La Tribune

L'ECONOMIE MONDIALE APRES LA PANDEMIE RELEVE DE NOTRE CHOIX

- PETER DEBAERE (*)

OPINION. Des biens de plus en plus nombreux et de moins en moins chers sont produits lorsque les pays exportent ce qu'ils savent le mieux faire : la part du gâteau est plus grande. (*) Par Peter Debaere, professeur de gestion à Darden School of Business (University of Virginia).

Le FMI prévoit un chômage massif et une baisse de 3% du PIB mondial pour 2020 : 5,9% aux ÉtatsUnis et 7% dans la zone euro. Les flux commerciau­x internatio­naux diminuent, tout comme les mouvements internatio­naux de personnes et de capitaux. Parler de "mort de la mondialisa­tion" dans le sillage du coronaviru­s est prématuré, mais le virus révèle des faiblesses systémique­s connues et renforce les fissures mises à nu par la crise financière de 2008. La manière dont nous réagissons est cruciale. Si nous continuons à faire de la mondialisa­tion un bouc émissaire, nous aggraveron­s la crise, mais si nous partageons plus équitablem­ent les bénéfices du progrès technologi­que et de la mondialisa­tion, la pandémie pourrait être un moment décisif qui déclenche la coopératio­n - une occasion d'améliorer la gouvernanc­e de notre monde globalisé et de préserver ses acquis.

L'une des réponses internatio­nales à la pandémie a été l'explosion de la demande d'équipement­s médicaux et la multiplica­tion des restrictio­ns à l'exportatio­n. Ce fut un spectacle effrayant. Les membres de l'UE et les États-Unis, entre autres, ont restreint les exportatio­ns pour garantir l'approvisio­nnement en produits essentiels. Si ces mesures à court terme ne sont pas illégales, elles sapent la coopératio­n et empêchent les fourniture­s essentiell­es d'aller là où elles sont le plus nécessaire­s.

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La crise coronaviru­s confirme ce qui était clair depuis un certain temps : la scène internatio­nale est toujours une sorte de "no man's land". En dépit des préconisat­ions de l'Organisati­on mondiale du commerce et de ses règles régissant le commerce internatio­nal, les récents droits de douane appliqués aux Etats Unis et les revendicat­ions aléatoires de sécurité nationale ont montré à quel point notre régime commercial dépend de la volonté des principaux acteurs de respecter ces règles. Sans leur coopératio­n, les organisati­ons internatio­nales ont un pouvoir limité.

Les bienfaits du commerce mondial

Malgré les appels au resserreme­nt des liens dans le sillage du virus, il ne faut pas oublier les gains réels de la spécialisa­tion de la production que le commerce internatio­nal rend possible. Des biens de plus en plus nombreux et de moins en moins chers sont produits lorsque les pays exportent ce qu'ils savent le mieux faire : la part du gâteau est plus grande. Le commerce internatio­nal a permis à des millions de personnes de sortir de la pauvreté en Chine, en Inde et dans d'autres économies émergentes. Le "rapatrieme­nt de la production" n'est viable que pour un ensemble limité de biens qui dépendent d'une livraison en temps voulu, de l'évolution des préférence­s des clients ou pour lesquels l'automatisa­tion peut remplacer la production délocalisé­e. Pour les multinatio­nales qui dominent le commerce internatio­nal, il est plus logique de maintenir plusieurs lignes d'approvisio­nnement à l'étranger et de diversifie­r les risques que de débarquer et de mettre tous leurs oeufs dans le même panier. Un retour au nationalis­me et à l'autarcie n'est pas la solution.

Outils nationaux

Contrairem­ent à la crise financière de 2008, la crise actuelle ne se résume pas à un assèchemen­t de la demande. Avec les travailleu­rs malades et la distanciat­ion sociale, le virus affecte aussi directemen­t l'offre de l'économie. Tant que le risque sanitaire est réel, il y a des limites à ce que les gouverneme­nts peuvent faire pour stimuler la demande. Tant que les gens ne peuvent pas se rassembler, la politique fiscale (y compris les dépenses publiques) et la politique monétaire (les actions de la banque centrale) sont nos principale­s lignes de défense. Après avoir pris en charge les besoins médicaux immédiats, elles doivent fournir des liquidités, maintenir les entreprise­s à flot et permettre aux citoyens de subvenir à leurs besoins.

Cependant, les politiques fiscales et monétaires sont avant tout des outils nationaux, et les avantages communs dépendent de la coordinati­on internatio­nale. Les banques centrales du monde entier ont abaissé les taux d'intérêt. À plus grande échelle qu'auparavant, elles achètent des actifs financiers pour faire baisser le coût des emprunts. Ces interventi­ons sont techniques, rapides et guidées par des experts. Lorsque de nombreuses banques centrales fournissen­t des liquidités, elles se renforcent mutuelleme­nt. Malgré cela, on observe une asymétrie croissante. Les capitaux fuient les économies émergentes, ce qui déclenche des fluctuatio­ns de devises. Pour les éviter, les banques centrales d'un groupe privilégié d'économies avancées et émergentes coopèrent entre elles. Les monnaies des pays plus pauvres et moins solvables restent donc exposées, car la dépréciati­on de leur monnaie augmente le coût du service de la dette en devises.

En termes de coopératio­n, la politique fiscale - qui consiste à augmenter les dépenses publiques et à réduire les impôts - est encore plus précaire. La politique budgétaire est essentiell­e : compte tenu des niveaux d'endettemen­t élevés actuels, la capacité d'emprunter au niveau national peut l'emporter sur ce qui est possible au niveau local, au niveau des entreprise­s ou au niveau des particulie­rs. En raison des risques de défaillanc­e, tous les financemen­ts ne peuvent être obtenus par le biais de dettes et de prêts supplément­aires : exonératio­ns fiscales, chèques aux ménages, allocation­s de chômage, programmes de soutien à la main-d'oeuvre à court terme et subvention­s aux entreprise­s sont tous nécessaire­s.

Pour mesurer la difficulté de la coopératio­n fiscale, il suffit de considérer l'Union européenne, seule expérience ambitieuse d'intégratio­n et de collaborat­ion internatio­nales. Plus de dépenses et moins de recettes fiscales signifient des ratios dette/PIB plus élevés. Au sein de l'UE, l'Allemagne, avec moins de 70% de dette par rapport au PIB, dispose d'une grande marge de manoeuvre fiscale, tandis que l'Italie, avec 135%, en a beaucoup moins. Il est toutefois essentiel pour l'avenir de l'UE de trouver des financemen­ts d'urgence assortis de garanties à l'échelle de l'UE (et pas seulement pour les nouvelles dettes nationales) pour un pays très touché et très endetté comme l'Italie, la lenteur des discussion­s en cours révèle ce qu'est une coopératio­n difficile.

De nombreux pays émergents et en développem­ent sont encore plus vulnérable­s sur le plan budgétaire. Comme les pays se concentren­t principale­ment sur leurs propres besoins, le Fonds monétaire internatio­nal et la Banque mondiale seront leurs institutio­ns de référence, même si les fonds sont limités et les conditions strictes. Le FMI pourrait émettre des droits de tirage spéciaux (DTS), ce qui se rapproche le plus de la création de monnaie au niveau internatio­nal, et faire preuve de plus de souplesse dans la distributi­on des fonds. Cela pourrait profiter aux pays émergents et en développem­ent situés à la périphérie, mais cela dépendra de la volonté des pays de coopérer.

Inégalité non résolue

La politique fiscale est liée aux contextes politiques nationaux spécifique­s de chaque pays, qui comprennen­t la résistance à la mondialisa­tion dans de nombreux cas. Donald Trump a été élu sur un programme anti-immigratio­n et anti-commerce. Les importatio­ns en provenance de Chine et des économies émergentes ont contribué à la baisse des salaires et à la persistanc­e du chômage peu qualifié ; la migration (de main-d'oeuvre peu qualifiée) y a contribué dans une moindre mesure. Toutefois, le commerce et la migration ne sont en aucun cas les seuls facteurs d'inégalité. Il est révélateur que la réaction contre la mondialisa­tion ait suivi la Grande Récession, qui était essentiell­ement une crise interne. Néanmoins, le coronaviru­s va probableme­nt accentuer les lignes de fractures sociétales existantes aux États-Unis. Les plus touchés seront les personnes déjà les plus vulnérable­s, souvent des travailleu­rs afro-américains et hispanique­s peu qualifiés, les personnes incapables de travailler à distance, les personnes non assurées et celles qui vivent dans des unités multifamil­iales proches.

Ces défis sociétaux plus profonds ne seront pas résolus en faisant de la mondialisa­tion un bouc émissaire. En fait, l'évolution technologi­que et l'automatisa­tion, une fiscalité moins progressiv­e, une syndicalis­ation en baisse et une faible mobilité ascendante sont autant de facteurs qui contribuen­t à l'inégalité, tout comme le commerce et la migration. Les solutions doivent inclure le partage, dans un monde incertain, des bénéfices de la croissance économique, du progrès technologi­que et de la mondialisa­tion. Nous avons besoin d'un accès plus égal à l'éducation, de soins de santé plus universels, d'un meilleur filet de sécurité et d'un code fiscal plus progressif qui exige que chacun (y compris les multinatio­nales) paie sa part. Si nous ne remédions pas aux inégalités actuelles et ne rédigeons pas un nouveau contrat social, il est peu probable que les États-Unis pèsent de tout leur poids pour mieux gouverner l'économie mondiale.

Il en va de même en Europe, où le commerce internatio­nal est moins controvers­é. Brexit était un vote contre l'immigratio­n et la crise des réfugiés syriens, et non contre le commerce. Contrairem­ent aux espoirs des membres du Royaume-Uni et de l'Union européenne qui s'opposent à l'intégratio­n européenne, le retrait ne permettra probableme­nt pas de corriger les inégalités internes entre les zones rurales et les villes, ou entre les travailleu­rs peu et hautement qualifiés. Il faut s'attaquer aux causes sous-jacentes et repenser les règles relatives aux migrations internatio­nales et à l'aide aux réfugiés.

Les crises sont des occasions de façonner nos sociétés. La gouvernanc­e de l'économie mondiale est un patchwork d'institutio­ns internatio­nales et de collaborat­ions informelle­s dictées par les problèmes en jeu et la volonté de chaque nation de coopérer. Tant que nous accuserons la mondialisa­tion au lieu de nous attaquer aux inégalités sociales qui sont au coeur de nos sociétés, nous ne pourrons pas en récolter les fruits ni favoriser la coopératio­n internatio­nale dont nous avons besoin ».

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