LE PROFESSEUR RAOULT OU LE MESSIE DES TEMPS MODERNES
OPINION. La polémique suscitée par la recommandation du professeur Didier Raoult du recours à la chloroquine pour traiter les patients infectés par le Covid-10 va bien au delà d'une simple divergence entre experts scientifiques. En devenant un phénomène populaire, elle sert aussi de révélateur du fonctionnement de nos sociétés modernes. Par Jamal Bouoiyour, IRMAPE, ESC Pau Business School, CATT, Université de Pau, Amal Miftaha, LEDa, DIALUMR 225, Université de Paris-Dauphine, et Mariem Brahim, enseignantechercheuse à l'ESLSCA Business School Paris.
Les résultats des études du docteur Didier Raoult relatifs à l'utilisation de la chloroquine sont intéressants à plus d'un titre. Ils donnent tout d'abord de l'espoir à des malades inquiets, voire désespérés. Mais, compte tenu de leurs failles, ces études prêtent le flanc à de nombreuses critiques de la part de la communauté scientifique et médicale. En effet, au coeur du débat sur la chloroquine, on retrouve la question de la méthode « scientifique » qui évalue rigoureusement la réelle efficacité d'un traitement, et garantit aussi son innocuité et sa non-toxicité.
La démarche du professeur pose aussi d'autres problèmes comme le risque de faire naître de faux espoirs, de décrédibiliser la science et de briser une confiance, déjà fragile, envers les institutions scientifiques. Sans oublier que, seuls les patients de l'IHU de Marseille ont « profité » de ce traitement ainsi que certaines personnalités bien en vue. Certains médecins se sont en outre autoadministré le médicament. Tout cela jette le trouble et laisse se diffuser le sentiment d'une médecine à deux vitesses, qui ne viendrait au secours que de quelques privilégiés.
Or, en ces temps de vacarme et de tumulte, les citoyens ont besoin de certitudes et de clarté, tant ils sont abasourdis par la virulence du Covid-19 et par l'ampleur de ses dégâts sur les plans économique, social mais surtout humain.
PROBLÉMATIQUES D'ORDRE ÉTHIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE
Les annonces et les travaux du chercheur Didier Raoult, expert en son domaine, engendrent des problématiques d'ordre à la fois éthique et méthodologique. Il semble évident que la recherche scientifique demande de la méthode et la médecine requiert de l'éthique. En même temps, on peut se poser la question de savoir si les analyses et les méthodologies académiques habituelles sont adaptées aux situations d'urgence sanitaire. D'un point de vue méthodologique, l'utilisation des outils statistiques obéit à des règles bien précises et bien documentées dans la littérature. On ne peut y déroger, même en cas d'urgence extrême, comme c'est le cas aujourd'hui, avec l'expérimentation de la chloroquine pour les malades du Covid-19.
A la faveur de ses travaux, le professeur Raoult a connu une popularité soudaine et fulgurante. Il s'agit d'une personnalité publique appréciée en France mais aussi à l'étranger. Un récent sondage le place ainsi en deuxième position des personnalités les plus populaires. La raison principale de cet engouement autour du chercheur marseillais est tout à fait intuitive : il donne de l'espérance avec une solution simple et efficace. Il a également été très enthousiaste dans ses déclarations publiques au sujet des résultats de ses études, ce qui n'est pas très habituel dans le monde scientifique, où la prudence est de mise. Sa façon de communiquer, sa posture et ses prises de position sont clivantes et vont au-delà d'un simple scientifique érudit. Elles ne font que confirmer les fractures de notre société. Les réseaux sociaux se sont emparés du phénomène Raoult, ce qui a accentué les pressions sur les responsables politiques, qui ont reconnu, timidement et après moult hésitations, leur intérêt pour ces travaux sur la chloroquine.
Jetons un coup d'oeil justement sur ce qui se passe sur les différents réseaux sociaux en lien avec le professeur de médecine. Un aperçu rapide sur le web montre que le Pr. Raoult y est devenu, en quelques semaines, une figure emblématique de la lutte contre le Covid-19 et suscite un intérêt grandissant.
LES TENDANCES GOOGLE
Nous avons reporté les résultats des tendances Google (Google Trends) avec l'expression Prof. Raoult à partir du 16 mars (date à laquelle les premières mesures sanitaires strictes ont été engagées pour lutter contre la propagation du virus, et la communication des résultats de la première étude sur la chloroquine de l'équipe marseillaise) et jusqu'au 5 mai. Ce type de recherche a été utilisé plusieurs fois dans les études pour détecter les épidémies de grippe par exemple ou pour mesurer l'activité économique. La plateforme fournit pour chaque requête une mesure de l'intensité de la recherche comprise en 0 et 100. Ce dernier chiffre représente la proportion la plus élevée parmi les termes interrogés dans telle région et durant la période sélectionnée.
La figure 1 représente donc l'évolution des demandes du terme Prof. Raoult sur la plateforme Google en France et à l'étranger, au cours de la période susdite. Comme on peut le remarquer, il existe un intérêt certain pour le professeur de médecine (l'indicateur est significatif quand il est supérieur à 50). La hausse des occurrences correspond aux dates de l'apparition de ses études, à ses sorties sur les réseaux sociaux ou à la visite du président de la République à l'IHU de Marseille
Sa notoriété a donc dépassé les frontières de l'Hexagone. En Afrique, il est considéré comme un marabout, au Maroc comme un messie et aux Etats-Unis comme un sauveur (surtout de la part du président américain qui en a vanté les mérites à plusieurs reprises à travers ses Tweets). Il séduit au passage les complotistes, surtout depuis que l'ancienne ministre de la Santé, Agnès Buzyn, avait interdit la chloroquine de la vente libre le 15 janvier 2020, juste avant les révélations des premiers cas de Covid-19, ce qui a renforcé la méfiance à l'égard du système et donc les théories des conspirationnistes.
Figure 3 : Google Trends par pays, Prof. Raoult du 16/03/22020 au 05/05/2020