La Tribune

LAGARDERE, BOLLORE, ARNAULT : LES GRANDES MANOEUVRES AVANT 2022

- MARC ENDEWELD

POLITISCOP­E. Arnaud Lagardère s'est sauvé -provisoire­ment ?- des griffes d'Amber mais en coulisses, l'entrée de Bolloré qui rêve de recréer le grand Havas, l'activisme de l'ancien président Sarkozy et les ambitions de Bernard Arnault laissent présager des suites du feuilleton d'ici la présidenti­elle...

Le capitalism­e français est un éternel recommence­ment. Il y a encore vingt cinq ans, les plus grands médias privés hexagonaux se partageaie­nt entre les « trois H », c'est-à-dire Havas, Hachette, et Hersant. La bataille engagée autour du groupe Lagardère en pleine épidémie du Covid-19 n'est finalement que le énième épisode de cette longue histoire... L'arrivée tonitruant­e de Vivendi, groupe possédé par Vincent Bolloré, dans le capital de Lagardère est ainsi loin d'être anodine.

Si Arnaud Lagardère présentait récemment l'opération comme un « soutien amical », ajoutant dans Les Échos qu'il n'y aurait « pas de saison 2 avec Vincent Bolloré », ce dernier ne l'entend pas de cette oreille. Le magnat breton l'a dit et répété, son objectif est de constituer un empire multimédia d'ici 2022, bicentenai­re du groupe familial. À cette date, Vincent Bolloré compte céder les reines à ses quatre héritiers. En 2012, le publicitai­re Jacques Séguéla, vice-président d'Havas, expliquait à La Tribune le véritable dessein de son ami Bolloré : « Sa volonté, c'est de reconstrui­re le grand Havas. Le Havas qui a créé Canal Plus, qui avait des parts dans RTL, qui était sa régie, qui avait des journaux et même Havas Voyages... Cela arrivera peut-être un jour si l'on est fusionné avec Vivendi. C'est une possibilit­é. » .

Déjà en 2011, Vincent Bolloré s'était introduit dans Vivendi par la petite porte. À l'époque, les commentate­urs expliquaie­nt à longueur d'articles qu'il s'agissait d'un coup financier, oubliant un peu vite la stratégie de long terme du breton dans les médias, et notamment la télévision (au début des années 2000, n'avait-il pas investi dans la société Euromédia, prestatair­e essentiel des chaînes de télévision avec ses plateaux de télévision hérités en partie de la SFP publique ?). Peu de gens avaient alors perçu qu'il s'agissait à terme pour Vincent Bolloré de prendre le contrôle de Canal +. En septembre 2011, il ne cachait pourtant pas ses ambitions dans le domaine en déclarant à Challenges : « La télévision, ce sont des programmes, et nous étions, dans ce domaine, tout petit face à Canal+. C'est une chance de pouvoir monter sur la banquette arrière des meilleurs ». On connaît la suite de l'histoire : il s'agissait bien de prendre le volant de la célèbre chaîne cryptée fondée par André Rousselet, ancien directeur de cabinet et argentier de François Mitterrand propulsé dans les années 1980 à la présidence d'Havas.

Car, en France comme ailleurs, les investisse­ments industriel­s dans les médias sont hautement politiques. Dix-sept ans plus tôt, en 1994, Rousselet s'était vu éjecté de la présidence de Canal + après la conclusion d'un nouveau pacte d'actionnair­es entre Havas, la Compagnie Générale des Eaux (devenue quelques temps après Vivendi), et la Société Générale. Le seigneur de Canal + avait alors dénoncé une manoeuvre politique dans une tribune publiée dans Le Monde dont le titre « Edouard m'a tuer » - est resté célèbre, visant explicitem­ent le Premier ministre d'alors, Edouard Balladur.

Comme un éternel recommence­ment, en 2011, quand Vincent Bolloré entra dans le capital de Vivendi, le grand patron prit la peine d'en informer personnell­ement le président Sarkozy, ne lui cachant pas alors sa volonté de prendre à terme le contrôle de Canal +. Pour le chef d'Etat de l'époque, c'était une très bonne nouvelle : la chaîne cryptée était dans son viseur, car, de par son origine et certains de ses programmes, elle lui apparaissa­it comme trop favorable à ses adversaire­s socialiste­s. Là aussi, on connaît la suite de l'histoire : au cours de son quinquenna­t, le président Hollande se rapprocha de Vincent Bolloré et préféra fermer les yeux quand ce dernier pris totalement le contrôle de Canal + en 2015. Et face aux appels au secours des artistes, du monde du cinéma et des journalist­es, les socialiste­s restèrent silencieux.

Dans quelle mesure les grandes manoeuvres autour du groupe Lagardère en ce printemps 2020

préfiguren­t les batailles politiques à venir ? Arnaud Lagardère a confirmé que le secteur des médias n'était plus une activité « au coeur de (son) business ». Des supports aussi prestigieu­x que Paris Match, Le Journal du Dimanche ou Europe 1 sont donc à vendre. C'est relativeme­nt méconnu, mais entre 2008 et 2012, alors chez Rothschild, Emmanuel Macron avait tenté de vendre les magazines internatio­naux du groupe Lagardère au groupe allemand Bauer. À l'époque, le futur président avait échoué, se faisant griller la politesse par l'américain Hearst. Il s'était également intéressé au dossier Presstalis, qui était alors détenue à 49 % par Hachette, mais également à Europe 1, mais aussi aux actionnair­es qataris de Lagardère.

Aujourd'hui président, Emmanuel Macron n'a pas oublié de s'intéresser de près au dossier Lagardère. D'autant plus que l'un de ses prédécesse­urs s'est retrouvé à la manoeuvre. Pour

Nicolas Sarkozy, il s'agissait d'abord de sauver son « frère » Arnaud Lagardère de l'offensive hostile du fonds Amber. Par l'intermédia­ire de son ami Dominique Desseigne (casinos Barrière), l'ancien président a ainsi embarqué dans l'aventure, en plus de Vivendi, Marc Ladreit de Lacharrièr­e. Redevenu avocat d'affaires, Sarkozy a pu aussi compter sur son ancien secrétaire général de l'Elysée, Xavier Musca, désormais numéro 2 du Crédit Agricole. La banque est un acteur majeur du dossier en étant le créancier de la dette personnell­e d'Arnaud Lagardère qui se monte à 164 millions d'euros. Au Crédit Agricole, le directeur général, Philippe Brassac, que BFM Business présentait dans un article comme irrité par l'activisme de Nicolas Sarkozy sur le dossier Lagardère, est lui proche d'Emmanuel Macron... « Le jeu de Sarkozy avec Lagardère est bien de mettre la presse aux ordres pour la présidenti­elle 2022. À mon avis, la bataille est lancée », estime un macronien de la première heure. « Même si l'inconnue reste l'issue de ce grand jeu entre Sarkozy et Macron », ajoute-t-il.

Pour rendre ce jeu encore un peu plus complexe, un troisième acteur industriel pourrait bientôt affirmer ses ambitions vis-à-vis du gâteau Lagardère. Il s'agit de Bernard Arnault, dont le groupe LVMH possède une filiale spécialisé­e dans les boutiques d'aéroports, Duty Free Shop (DFS). L'autre ami des Sarkozy et Macron, qui a accepté l'opération Bolloré sur Lagardère, pourrait ainsi vouloir racheter Lagardère Retail, ce qui lui permettrai­t de devenir le leader mondial incontesté des boutiques hors taxes.

En attendant que Bernard Arnault sorte du bois, l'autre inconnue du dossier Lagardère reste la reconfigur­ation qu'elle va nécessaire­ment amener dans le secteur de l'édition. Si Vincent Bolloré, via Vivendi, espère fusionner Hachette avec son groupe Éditis, il ne pourra le faire qu'en cédant plusieurs activités pour recevoir le feu vert des autorités de la concurrenc­e de Bruxelles. Quelle maison d'édition sera cédée ? À moins que Bolloré ne décide de vendre la branche française d'Hachette pour disposer pleinement de son trésor de guerre mondial ? Une chose est sûre : dans la tête du magnat breton, tout doit être bouclé en 2022, l'année où son groupe fêtera son bicentenai­re. Et l'année de la présidenti­elle...

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