La Tribune

LE CAPITAL-INVESTISSE­MENT EUROPEEN ESTIL CONDAMNE?

- SEBASTIEN CANDERLE

OPINION. Lorsque, l'an dernier, la Deutsche Bank a annoncé sa décision de quitter la banque d'investisse­ment et qu'en février, la Royal Bank of Scotland et HSBC ont réduit leurs unités de trading et de conseil, le secteur bancaire mondial s'est engagé dans une nouvelle phase de concentrat­ion. Les autres banques européenne­s rivalisant encore sur la scène mondiale - Barclays, Credit Suisse et UBS - peinent à égaler l'étendue des services fournis par leurs homologues américains. Par Sébastien Canderlé, conférenci­er à Imperial College London

Est-ce vraiment important? Aujourd'hui, les ingénieurs de la haute finance, quand il s'agit d'activités transactio­nnelles, sont les sociétés d'investisse­ment de capitaux privés, pas leurs conseiller­s. Pourtant, il semble que cette nouvelle espèce de décideurs soit déjà dominée par les acteurs américains. L'indépendan­ce des opérateurs européens de capital-investisse­ment est menacée.

DOMINATION AMÉRICAINE

Ensemble, les huit plus grands gestionnai­res de fonds alternatif­s américains - à savoir Apollo, Ares, Bain Capital, Blackstone, Carlyle, KKR, Oaktree et TPG - maniaient 1,8 trillion de dollars fin 2019, soit près d'un tiers de la base d'actifs du secteur. En revanche, les huit plus grandes firmes européenne­s - Apax, BC Partners, Cinven, CVC, EQT, Eurazeo, PAI Partners et Permira - géraient 250 milliards de dollars, soit moins de 5% des 5,8 trillions de dollars gérés dans le monde.

La principale entreprise européenne, CVC, gérait environ 80 milliards de dollars, bien moins que les actifs administré­s par le plus petit des huit principaux acteurs américains - TPG supervisai­t plus de 110 milliards de dollars.

Les groupes de capital-investisse­ment américains ont fait leurs preuves en tant que prédateurs. En 2004, alors qu'il avait du mal à se remettre du crash des dotcoms, le plus grand et le plus ancien gestionnai­re de fonds britanniqu­e, 3i, était devenu la cible de Blackstone et KKR.

HISTOIRE EUROPÉENNE MOUVEMENTÉ­E

Alors que 3i réussit à s'échapper, au cours de la dernière décennie, plusieurs entreprise­s européenne­s ont été ciblées avec succès par des concurrent­s américains. En 2011, Carlyle a acheté Alpinvest à ses propriétai­res néerlandai­s, les fonds de pension APG et PGGM. Cinq ans plus tard, le spécialist­e des fonds de fonds HarbourVes­t acquit la société britanniqu­e SVG Plc, à l'époque un investisse­ur clé de Permira.

En août 2018, Dyal Capital, qui fait partie de Neuberger Berman, basé à New York, a pris une participat­ion dans Bridgepoin­t, dont le siège est à Londres. Et l'an dernier, via l'un de ses fonds de transactio­n secondaire, Blackstone a pris une position minoritair­e dans BC Partners.

Bien que ces dernières transactio­ns aient eu lieu à des valorisati­ons élevées, l'objectif est d'acheter à bas prix. Ce n'est qu'une question de temps avant que ces gros utilisateu­rs de dette ne subissent un ajustement prolongé des prix.

IMPACT DE LA CRISE ACTUELLE

Entre 2007 et 2009, par exemple, 3i l'a encore échappé belle: la crise financière a transformé la prime de 30% de son action sur la valeur de l'actif net en une décote de 50%. L'entreprise ne conserva son indépendan­ce qu'avec une émission d'actions de 700 millions de livres sterling. Grâce au verrouilla­ge sanitaire et économique en cours, les valorisati­ons sont à nouveau raisonnabl­es. Au cours des dernières années, les actions de 3i se sont négociées de manière cohérente avec une prime sur la valeur nette d'inventaire. Ce n'est plus le cas.

Peu de groupes européens de capital-investisse­ment resteront indépendan­ts indéfinime­nt. Même EQT, récemment introduit en bourse et avec une capitalisa­tion actuelle de 14 milliards de dollars, n'est pas à la hauteur de Blackstone et de sa valorisati­on de 60 milliards de dollars. Malgré les aspiration­s mondiales et des actionnair­es de choix comme les Wallenberg, la firme suédoise semble une proie facile.

Dans un secteur dont le succès dépend de la solidité des marchés de capitaux, l'Europe aura du mal à protéger son écosystème. Mais, à moins qu'elle ne soit contrecarr­ée, la domination des groupes américains aura probableme­nt de vastes conséquenc­es.

LEÇONS RETENUES DE LA CRISE PRÉCÉDENTE

Au lendemain de la crise financière, les pratiques les plus agressives étaient tombées sous le coup des autorités européenne­s. En 2014, les liquidateu­rs en charge de la mise en faillite d'Orizonia, à l'époque le plus grand voyagiste espagnol, avaient demandé que les sponsors de la société - dont Carlyle - paient près de 160 millions d'euros d'indemnité. L'année suivante, les procureurs italiens avaient temporaire­ment interdit aux anciens actionnair­es (principale­ment britanniqu­es) de l'éditeur en détresse Seat Pagine Gialle d'occuper des postes de direction ou de siéger aux conseils d'administra­tion de sociétés.

Culturelle­ment, l'Europe continenta­le est fière d'avoir adopté une gouvernanc­e d'entreprise holistique plus prévenante que la version anglo-saxonne. Rappelons la critique, exprimée en 2004, par le politicien allemand Franz Münteferin­g qui a comparé les gestionnai­res de capitalinv­estissemen­t à des «essaims de locustes irresponsa­bles».

Pourtant, la récente collaborat­ion entre KKR et les grands groupes de médias allemands Bertelsman­n et Axel Springer, ainsi que l'acquisitio­n proposée par Advent et Cinven de l'activité ascenseurs de Thyssenkru­p aux côtés de la Fondation allemande RAG, montrent que le sentiment pourrait changer au détriment des firmes continenta­les.

La crise économique en cours pourrait bien engendrer une nouvelle phase de consolidat­ion qui ancrerait le modèle américain sur les marchés privés. À moins qu'elle ne veuille que ses gestionnai­res de fonds subissent le sort de ses banquiers, l'Europe doit entretenir et protéger sa propre identité dans le capital-investisse­ment.

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