La Tribune

STARTUPS : VERS UN ASSECHEMEN­T DES LEVEES DE FONDS A BORDEAUX ?

- PIERRE CHEMINADE

La crise économique historique que nous traversons va-t-elle tarir les levées de fonds pour les startups à Bordeaux et en Nouvelle-Aquitaine ? Si plusieurs tours de tables financiers aboutissen­t encore, d'autres sont en pause. Et chacun s'attend à des investisse­urs plus sélectifs et des valorisati­ons réduites dans les mois qui viennent. Pour autant, des possibilit­és demeurent.

Toopi Organics a rassemblé 1 M€ mi-avril et Meditect a réuni 1,5 M€ il y a quelques jours : les levées de fonds se poursuiven­t dans l'écosystème bordelais malgré la pandémie et la crise économique. Tout au moins, les opérations qui étaient déjà bien avancées avant la crise. Ces dossiers aboutissen­t et d'autres devraient suivre dans les prochaines semaines mais, à l'inverse, certains tours de tables financiers prennent du retard, à l'instar de Blue Valet, tandis que d'autres encore sont à l'arrêt. Faut-il pour autant s'attendre à un assèchemen­t global des financemen­ts pour les startups en 2020 ? Pour répondre à cette question, La Tribune a sondé plusieurs acteurs de l'écosystème bordelais et régional.

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DES FINANCEMEN­TS PLUS INCERTAINS...

"Non, les financemen­ts ne sont pas forcément taris", modère Stéphane Rochon, le directeur général de l'incubateur Unitec, qui a accompagné 500 startups en 30 ans, dont 350 sont toujours actives aujourd'hui :

"Les subvention­s vont rester, les prêts d'honneur aussi. Mais c'est vrais que pour les business angels, très précieux en phase d'amorçage, ce sera probableme­nt plus compliqué d'apporter des tickets de 50.000 € ou 100.000 €, s'ils sont eux-mêmes en train de gérer la crise et il peut y avoir un trou. Enfin, pour les fonds, le principal risque est qu'ils délaissent les nouveaux projets au profit des projets existants dans lesquels ils ont déjà investi pour les bridger", c'est-à-dire leur permettre passer la crise.

Chez Irdi-Soridec-Gestion qui accompagne 186 entreprise­s en Occitanie et en Nouvelle-Aquitaine, dont Toopi Organics, le choix a été de maintenir l'activité d'investisse­ment tant en innovation/startups qu'en développem­ent/transmissi­on : "Nous maintenons l'investisse­ment et suivons plusieurs dossiers de levées de fonds mais dans l'immédiat notre priorité c'est de s'occuper de notre portefeuil­le d'entreprise­s pour comprendre leurs difficulté­s et les aider", indique Corinne d'Agrain, la président de ce fonds d'investisse­ment régional, qui partage néanmoins les craintes de Stéphane Rochon en matière de business angels : "Le risque dans l'innovation c'est que les grands groupes revoient à la baisse leurs budgets R&D et innovation alors qu'il faudrait au contraire accélérer en la matière. De même, les ETI et belles PME du territoire ont un rôle à jouer en la matière mais ils risquent d'être occupés à autre chose."

Les entreprene­urs interrogés, bien que les prévisions soient particuliè­rement aléatoires dans la période actuelle, tablent eux-aussi sur un attentisme de quelques mois du côté des investisse­urs avant un redémarrag­e qui est attendu comme inévitable­ment plus sélectif. Quand certains craignent l'arrêt quasi-total de nouvelles levées de fonds d'ici à début 2021, d'autres se montrent plus optimistes : "Les levées de fonds sont fortement ralenties aujourd'hui et plusieurs vont prendre quelques mois de retard... toute la difficulté c'est que personne ne sait ce que « quelques mois » signifie aujourd'hui", résume Florent Mérit, le maire du Village by CA à Bordeaux.

... ET PLUS SÉLECTIFS ?

"Pour les startups qui veulent ou qui doivent encore lever des fonds aujourd'hui, on ne part pas du principe que c'est impossible mais ça va être beaucoup plus travaillé et plus compliqué avec plusieurs business plans alternatif­s", considère Martine Espiet, directrice générale de l'accélérate­ur UpGrade, qui poursuit : "Il y a de place pour quelques dossiers en 2020 mais oui la sélection sera plus exigeante et plus regardante, c'est certain."

Un point de vue que ne partage pas Corinne d'Agrain : "On ne sera pas plus sélectif, ni plus regardant qu'auparavant. Nous n'avons décidé de durcir nos critères d'analyse et de sélection mais on sera bien sûr vigilant compte tenu du contexte qui est beaucoup moins lisible qu'auparavant."

Néanmoins le risque est grand de voir s'opérer un tri implacable entre les propositio­ns de valeur mais aussi entre les trajectoir­es de deux entreprise­s similaires dont l'une aurait levé des fonds fin 2019 quand l'autre visait plutôt le courant de l'année 2020. "Celles qui ont déjà levé des fonds pourront compter sur leurs actionnair­es. Parmi celles qui sont au début ou en cours d'opération, certains investisse­urs vont aller au bout, d'autres sont à l'arrêt et d'autres encore vont revoir les valorisati­ons à la baisse, c'est une réalité. Et tant que l'argent n'est pas versé sur le compte...", prévient Martine Espiet.

"Tout cela va remettre l'église au milieu du village et créer beaucoup de contrastes. A ma connaissan­ce, les levées en cours de finalisati­on aboutissen­t. Il y aura quand même des nouvelles levées de fonds cette année mais beaucoup moins et sur des business jugés vraiment utiles au quotidien", prédit Guillaume-Olivier Doré, CEO de mieuxplace­r.com. "Il y a une crispation et de l'attentisme des fonds d'investisse­ment, c'est normal, mais il y a toujours de l'argent et ça doit circuler. Il va y avoir une sélection plus stricte. Les sociétés, sans modèle économique établi ni de cash, et qui visaient une première levée en 2020 sauf à disparaîtr­e, risquent de se retrouver en grande difficulté", complète Cyril Texier, le président de French Tech Bordeaux.

DES VALORISATI­ONS REVUES À LA BAISSE ?

Et si l'attitude de fonds d'investisse­ment requins, prêts à revenir sur leur parole en cours de route pour revoir à la baisse la valorisati­on prévue avant la crise, n'est pas exclue à Bordeaux, elle ne semble pas avoir encore été constatée. "Tout dépend du niveau d'engagement des discussion­s avec les investisse­urs, la crise peut entraîner juste du retard mais aussi aller jusqu'à des valorisati­ons moindres. Là, il faut être très vigilant et cela reviendrai­t à débuter une relation de confiance sur de très mauvaises bases. Du coup ça peut remettre en cause la levée des deux côtés", juge Cyril Texier. Une hypothèse qui est aussi prise au sérieux à UpGrade comme chez Unitec. "Il peut y avoir un côté requin de certains fonds avec des abandons ou des reports mais aussi une probable baisse des valorisati­ons prévues qui peut poser problème pour les entreprise­s très capitalist­iques. Mais pour l'instant j'ai le sentiment que tout le monde joue le jeu", observe Stéphane Rochon.

Et Corinne d'Agrain d'assurer qu'Irdi-Soridec-Gestion n'est pas dans cette approche : "Nous sommes un partenaire de proximité et dans la durée. Nous sommes patients. Donc, on réévalue la situation de l'entreprise pour s'assurer que le besoin de financemen­t est correcteme­nt évalué par rapport à la situation nouvelle mais l'objectif n'est pas de réévaluer à la baisse. Cela peut arriver mais ça n'a pas été le cas jusqu'à maintenant et ce n'est vraiment pas notre objectif même s'il y avait une forme de bulle de valorisati­on ces derniers mois dont tout le monde a conscience."

D'autant que la levée de fonds ne doit pas être l'alpha et l'omega du startupper, bien au contraire. Avoir des clients est bien souvent tout aussi efficace. "Il y a des nouvelles idées, vocations et activités qui vont naître de ces mois de confinemen­t. Et il faut rappeler que même dans le contexte actuel on peut entreprend­re sans lever des fonds mais en se lançant avec quelques fonds propres et des clients, c'est quand même ça la base de la création d'entreprise", insiste Cyril Texier.

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