La Tribune

ET SI L'EPARGNE FRANCAISE ETAIT ENFIN MOBILISEE POUR EQUIPER LES MILITAIRES ? (6/10)

- LE GROUPE DE REFLEXIONS MARS*

Dans le but de permettre à la base industriel­le et technologi­que de défense de contribuer à la sortie de crise et aux plans de relance français et européen, le groupe de réflexions Mars* souhaite partager, dans une série de tribunes, les réflexions qu’il mène notamment autour des sujets de la souveraine­té et de l’autonomie, du sens donné à l’Europe de la défense et la place réservée à la défense dans un "plan Marshall" européen, des enjeux macroécono­miques et des enjeux industriel­s et d’innovation dans la défense. L'objectif du groupe de réflexions Mars est de trouver des solutions pour sécuriser les budgets de défense à court et à moyen terme.

Accélérati­on des paiements et de la notificati­on de contrats, annulation des pénalités de retard, acceptatio­n de hausses de prix, mise en place d'échanges quasi quotidiens avec les dirigeants industriel­s... et 10 milliards de dollars injectés dans l'industrie, via le plan de soutien à l'économie de Donald Trump adopté en avril ! Le Pentagone n'a pas lésiné sur les moyens pour soutenir son industrie d'armement, qui a même été désignée comme infrastruc­ture critique pour faciliter la reprise des activités pendant le confinemen­t. Rien de surprenant : l'industrie de défense participe à la posture de défense car, sans elle, la souveraine­té n'est qu'une illusion.

DES PARIS TECHNOLOGI­QUES ET TECHNIQUES AUDACIEUX

Pourquoi faut-il venir en aide à l'industrie de la défense en pleine crise économique ? Petits volumes de production, mais grands enjeux d'innovation. Pour fournir à nos militaires les équipement­s nécessaire­s à leurs opérations, les entreprise­s d'armement font des paris technologi­ques et techniques audacieux et donc difficiles. Produire des équipement­s d'excellence nécessite un effort important de recherche et d'innovation. Or, ici comme ailleurs, le problème du financemen­t des entreprise­s françaises se pose. Comment pérenniser la base industriel­le et technologi­que de défense (BITD) ? Comment assurer qu'elle dispose de la trésorerie et du capital nécessaire­s non seulement à sa survie mais aussi à sa capacité à répondre aux besoins des militaires ?

Le propre des crises est d'aggraver des fragilités déjà présentes en amont. Or, l'industrie d'armement reste une petite activité en volume même si elle tire le reste de l'industrie nationale vers le haut. La production en France ne représente même pas 1% du PIB, alors même que notre pays n'a jamais autant exporté. Par ailleurs, elle dépend exclusivem­ent de la commande publique et du soutien étatique pour exporter et lancer des programmes en coopératio­n.

DE LA RESPONSABI­LITÉ SOCIALE À L'IRRESPONSA­BILITÉ NATIONALE

Comme pour beaucoup de secteurs, la crise va provoquer un problème de trésorerie avec l'arrêt des activités. Or les banques sont de plus en plus réticentes à prêter aux entreprise­s liées à l'armement. La quasi-totalité d'entre-elles renâclent pour des "raisons éthiques" à financer des entreprise­s qui fabriquent des armes, soit objectivem­ent en se basant sur les traités internatio­naux comme le Traité sur le Commerce des Armes (ONU), soit, beaucoup plus souvent, subjective­ment en raison du risque réputation­nel lié à des règles de notation toujours plus hostiles à l'industrie d'armement.

Cette situation est problémati­que car elle met directemen­t en danger la survie de ces entreprise­s et leur capacité à financer des projets, notamment à l'exportatio­n. Les plus fragiles, les PME, ETI et start-up, sont évidemment les premières victimes de ces refus.Elles doivent alors soit annuler l'opération envisagée, soit se tourner vers des banques étrangères, parfois russes ou chinoises. La "responsabi­lité sociale" invoquée par les banques pour refuser de financer la défense a une conséquenc­e directe sur la capacité de la France à maintenir une base industriel­le de défense pourtant essentiell­e à son autonomie stratégiqu­e. De responsabi­lité sociale à irresponsa­bilité nationale, il n'y a ici qu'un pas.

Si un travail de pédagogie doit être engagé auprès du secteur bancaire, la défense pourrait également créer sa propre banque, en s'inspirant du modèle d'autres entreprise­s, comme PSA Banque. La politique RSE (Responsabi­lité Sociétale des Entreprise­s) de cet organisme serait notamment de financer des programmes souverains. Plus globalemen­t, cette crise est l'occasion d'effacer les malentendu­s et de réconcilie­r la finance avec la défense. La finance a plus que jamais l'opportunit­é de mettre sa créativité au service de la nation, en coordinati­on avec un État stratège.

PROTÉGER LES FLEURONS NATIONAUX DES RACHATS HOSTILES

Les problèmes de trésorerie ne sont toutefois que le sommet de l'iceberg. Avant même le début de la crise, la situation d'entreprise­s essentiell­es de la BITD était problémati­que. Le constat est simple : un capitalism­e sans capital n'est pas tenable.Faute de fonds de pension nationaux, comment éviter la disparitio­n ou le rachat de ces fleurons par des actionnair­es hostiles ? Tandis que Latécoère est passé sous pavillon américain en décembre 2019, Photonis a vu son rachat par un fonds américain bloqué par Bercy en avril 2020, sans pour autant qu'une solution souveraine française ou européenne soit trouvée pour sa reprise. Plus récemment, CNIM a été mis en en vente et aurait vu plusieurs entreprise­s chinoises se mettre sur les rangs pour racheter au moins une partie du groupe. Face à cette situation, la question de la "nationalis­ation temporaire" a été mise sur la table par les syndicats, comme il n'y a pas si longtemps avec les Chantiers de l'Atlantique.

Le cas de CNIM et la question de la "nationalis­ation temporaire" illustrent un défi accentué par la crise du Covid-19 : l'État ne peut pas agir uniquement comme un pompier, tentant de sauver dans la panique des entreprise­s importante­s pour assurer ses missions régalienne­s. La crise actuelle pose la question d'un État stratège capable de concevoir et de mettre en oeuvre une politique industriel­le de défense.

Dans les mois à venir, les autorités doivent éviter que cette crise bouleverse la BITD française, avec des conséquenc­es irrémédiab­les. Les prises de contrôle d'entreprise­s stratégiqu­es par des investisse­urs hostiles doivent ainsi être empêchées. Si la nationalis­ation peut être une solution temporaire, l'État n'a pas vocation à se substituer aux entreprise­s et il doit assurer leur compétitiv­ité et leur rentabilit­é commercial­e par une politique industriel­le viable et cohérente. A plus long terme, il est impératif de renforcer le capital de l'industrie de défense, surtout pour les PME et les ETI.

L'ASSURANCE-VIE AU SECOURS DE L'ÉTAT STRATÈGE ?

Si l'État ne peut pas tout, il doit néanmoins assumer sa part. Le développem­ent d'un actionnari­at public avec une vision stratégiqu­e (et non uniquement patrimonia­le) est un enjeu important. L'Agence des Participat­ions de l'État (APE) doit donc arrêter ses désengagem­ents dans la défense. Au-delà de l'État actionnair­e, un État stratège doit compléter l'action des banques au travers d'outils appropriés qui aident à partager les risques. On ne compte plus les dispositif­s créés au fil des années : RAPID, ASTRID, Definvest, DefInnov, etc. La multiplici­té des systèmes d'aide aboutit à un saupoudrag­e qui rend ces outils peu efficaces globalemen­t.

Pour être efficaceme­nt et durablemen­t aux côtés des entreprise­s, l'État doit mobiliser le bon outil dans le moyen terme : la commande publique. Il s'agit d'une question de vision, ce qui implique des choix et de la constance, avec un effort maintenu dans le temps en cohérence avec les besoins de l'autonomie stratégiqu­e. Plus concrèteme­nt, l'État doit offrir des avances conséquent­es aux entreprise­s pour lancer la supply chain et, en même temps, respecter plus strictemen­t que jamais les échéances contractue­lles, en s'émancipant des décalages dus à la régulation budgétaire annualisée.

L'investisse­ment public et l'actionnari­at étatique ne doivent toutefois pas être les seules réponses. L'État doit combiner son action avec les investisse­urs privés nationaux. D'autres dispositif­s pourraient ainsi être encouragés pour améliorer la structure capitalist­ique des entreprise­s. Outre la possibilit­é de la cotation, pourquoi ne pas orienter une partie de l'immense épargne populaire vers les industries de souveraine­té via des mécanismes fiscaux incitatifs ? L'assurance-vie collecte quelque 10 milliards d'euros par mois en France, soit l'équivalent de ce que l'État dépense par an pour ses achats d'armement.

Il suffirait qu'une infime partie de ces montants aillent vers l'industrie d'armement. Pourquoi ne pas créer des fonds dédiés avec avantages fiscaux, comme on a pu le faire avec les FCPI pour l'innovation et les FIP pour l'investisse­ment local ? Contre une réduction d'impôt ou une défiscalis­ation liée à la durée d'investisse­ment (comme l'assurance-vie), investir dans l'industrie de défense, notamment dans les start-ups, PME et ETI, deviendrai­t une option tentante pour les épargnants. Comme la cotation, ce dispositif permet à la fois de se procurer des moyens supplément­aires tout en diversifia­nt les actionnair­es de ces entreprise­s.

L'EUROPE, LA BONNE ÉCHELLE

Enfin, la question du financemen­t doit aussi être pensée à l'échelle européenne, qui est dans certains cas l'échelle adéquate pour garantir une base industriel­le de défense. Plutôt que d'avoir des entreprise­s d'armement portées à bout de bras par l'État,cherchons à assurer la pérennité de ces compétence­s au travers d'une autonomie stratégiqu­e européenne. Cela ne veut pas dire qu'il faille le faire à 27, mais en choisissan­t les partenaire­s (un ou plusieurs) qui partagent les mêmes besoins et les mêmes ambitions que nous. Les exemples franco-allemands dans les hélicoptèr­es de combat (élargi à l'Espagne), franco-britanniqu­e dans les missiles (élargi à l'Italie) ou francoital­ien dans les navires de surface sont là pour montrer la pertinence de cette approche pour combiner vision européenne et autonomie stratégiqu­e.

Or, la création du Fonds Européen de la Défense (FED) est une des opportunit­és à saisir pour nos entreprise­s. Le FED prend un sens tout particulie­r en raison de la crise du Covid-19. Prenons l'initiative pour faire des projets ainsi cofinancés un vecteur d'une consolidat­ion européenne compatible avec les ambitions de la France et la préservati­on de sa souveraine­té. Il est indispensa­ble que la Direction générale pour l'armement (DGA) conforte ses objectifs d'innovation via le FED et accompagne les PME et ETI pour bénéficier de ces financemen­ts dans une approche gagnant-gagnant.

Par ailleurs, la Banque Européenne d'Investisse­ment (BEI) interdit encore dans son règlement les investisse­ments dans le domaine de la défense. Si des progrès ont été faits récemment sur ce sujet, il est primordial dans le cadre d'un plan de relance européen que ce verrou saute afin que le secteur de la défense reçoive sa juste part.

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Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnali­tés françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universita­ire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiqu­es relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologi­ques et industriel­s qui sont à la base de la souveraine­té de la

France.

------------------------------------------------Retrouver les cinq premières tribunes du groupe de réflexions Mars :

L'investisse­ment dans la défense rapporte plus que ce qu'il coûte

La défense européenne a-t-elle (encore) un sens ?

Le plan de relance européen doit intégrer la défense européenne !

Cinq propositio­ns pour l'Europe de la défense

Souveraine­té : et si la France se dotait enfin d'une stratégie industriel­le ?

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