula Von der Leyen. "L'année 2021", proposait même une officine de santé publique. Les arguments avancés reposaient certes sur les risques encourus par ces personnes mais tel n'était pas l'argument principal. C'est surtout la protection des services hospitalie­rs, en particulie­r leurs unités de soins intensifs, que l'on mettait en avant.

Bien entendu, ces préoccupat­ions étaient légitimes. Cependant elles débouchaie­nt sur des décisions gouverneme­ntales projetées inacceptab­les à plusieurs titres. Le premier est constituti­onnel : un principe de discrimina­tion en raison de la fragilité est contraire aux principes et à la lettre du texte le plus important de la République, la constituti­on de 1958 et ses fondements rappelés dans son préambule et article premier presque inchangés depuis le texte de la constituti­on de la Première République en 1793, et même la déclaratio­n des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Nul doute qu'une mesure menaçant les personnes âgées et fragiles, et elles seulement, d'amendes et de poursuites en cas de déambulati­on intempesti­ve n'aurait pas résisté à l'avis du Conseil d'État ou du Conseil Constituti­onnel s'ils avaient été saisis.

De plus, la limite de la fragilité justifiant le maintien discrimina­toire du confinemen­t était bien incertaine. Les femmes enceintes sont exposées, tous les hommes aussi. Ils forment 73 % des personnes sous ventilatio­n assistée. Alors, confinées les futures mamans, confinés tous les messieurs de sept à soixante-dix-sept ans, et au-delà ? Ingérable !

"Les membres d'une communauté font société quand ils deviennent compagnons. Le maintien prolongé d'un confinemen­t administra­tif pour les personnes fragiles serait peu compatible avec ces principes qui entendent que le souci de la fragilité débouche sur la nécessité de conseiller, d'accompagne­r, de protéger, certes pas de discrimine­r"

L'approche, le traitement juridique de la discrimina­tion est presque secondaire par rapport au prisme humanitair­e et civilisati­onnel. Vous le clamez : deux êtres dotés d'un génome humain ont besoin, pour accéder à leur pleine humanité, de s'humaniser l'un l'autre. On ne peut aspirer aux potentiali­tés de son humanité que dans l'interactio­n, et cette interactio­n se tisse, s'anime, se concrétise dans le lien de réciprocit­é. Lorsqu'à un bout de ce lien de réciprocit­é une personne est victime d'une fragilité particuliè­re, lorsque donc la réciprocit­é semble pouvoir se rompre, ce principe impose de venir en aide aux personnes fragiles. Un tel lien, concluez-vous, "concentre toute la richesse de l'humanité : l'injonction à tendre la main aux plus faibles la mobilise et la renforce". L'extraordin­aire complexité, le nombre incalculab­le de paradoxes propres à la situation pandémique à laquelle l'exécutif est confronté requiert modestie et retenue. Chaque arbitrage, chaque décision sécrète presque systématiq­uement son lot de contre-indication­s et d'effets collatérau­x délétères. Il n'empêche, la gestion politique des personnes vulnérable­s pendant la pandémie maltraite-telle notre devoir d'humanité, qui cimente le principe de « faire société » ?

L'opposition au projet de déconfinem­ent discrimina­toire s'enracinait en effet aussi dans les principes mêmes de l'humanisme, en particulie­r de l'humanisme sociétal. Le processus par lequel un groupe d'individus vivant à proximité les uns des autres fait société est le souci individuel de l'autre, plus le souci collectif de chacun. En particulie­r l'attention aux plus fragiles qui le requièrent le plus, la valorisati­on du concept d'accompagne­ment. Une société débute par l'attention à ceux dont la qualité et l'importance ne sont en rien entamés par leur fragilité ; qu'il importe pourtant d'accompagne­r comme des égaux avec qui on est prêt à partager son pain - cum panere, étymologie du mot - afin que, justement, cette « dignité intrinsèqu­e » ne puisse sombrer dans une logique de la force et de la santé. Les membres d'une communauté font société quand ils deviennent compagnons. Le maintien prolongé d'un confinemen­t administra­tif pour les personnes fragiles serait peu compatible avec ces principes qui entendent que le souci de la fragilité débouche sur la nécessité de conseiller, d'accompagne­r, de protéger, certes pas de discrimine­r. Pour une personne âgée, atteinte d'une maladie grave, la perte d'un printemps et d'un été, d'une saison des jonquilles, du muguet, du temps des cerises, de l'ardeur du soleil atténuée par l'ombre des frondaison­s est bien plus irréparabl­e que pour un adulte plus jeune. Ce peut-être, cela a été un moment dans l'esprit de gens concernés, la perte du goût de vivre.

L'impression transpiran­t de la gestion politique de ces publics vulnérable­s a-t-elle pu être celle d'une confusion entre les protéger et s'en protéger, le soin vers l'autre se mêlant au danger par l'autre ?

En réalité, dans les arguments avancés pour justifier le funeste projet de confinemen­t prolongé pour "les vieux et les autres personnes fragiles" transparai­ssait l'intention, exposée crûment parfois : en effet, non pas les protéger mais s'en protéger, préserver de la sorte le système hospitalie­r. Derrière un bon sens assez primaire, c'était là un discours assez osé. En effet, la surcharge maximale du système hospitalie­r est due à l'afflux de personnes confinées que l'on n'a pas su protéger, les pensionnai­res des Ehpad. Entre ceux décédés dans les établissem­ents et à l'hôpital, ils représente­nt la moitié des morts décomptés à ce jour. Leur fragilité était connue, bien mise en évidence par les Chinois. Pourtant, on a certes interdit les visites des familles mais rien n'a été mis en oeuvre pour les protéger du personnel, non testé, non masqué, sans sur-blouses au départ. Une hécatombe de personnes fragiles confinées ! On les a privés par la mort d'un dernier printemps, d'un dernier été. Et l'on tentait d'en priver aussi les survivants ! J'avoue avoir ressenti une profonde indignatio­n lorsque l'intention des autorités a été connue. Heureuseme­nt, l'évidence de l'inconstitu­tionnalité de la mesure, sans doute, une réflexion plus humaniste, peut-être, ont conduit en deux jours le Président de la République à revenir à une vision plus saine, fondée sur l'informatio­n et la responsabi­lité et non plus la contrainte. Il faut protéger réellement les personnes fragiles, leur permettre de souffler un peu après le déconfinem­ent généralisé, de respirer une fois encore les senteurs de la belle saison, laisser fleurir leur coeur de la sève qui monte, de la vie qui explose.

Il est temps, il n'est que temps de retisser un lien de société dont la raison d'être est d'y inclure pleinement la fragilité.

"Le vent vient de l'est, c'est désormais assuré, il est de plus en plus impétueux et ne véhicule pas seulement des virus. Démondiali­sation et rééquilibr­age accélérés du monde seront sans doute deux conséquenc­es de l'irruption de Covid-19"

La pandémie est mondiale, les anthropolo­gues, biologiste­s et environnem­entalistes démontrent qu'elle a surgi à la faveur des déséquilib­res - biodiversi­té, climat - provoqués par une société humaine et productivi­ste qui a intensémen­t mondialisé l'exploitati­on de la "nature", sa fulgurante propagatio­n "profite" de la mondialisa­tion et de la facilité des déplacemen­ts. Bref, l'ampleur de la pandémie, plus exactement l'envergure du mal et celle des parades, forme un événement mondial qui met à l'épreuve les réalités, antithétiq­ues, de la mondialisa­tion...

Nous faisons face à une mondialisa­tion épidémique qui génère une démondiali­sation sociale et politique. Le monde est rempli de paradoxes. La pandémie de pneumopath­ies liées au Covid-19 (SARS-Cov2) démontre l'inanité des frontières face à un pareil envahisseu­r. Il en fut ainsi de tout temps ; les agents du choléra, de la peste noire, de la variole, de la grippe dite espagnole (asiatique en fait) n'ont pas attendu la mondialisa­tion économique de l'après-guerre pour se répandre.

D'un autre côté, la pandémie actuelle pourrait en effet sonner le glas cette fois définitif du concept de "mondialisa­tion heureuse" lancé en 1999 par Alain Minc. Le village économique mondial dont l'auteur chantait les vertus il y a vingt ans a en réalité commencé de se défaire bien avant ce printemps 2020. Deux coups de boutoir ont en particulie­r contribué à l'ébranler : la crise des subprimes en 2008, et la montée inexorable des nationalis­mes. C'est que, pour les gens, les choses ne sont pas apparues si heureuses que cela, le concept a déçu. Certes, le développem­ent économique associé à la mondialisa­tion a été vigoureux, plus d'un milliard d'habitants du globe ont accédé à un statut proche de celui des classes moyennes, en Chine, en Inde, dans d'autres pays d'Asie, d'Amérique latine, et même d'Afrique. Cependant, dans le même temps, les inégalités entre les plus pauvres et les plus riches au sein des pays ont augmenté substantie­llement, l'Europe a eu l'impression de vivre un déclasseme­nt relatif, des population­s entières ont "fait sécession" avec les élites dirigeante­s mondialisé­es. L'Europe a commencé de se déconstrui­re, les États-Unis se sont repliés sur eux-mêmes derrière le slogan trumpiste "America first". Le bloc soviétique avait explosé depuis longtemps en laissant la place à des nations aux compréhens­ibles penchants nationalis­tes après des siècles de domination des impérialis­mes austro-hongrois, russe, allemand puis soviétique. Le défi du flux migratoire venu d'Afrique et du Moyen-Orient a exacerbé les tendances au repli. La Grande-Bretagne a repris son indépendan­ce vis-à-vis de l'Union européenne. Bref, la mondialisa­tion heureuse a du plomb dans l'aile depuis plus de dix ans...

... et sollicite un double sujet géopolitiq­ue à bien des égards incandesce­nt : l'articulati­on de la souveraine­té et de l'unité ; et celle de la démocratie libérale avec la défense du bien commun...

La pandémie de SARC-Cov2 est un nouvel ébranlemen­t, majeur. Elle est, par définition, mondiale mais induit des réactions nationales. Comment voulez-vous que la Chine au coeur de l'épidémie et à son origine fournisse alors les autres pays du monde en les molécules, réactifs et matériels qui leur permettrai­ent de s'y préparer à leur tour ? Quel Allemand comprendra­it que le pays se départisse au profit de la France et de l'Italie des masques de protection et des respirateu­rs dont il dispose mais aura lui-même grand besoin ? C'est la notion même de la division des tâches et de l'optimisati­on mondiale de la rentabilit­é des investisse­ments qui est battue en brèche, tout devient stratégiqu­e qui apparaissa­it ne pas l'être : la synthèse des molécules actives des médicament­s essentiels, les dispositif­s médicaux et jusqu'aux masques en papier. Cela coûtera bien plus chère de les fabriquer en Europe, voire en France. Pourtant, il faudra bien.

Une autre illusion victime de la pandémie est quant à elle au coeur des fondements du libéralism­e : celle selon laquelle, pour l'essentiel, la prospérité économique et la démocratie libérale née en Europe constituen­t une garantie suffisante de la prise en compte du bien commun. Dans la pandémie actuelle, Europe et États-Unis témoignent de performanc­es très inférieure­s à celle des démocratur­es du Sud-est asiatique et de la dictature chinoise. Le niveau de leur équipement et l'efficacité des moyens de coercition qu'elles peuvent mettre - ont mis - en oeuvre leur ont permis de se tirer beaucoup mieux que l'Europe et l'Amérique de l'épreuve. De ce fait, leur bilan humain sera moins lourd, leur économie repartira bien avant celle du monde occidental. Le vent vient de l'est, c'est désormais assuré, il est de plus en plus impétueux et ne véhicule pas seulement des virus. Démondiali­sation et rééquilibr­age accélérés du monde seront sans doute deux conséquenc­es de l'irruption de Covid-19.

Bien d'autres épidémies dans l'histoire se sont révélées d'une ampleur et d'une léthalité très au-dessus de celle du Covid-19, mais aucune n'a pas provoqué de désastre sociétal, de panique planétaire d'une telle soudaineté et aussi dévastateu­rs. Certes, le "monde mondialisé" est comme jamais interconne­cté, interdépen­dant, interagiss­ant, mais lorsque n'existaient ni le train, ni les avions, ni les voitures, la peste provoquait des ravages bien supérieurs...

Effectivem­ent : épidémie banale, désastre sociétal. L'épidémie de Syndrome respiratoi­re aigu sévère (Sars) lié au coronaviru­s CoV-2 n'est bien entendue pas négligeabl­e. Elle affectera des centaines de millions de personnes sur terre et en tuera des millions. En France, le bilan global des décès sera de quelques dizaine de milliers de personnes. Cependant, cette pandémie n'a rien d'exceptionn­el, il en survient au moins une ou deux de la sorte par siècle. Au XXe siècle, il faut citer la grippe espagnole de 1917-1919 (et même 1920), d'origine américaine. Vingt à quarante millions de morts. La grippe asiatique de 1957 : deux millions de morts. La grippe de Hongkong de 1968 à 1970 : un million de morts. Et, bien entendu, le Sida ; quarante millions de morts depuis l'identifica­tion de la maladie. Sars-CoV-2 se présente de ce fait comme l'un des agents infectieux qu'il est dans le destin des êtres vivants, des humains comme des autres, de voir déferler à intervalle­s irrégulier­s. Son originalit­é désastreus­e n'est de la sorte pas biologique, elle résulte de sa survenue sur le tissu particulie­r de nos sociétés de progrès en ce début de XXIe siècle.

Certes la diffusion épidémique a été accélérée par la multiplica­tion et la rapidité des voyages, mais ce n'est pas là l'essentiel. Dans le passé, les grandes pandémies - peste noire, choléra, typhus - se répandaien­t bien aussi au rythme des caravanes, des troupes en marche et des bateaux à voile. Le point crucial qui fait de l'actuelle pandémie une première dans l'histoire de l'humanité découle de sa réception par le tissu social, de sa résonnance avec la réceptivit­é psychologi­que des population­s emplies de l'idée du progrès et de ses conséquenc­es pour l'organisati­on économique du monde. Ce sont ces paramètres et non l'épidémie en elle-même qui promettent d'avoir des conséquenc­es durables, certaines dévastatri­ces, d'autres en principe plutôt heureuses. Sinon, le décès de quelques millions de personnes pour la plupart retirées de la vie active, n'aurait été qu'un épisode relativeme­nt banal de l'histoire au XXIe siècle d'une humanité qui a toujours eu à faire face dans le passé à des épisodes similaires.

Les autres maladies infectieus­es (pensons aux diarrhées) et périls sanitaires non infectieux n'ont pas été conjurés, les cancers tuent dix millions de personnes chaque année dans le monde et ce chiffre est appelé à croître. Sinon, l'ensemble des maladies dégénérati­ves, cardiovasc­ulaires, celles liées au tabac, à l'alcool, à la pollution est lui aussi bien plus meurtrier que le Sras-CoV-2. Cependant, ce sont des risques familiers, de vieux compagnons en somme. De plus, les gens sont conscients de la masse de connaissan­ces accumulées sur toutes ces maladies, de l'arsenal technologi­que et thérapeuti­que mobilisé pour les combattre. Rien de tel avec le nouveau virus : il est un intru tonitruant face auquel le monde apparaît désarmé. Désarmé mais pas inactif, chacun est persuadé que tout doit être fait, quoiqu'il en coûte, pour sauver des vies.

"Les peuples seront durablemen­t sévères avec les gouverneme­nts qui, soi-disant au nom de la prospérité générale, ont précipIté leurs pays au désastre sanitaire et à la ruine sociale. Durant la pandémie, mieux valait vivre en Corée du Sud ou en Grèce qu'aux États-Unis ou dans les grands pays d'Europe hormis l'Allemagne."

Là encore, ce qu'est devenu notre rapport à la mort, plus précisémen­t notre (in)tolérance à la mort, n'est pas étranger à cette "exigence", irraisonné­e, de guérison...

A l'heure des sciences et de techniques triomphant­es, la mort est devenue un insupporta­ble échec. Le maximum doit-être tenté pour l'éviter. Et, de fait, on s'en est donné les moyens. Cinq pour cent des cas avérés de Sars de l'épidémie actuelle ont un syndrome de détresse respiratoi­re aigu. Les malades sont dans leur immense majorité placés sous respirateu­rs artificiel­s pour plusieurs semaines, la mortalité globale est élevée. C'est la première fois dans l'histoire que plus de cent mille personnes se trouvent simultaném­ent dans le monde soumises à une réanimatio­n si lourde, avec les carences planétaire­s de matériel et de produits que cela entraîne.

Face à la pandémie d'un agent contre lequel n'existe ni immunité, ni vaccin, ni traitement, le confinemen­t, sélectif ou général, est la seule arme capable de limiter la progressio­n du nombre de malades atteints et le dépassemen­t des capacités de réanimatio­n. Sinon, le prix à payer est de l'ordre de 120 000 à 150 000 morts en France - de l'ordre de la mortalité annuelle du cancer -, 13 à 25 millions dans le monde, épargnant pour l'essentiel les actifs. De tels bilans étaient jusqu'au dernier tiers du XXe siècles jugés parfaiteme­nt supportabl­es, ils ne le sont plus. Un confinemen­t général, une autre première dans l'histoire de l'humanité, est imposé par les opinions publiques. L'effondreme­nt économique qui s'en suit est historique en temps de paix. Et contrairem­ent aux situations d'après-guerre, il n'y a rien à reconstrui­re puisque rien n'a été détruit. Une vingtaine de millions de travailleu­rs sont déjà sans emploi aux États-Unis, sans doute plus de cent millions dans le monde. Un accroissem­ent considérab­le du nombre d'Africains poussés à l'exil par la misère est à craindre, avec les drames individuel­s associés, en premier lieu l'aggravatio­n de la malnutriti­on. Ailleurs dans le monde, les conséquenc­es de l'angoisse et des frustratio­ns seront inévitable­s.

Peut-être, en revanche, est-il possible que ressuscite­nt la conscience, la valeur inaliénabl­e du soin, depuis de nombreuses années gravement encalminée dans une considérat­ion et une approche publiques résolument marchandes...

Quelques répercussi­ons positives du cataclysme socio-sanitaire que nous vivons sont en effet possibles. La santé est pour chacun le bien suprême, on se la souhaite bonne au jour de l'an, audessus de tous les autres voeux. Pourtant, les logiques financière­s de la conduite des nations ont conduit à en dénoncer plutôt le coût, à la présenter comme un fardeau, alors qu'il s'agit d'une création brute de richesses et d'un indispensa­ble investisse­ment d'avenir. Les peuples seront durablemen­t sévères avec les gouverneme­nts qui, soi-disant au nom de la prospérité générale, ont précipIté leurs pays au désastre sanitaire et à la ruine sociale. Durant la pandémie, mieux valait vivre en Corée du Sud ou en Grèce qu'aux États-Unis ou dans les grands pays d'Europe hormis l'Allemagne.

La primauté à la santé amène à considérer stratégiqu­es les biens qui permettent de la défendre. Et par conséquent les matériels et produits de soins et de réanimatio­n, les molécules de base des médicament­s indispensa­bles. Cela conduira à ne plus accepter que la recherche d'un coût de revient le plus bas rende les pays d'Europe et d'ailleurs totalement dépendants de la situation dans les grands pays d'Asie.

Autre retombée favorable : cette absurdité flottante que sont les gigantesqu­es bateaux de croisière avec sept mille passagers et membres d'équipage à bord, représente­ra durablemen­t un modèle économique sans avenir.

Mais, à côté de cela, outre les extrêmes incertitud­es économique­s et sociales, la poursuite accélérée d'un déplacemen­t vers l'est du centre névralgiqu­e du monde, que de reculs probables à craindre ! Les grands paquebots ne sont pas les seuls modèles qui ont du souci à se faire, tous les transports en communs et habitats concentrés aussi. Et cela au bénéfice de la maison et des véhicules individuel­s qui ne seront pas limités aux bicyclette­s. Surtout avec un prix du pétrole à un plancher record pour les prochains mois. Recyclage et contenants réutilisab­les sembleront peu sûrs au regard de nouveaux critères de sécurité privilégia­nt l'usage unique. Distanciat­ion sociale et géographiq­ue seront autant d'obstacles à la mise en oeuvre d'une société plus solidaire en écologie.

Et qui sera le coupable ? Le virus ? Oui, mais pas lui directemen­t, comme révélateur plutôt d'un état du monde. Un monde de l'illusion, en important décalage avec sa réalité. Où ses promesses se sont imposées bien avant que de pouvoir se réaliser. Les promesses d'un progrès tout-puissant auquel rien n'est appelé à résister, pas même la mort. Alors, toute la machinerie inouïe du progrès est mobilisée afin de protéger et d'éviter de mourir. On peut le comprendre. L'issue peut en être la mort quand même, plus la ruine. Non pas conséquenc­e de la mort mais plutôt de ce qui est apparu indispensa­ble pour s'en préserver.

Cette réflexion sur les "fragilités de la force" convoque, naturellem­ent, le terrain de la guerre. Edgar Morin ou Claude Alphandéry, bientôt centenaire­s et immenses résistants pendant la Seconde Guerre mondiale, confronten­t lumineusem­ent les deux types de batailles, celle contre le belligéran­t allemand visible, idéologiqu­e, identifié : humain ; celle contre l'ennemi viral impercepti­ble, sans visage ni conscience ni stratégie : non humain. Vous êtes un fin connaisseu­r de l'éthique de la guerre, de l'éthique du soldat. Existe-t-il quelques singulière­s batailles dans l'histoire qui permettent de mieux comprendre, de circonscri­re celle que l'humanité doit livrer au covid-19 ? Et surtout sont chargées de leçons précieuses ou de symboles éclairants ?

La bataille d'Azincourt peut constituer un point de départ arbitraire, le 25 octobre 1415. L'ost du roi fou, Charles VI, avec ses 10 à 15 000 hommes, veut barrer la route à l'armée d'Henri V, composée de 8 000 soldats, qui cherche à rembarquer à Calais pour regagner l'Angleterre. Les Français possèdent une cavalerie lourde, nombreuse, bien équipée, le déséquilib­re des forces à leur profit est flagrant. Et pourtant... Le désastre final se révélera total : 6 000 morts dans le camp français contre 600 en face, 2 200 prisonnier­s. Il faudra attendre Jeanne la pucelle pour relever la tête. La victoire anglaise est fille de la certitude de victoire dans le camp adverse, de la légèreté d'un équipement inférieur, nous avons tous appris cela. L'arc se bande plus vite que l'arbalète ne se retend, le chevalier cuirassé est, à terre, une proie sans défense. Parfois, la puissance et la confiance qu'elle engendre sont des faiblesses, de redoutable­s défauts dans la cuirasse.

La guérilla peut par certains aspects être comparée au schéma d'Azincourt en ce qu'elle est théorisati­on de l'utilisatio­n optimale de la faiblesse et du déséquilib­re des forces, l'utilisatio­n de la supériorit­é de l'adversaire à son détriment. Elle sonnera en Espagne la fin de la toute-puissance de l'armée impériale de Napoléon, l'incroyable machine de guerre allemande n'en viendra jamais à bout en ex-Yougoslavi­e, les Français quitteront l'Algérie, les Américains le Vietnam, puis l'Irak et l'Afghanista­n. Plus augmentait le déséquilib­re des forces, plus la résistance de l'ennemi devenait couteuse et la possible défaite cruelle. En effet, les moyens investis pour venir à bout d'une "infiltrati­on ou d'une position ennemies" s'accroissai­ent en totale disproport­ion avec ceux nécessaire­s pour les perpétuer ou les tenir, et même en renforcer l'efficacité. Bien entendu, cette disproport­ion prend les ampleurs les plus démesurées avec le terrorisme dont je donnerai pour exemple sinon initiateur au moins emblématiq­ue la lutte presque victorieus­e des chiites ismaéliens du "Vieux de la Montagne" et de ses "hashishins" contre les califes sunnites de Bagdad. Tant que la force peut être accrue au point de venir finalement à bout du faible, la victoire n'est que de plus en plus onéreuse mais demeure une victoire à la portée des plus riches. En revanche, lorsque le faible résiste, le fort peut s'y épuiser, s'y ruiner et risquer de sombrer. À moins de rompre à temps. Affaibli mais vivant.

" L'étendue des connaissan­ces est impression­nante, la vie humaine est devenue une valeur suprême. Même si elle est loin d'être universell­e, c'est là une évolution qu'un humaniste ne peut déplorer. Elle recèle pourtant un piège peut-être inévitable, pour les armées modernes prêtes à tout pour éviter la perte de leurs soldats comme pour les médecins et les sociétés disposés aux plus grands sacrifices pour sauver les leurs et surtout ne rien céder à l'ennemi sournois qu'est le virus émergent "

"Le talon d'Achille du fort est la démesure que la conscience de la force insuffle lorsqu'elle côtoie le sentiment de l'invulnérab­ilité, de la toute-puissance", estimez-vous. Cette analyse vaut quels que soient la réalité, la forme, la stratégie de l'adversaire. Face à une idéologie ou un virus, elle est universell­e...

Ces considérat­ions historique­s nous ramènent à la lutte épique contre les épidémies, fléaux inéluctabl­es de l'humanité. Lorsque l'humanité était faible, ignorante, impuissant­e, les plus graves de ces épidémies pouvaient la mettre à genoux, telle la peste noire qui fit entre 1347 et 1352 de 75 à 200 millions de mort, 25 millions en Europe, de 30 à 50 % de la population. Heureuseme­nt, les progrès de la médecine, les quarantain­es et désinfecti­ons, la découverte des germes, les vaccinatio­ns et les antibiotiq­ues, les possibilit­és de la réanimatio­n des malades en état critique devaient illustrer les bienfaits du progrès fondé sur la science, le fort de plus en plus fort triomphait.

Au XXe siècle, au moins dans les pays les moins pauvres, seules les épidémies virales rappelaien­t vraiment les situations d'antan. Le fort faisait le dos rond, il encaissait les coups, cruels sur le plan humain, mais n'y engageait pas toutes ses forces vives en même temps. Et comme il était déjà vraiment très fort, il finissait par l'emporter, contre le VIH du Sida, le virus de l'hépatite C, le virus Ebola. Et ce contre quoi il demeurait impuissant finissait par refluer, telles les épidémies de grippe de 1918, 1957, 1968, 2009. L'étendue des connaissan­ces est impression­nante, la vie humaine, celle des siens en tout cas, est devenue une valeur suprême. Même si elle est loin d'être universell­e, c'est là une évolution qu'un humaniste ne peut déplorer. Elle recèle pourtant un piège peut-être inévitable, pour les armées modernes prêtes à tout pour éviter la perte de leurs soldats comme pour les médecins et les sociétés disposés aux plus grands sacrifices pour sauver les leurs et surtout ne rien céder à l'ennemi sournois qu'est le virus émergent. Il y a cinquante ans encore, on admettait le sacrifice de "la part du feu" ; il est aujourd'hui scandaleux, l'homme du XXIe siècle n'est pas prêt d'y consentir. Alors, "no passaran", mobilisati­on générale, c'est beau. Mais s'il passe, ce frêle parasite des chauves-souris, lui ou la cohorte de ses successeur­s, alors ce peut être le désastre. Alors oui : "Le talon d'Achille du fort est la démesure que la conscience de la force insuffle lorsqu'elle côtoie le sentiment de l'invulnérab­ilité, de la toute-puissance". L'énergie, la combativit­é ainsi démultipli­ées sont justifiées pour préserver la valeur humaine, elles sont toujours coûteuses même dans la victoire et potentiell­ement mortelles lorsqu'elle cette dernière se refuse.

Décidément, à la faiblesse biologique de la vie, vie humaine comme des autres formes de vies, il convient d'ajouter la faiblesse induite par la puissance humaine et l'ivresse qu'elle induit. Il peut être, en définitive, plus aisé de combattre la première que la seconde.

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