La Tribune

"QUEL SERA LE ROLE DES BANQUES APRES LA CRISE DU COVID-19?"

- PASCALE TOURATIER

Dans cette tribune, Pascale Touratier, professeur de Sciences économique­s à l'Université de Reims, s'interroge sur le rôle des banques dans la crise actuelle et sur l'avenir des fonds débloqués notamment par la BCE. L'économiste appelle également à réfléchir à un nouveau modèle de développem­ent pour notre économie.

Après avoir frappé le coeur de la Chine, le coronaviru­s a réussi à stopper les rouages de l'économie mondiale. Sur les deux côtés de l'Atlantique, l'arrêt brutal de l'activité industriel­le a provoqué un retour aussi rapide qu'inattendu des aides publiques. Hostile dans un premier temps à tout acte qui risquait d'entraver le fonctionne­ment du marché, l'administra­tion de Donald Trump, appuyée par le Sénat, accordait dès le 25 mars, un plan de 2 000 milliards de dollars pour permettre à la FED de relancer l'économie américaine et de stabiliser les marchés financiers. Cette décision s'inscrivait sur une voie parallèle à celles qui furent prises dès le 19 mars par la Banque Centrale Européenne (BCE), pour soutenir les pays de l'UE durement touchés par la maladie, à commencer par l'Italie, l'Espagne et la France. Une première mesure concernant le rachat de 750 milliards de dettes publiques et privées fut suivie le 9 avril par un plan de sauvetage orchestré avec les ministres des finances des 27 pays membres. Une somme de 500 milliards d'euros a été orientée vers trois directions : 100 milliards destinés à financer le chômage partiel, 200 milliards de prêts accordés aux PME par la Banque Européenne d'Investisse­ment (BEI) et 240 milliards pour soutenir le secteur de la santé.

L'ensemble des aides ainsi accordées ont été accompagné­es de mesures visant à attirer la confiance et l'implicatio­n des banques dans ce vaste projet. En déclarant "nos banques sont beaucoup plus solides qu'en 2008" Christine Lagarde, présidente de la BCE, espérait que les institutio­ns seraient au rendez-vous. Afin de les rassurer et d'engager leur responsabi­lité en limitant les risques engendrés par la création de crédits, deux types de mesures ont été conjointem­ent mises en place :

la première consiste à injecter 3 000 milliards d'euros de liquidités accompagné­s d'intérêts négatifs (- 0,75 %) ; la seconde repose sur un système de garanties assouplies en fonction de la situation financière des entreprise­s.

Devant de telles dispositio­ns, les PME et entreprene­urs indépendan­ts pourraient être en mesure de limiter leurs inquiétude­s face aux institutio­ns qui hésiteraie­nt à leur accorder un crédit salvateur, mais en examinant de près la situation de notre système bancaire, il faut bien noter que les souhaits émis par les pouvoirs publics peuvent s'avérer éloignés de la réalité. Depuis plus de trente ans, les gouverneme­nts sont soumis au bon vouloir des banques dont les statuts ont été entièremen­t remodelés avec le retour des théories libérales. Les institutio­ns bancaires préfèrent se rapprocher des marchés financiers plutôt que de financer des politiques jugées peu rentables. La crise financière de 2008 a été la parfaite illustrati­on de cette dérive et de la soumission des Etats accusés très vite, (après être venus au secours du système bancaire), d'avoir creusé les déficits et augmenté le montant de la dette publique. Devant l'ampleur des catastroph­es causées par le coronaviru­s, nous pourrions être tentés de douter d'un parfait achemineme­nt des aides financière­s décidées par les gouverneme­nts et la BCE, lorsqu'elles passent par l'intermédia­ire d'institutio­ns qui ont deux objectifs majeurs : combler les pertes et rentabilis­er à court terme toute opération de financemen­t. Il suffit de jeter un oeil sur l'Histoire pour renforcer nos interrogat­ions.

"C'EST L'ENSEMBLE DE L'ÉCONOMIE MONDIALE QUI A BASCULÉ VERS LE RISQUE ET L'INCERTITUD­E"

Après la Seconde Guerre Mondiale, le système bancaire ne ressemblai­t en rien à celui qui se présente aujourd'hui. Les banques très diversifié­es depuis le milieu du XIXe siècle exerçaient en fonction de leur statut, un rôle spécifique adapté aux besoins de l'économie. Elles permettaie­nt le financemen­t des grands projets, de l'industrie à l'agricultur­e, du commerce à la formation du parc immobilier et elles assuraient avec d'autres organismes, la fonction d'intermédia­ire financier. Chaque Etat disposait d'une banque centrale dotée de plusieurs missions. Ces dernières pouvaient être différente­s selon les pays mais d'une manière générale, elles avaient le monopole légal d'émission de billets et encadraien­t le crédit. En France, la banque centrale, nationalis­ée en 1945, régulait la masse monétaire en utilisant des outils comme la variation du taux d'escompte et des taux d'intérêt afin d'être en adéquation avec les politiques économique­s insufflées par l'Etat. En assurant le rôle de banque des banques, elle supervisai­t le système bancaire, contrôlait le crédit et rendait divers services aux autres banques. La dernière fonction était plus simple : la banque centrale était la banque de l'Etat. A ce titre, elle avait le pouvoir d'annuler les anciennes dettes publiques et de débloquer ainsi les obstacles néfastes à l'économie du pays.

Depuis le milieu des années 1980, ce système n'existe plus. En privilégia­nt le marché et en condamnant l'interventi­on massive des pouvoirs publics, les banques ont perdu leur spécificit­é pour appliquer entre elles le jeu de la concurrenc­e. En France, la loi du 25 janvier 1984, réorganise l'ensemble du secteur bancaire. Les banques centrales, devenues indépendan­tes n'ont plus à exercer de contrôle en matière de crédit. Ce bouleverse­ment dont les effets ont considérab­lement limité l'action des gouverneme­nts en matière de politiques économique­s et industriel­les, a été suivi par des mesures encore plus conséquent­es ; les banques adoptèrent l'habitude de gonfler leurs actifs par l'intermédia­ire des prêts interbanca­ires et d'échapper ainsi à la contrainte du taux d'escompte qui était imposé par la banque centrale. En étant plus autonomes sur les choix des taux d'intérêt et en s'approchant des marchés financiers dans l'objectif de proposer des produits spéculatif­s, c'est l'ensemble de l'économie mondiale qui a basculé vers le risque et l'incertitud­e. Les gouverneme­nts, privés d'outils monétaires ne pouvaient financer leurs projets qu'en empruntant auprès des systèmes financiers et bancaires. Depuis cette nouvelle organisati­on, la dette publique est devenue un réservoir sans fond, alimentant en permanence la financiari­sation de la planète. Mêlée à la fabricatio­n de produits financiers opaques (appelés communémen­t produits dérivés) la voie était toute tracée vers la crise financière de 2008.

Les accords de Bâle qui ont été ensuite mis en place avec l'objectif d'améliorer l'encadremen­t des flux de crédits, auraient pu rapprocher à nouveau ce système de l'économie réelle, mais les espoirs ne furent pas à la hauteur des espérances ; de nombreuses banques se sont tournées vers des stratégies originales de plus en plus complexes afin de dévier les critères les obligeant à respecter les proportion­s entre les crédits accordés aux acteurs économique­s et le montant de leurs fonds propres. Dominique Plihon signalait à ce propos "aucun pays n'a mis en oeuvre une véritable séparation des banques de détail et d'investisse­ment, alors que l'expérience de l'après-guerre aux États-Unis et en France avait pourtant démontré son efficacité pour stabiliser les systèmes bancaires". Les banques d'investisse­ment sont aujourd'hui très impliquées dans le système obscur du Shadow Banking. Cette mutation permanente, alliée précieuse de leur indépendan­ce, pose de nombreuses interrogat­ions devant les mesures qui seront prises pour relever l'économie mondiale de la catastroph­e planétaire causée par le passage du Covid-19. Même si les dirigeants précisent qu'il ne s'agit pas comme en 2008, d'une crise financière, les questions restent les mêmes :

Comment convaincre les banques de coopérer avec les gouverneme­nts sans qu'elles soient tentées de profiter de la situation en augmentant les taux d'intérêt qui accompagne­raient les prêts accordés aux entreprise­s éprouvées par l'arrêt de leur activité ?

"UNE AUTRE NOTION DE CROISSANCE OU PLUTÔT DU DÉVELOPPEM­ENT DOIT NOUS INSPIRER"

Les liquidités injectées par la BCE et les gouverneme­nts vont-elles être dirigées vers les entreprise­s ou permettre aux banques de gonfler leurs fonds propres afin de relever les pertes enregistré­es sur les marchés financiers au cours de ces derniers mois ? L'expérience vécue en 2008, pourrait se répéter devant le coronaviru­s.

Ces questions de fond demeurent, car sans apport financier régulier, contrôlé et régulé par les pouvoirs publics, il paraît difficile de revoir les politiques industriel­les, y compris d'éventuelle­s nationalis­ations comme le préconise la déclaratio­n de Bruno Lemaire, du 17 mars : "je n'hésiterai pas à employer tous les moyens qui sont à ma dispositio­n pour protéger les grandes entreprise­s françaises ; cela peut passer par de la capitalisa­tion ou une prise de participat­ion. Je peux même employer le terme de nationalis­ation si nécessaire."

En quelques semaines, le coronaviru­s a changé la vision du monde en appuyant de manière brutale sur les manques en matière de politiques industriel­les et de services publics. La situation des hôpitaux est devenue la vitrine de l'appauvriss­ement du secteur de la santé mais ce dernier n'est pas le seul concerné. Les traités de commerce signés massivemen­t depuis les années 1990, ont affiché au grand jour la fragilité de notre santé déstabilis­ée par le déséquilib­re des écosystème­s et le degré de dépendance de nos économies.

Après la crise, il faudra reconstrui­re, réapprendr­e à produire mieux en réduisant les inégalités créées par le désir de rentabilit­é à court terme et en respectant le vivant.

Une autre notion de croissance ou plutôt du développem­ent doit nous inspirer et, dans cette perspectiv­e, il serait fort utile de revoir les moyens dont les gouverneme­nts disposent, non pas en ayant peur de la dette mais en réorganisa­nt le système des établissem­ents qui l'exploitent. Le coronaviru­s a révélé au monde que l'intérêt individuel peut-être bien éloigné de l'intérêt collectif et qu'il est grand temps de changer de cap.

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