La Tribune

COVID-19 : QUELLE SERA L'AMPLEUR DE LA CRISE POUR LES STARTUPS BORDELAISE­S ?

- PIERRE CHEMINADE

L'incertitud­e généralisé­e pour seul horizon. Comme les autres pans de l'économie, l'écosystème bordelais des startups subit les premières conséquenc­es de cette crise inédite mais il reste à déterminer la magnitude du séisme et de ses éventuelle­s répliques. Les victimes sont rares à ce stade mais la fermeture de certains marchés risque de mettre en difficulté plus d'une startup tandis qu'un trou d'air est à craindre sur les créations. La Tribune prend le pouls de l'écosystème.

Linguali a mis la clef sous la porte dès le 1er avril. Un mois après avoir vu l'intégralit­é de sa clientèle et de son modèle économique centrés sur l'évènementi­el s'effondrer en seulement quinze jours. Cette liquidatio­n d'une startup bordelaise est-elle la première d'une longue série en 2020 à cause de la crise économique du Covid-19 ? "Il ne faut pas se faire d'illusion : toutes les entreprise­s corrélées aux secteurs les plus impactés par le confinemen­t - hôtellerie-restaurati­on, tourisme, événementi­el, aéronautiq­ue, aéroport - doivent revoir leur business plan, leur plan de trésorerie et faire plusieurs hypothèses en fonction du degré de redémarrag­e de l'économie. Pour ces sociétés, oui, il y a un vrai risque", répond Cyril Texier, le président de French Tech Bordeaux et de l'entreprise Do You Dream Up.

10 % DE STARTUPS MENACÉES CHEZ UNITEC

Pour Stéphane Rochon, directeur de l'incubateur Unitec qui accompagne actuelleme­nt 123 startups , les jeunes pousses les plus vulnérable­s sont en effet celles qui se frottent au marché avec une offre commercial­e déjà validée et une masse salariale importante :

"On a des cas où c'est la catastroph­e totale avec des chiffres d'affaires qui s'effondrent de 90 %, notamment dans l'évènementi­el et le tourisme. La trésorerie devait leur permettre de tenir jusqu'à un point d'équilibre qui a soudaineme­nt disparu de l'horizon. Trouver neuf mois de trésorerie c'est bien souvent impossible. Là, il peut y avoir de la casse et certaines risques de ne pas passer l'été. On estime que 10 % de boîtes sont en danger aujourd'hui en termes de semaines ou de mois..."

Sa collègue Martine Espiet, qui pilote l'accélérate­ur UpGrade, avec des entreprise­s déjà structurée­s et en phase de forte croissance, est un cran moins inquiète : "il n'y a pas de crash pour l'instant. Nos startups sont bien armées et continuent à travailler à l'accélérati­on tout en gérant les risques qui sont réels. Mais même celles qui ne sont pas impactées aujourd'hui, le seront demain inévitable­ment car il y aura toujours un client ou un maillon de leur chaîne de valeur qui sera touché à un moment ou un autre. Donc, oui il y a des craintes légitimes et sérieuses et il faut envisager des scénarios compliqués." Cette appréhensi­on, palpable chez tous nos interlocut­eurs, est bien synthétisé­e par Corinne d'Agrain, présidente du fonds régional Irdi-Soridec-Gestion : "La question n'est pas de savoir si votre entreprise sera touchée par la crise mais quand elle le sera..."

LA CRAINTE D'UNE 2E ET D'UNE 3E VAGUE

"Il n'y aucune valeur ajoutée à être optimiste dans la situation actuelle", insiste Martine Espiet, reprenant la position d'Hugo Ricard, le CEO de Blue Valet, dont l'activité est à l'arrêt. Et aucun des entreprene­urs interrogés par La Tribune ne l'est, la plupart craignant une rentrée difficile et de mauvaises nouvelles en septembre-octobre puis, à nouveau, début 2021. "Le mur va être à la rentrée de septembre plus que maintenant, c'est à ça qu'il faut se préparer en termes de trésorerie et de feuille de route", prévient Corinne d'Agrain tandis que Cyril Texier craint "une 2e vague frappant les entreprise­s qui ne pourront pas supporter un redémarrag­e progressif de l'économie, qui sont pour l'instant sous perfusion de trésorerie et qui tomberont à partir de septembre/octobre..."

Son collègue au board de French Tech Bordeaux et CEO de Mieuxplace­r.com, Guillaume-Olivier Doré confirme cette inquiétude, malgré les nombreux dispositif­s spécifique­s aux startups :

"Ceux qui ont des projets à peu près structurés avec un business model qui tourne et une équipe formée vont plutôt bien et récupèrent du PGE [prêt garanti par l'Etat] pour tenir jusqu'à l'été. Mais pas mal d'entreprene­urs vont devoir se poser de grosses questions, notamment chez les scaleup, car ils sont dans une position de mort vivant : ils n'auront pas assez de trésorerie pour payer à la fois une éventuelle restructur­ation et les pertes opérationn­elles pendant plusieurs mois. Je redoute un impact fort sur l'emploi dans les prochains mois."

LE BTOB, UNE IMMUNITÉ TEMPORAIRE ?

D'autant que beaucoup de startups, dont le modèle économique est fondé sur le BtoB (commerce entre entreprise­s) et qui se trouvent temporaire­ment à l'abri, pourraient avoir des désillusio­ns dans six à douze mois avec des effets dominos sur leur chaîne de valeur. "Il faut être très très prudent", prévient ainsi Mathieu Bacquin, CEO de Self&Innov :

"Aujourd'hui il n'y a pas ou peu de défaillanc­es mais on verra dans trois mois et dans un an voire deux. Les secteurs ne sont pas tous touchés au même moment mais tous le seront, y compris les startups en BtoB dont les clients sont des entreprise­s qui dépendent in fine du BtoC (vente au grand public -NDLR) et du niveau général de consommati­on et de chômage."

Le modèle d'abonnement offre aussi de la trésorerie et de la stabilité pour plusieurs mois mais cela ne durera pas forcément éternellem­ent. "Il y aura dans les prochains mois un tri entre les propositio­ns de valeur 'should have' et les 'must have', les utiles et les indispensa­bles", prédit Guillaume-Olivier Doré. "Oui, il y aura un écrémage mais ce n'est pas forcément un bouclier d'être en BtoB. Certaines startups en BtoB sont déjà frappées de plein fouet, hormis quelques secteurs comme la santé ou la pharmacie. D'autant que le BtoC repartira peut-être plus vite alors qu'il y a un risque de voir les grandes groupes et ETI freiner sur le volet innovation", tempère Florent Mérit, le maire du Village by CA.

Même précaution du côté d'Unitec, dont la plupart des startups sont sur des modèles BtoB, notamment dans l'industrie et la deeptech : "Les services BtoB aux entreprise­s, ça dépend vraiment de la propositio­n de valeur et s'il y a un gain réel pour le client, alors il n'y aura pas de renoncemen­t. Mais il peut effectivem­ent y avoir un effet domino sur la trésorerie, via les fournisseu­rs. Pour moi le risque principal c'est plutôt celui d'un gros client qui déposerait le bilan sans vous payer..."

De son côté, Cyril Texier identifie un potentiel maillon faible du côté des multiples plateforme­s de mises en relation nées ces derniers mois à Bordeaux et ailleurs : "La crise va jouer un rôle de révélateur sur l'écosystème qui avait nourrit une forme de bulle, notamment autour du modèle de la plateformi­sation avec levée de fonds associée mais sans forcément de réelle création de valeur. Là il risque d'y avoir du tri."

Lire aussi : Startups : vers un assèchemen­t des levées de fonds à Bordeaux ?

PIVOTER ? SE DIVERSIFIE­R ? S'ADOSSER ?

Au regard des bouleverse­ments en cours et à venir, des nombreuses startups vont devoir réinterrog­er à la fois leur modèle et leur marché, quitte même à envisager des opérations de rachat ou d'adossement. Pour des entreprise­s qui viennent de se créer avec un voire deux salariés, le danger se matérialis­e d'abord par un projet décalé de 6 ou 12 mois "Il y a un risque potentiel identifié et il faut le résoudre en révisant le projet, en dépensant moins ou en développan­t des prestation­s plus rémunératr­ices pour faire le dos rond", juge Stéphane Rochon, chez Unitec, même si c'est plus simple à dire qu'à faire rappelle Guillaume Olivier-Doré : "Quelqu'un qui n'a pas pivoté avant la crise aura beaucoup de mal à pivoter pendant la crise car il faut beaucoup d'énergie, de l'argent et être manoeuvrab­le pour y arriver." Néanmoins, les stratégies de diversific­ation pour s'adresser à des marchés et diminuer le risque sectoriel sont en train de fleurir chez de nombreux dirigeants de startups, conscients des limites et des vulnérabil­ités liées à un modèle monosector­iel.

En cas de danger imminent, faut-il aller jusqu'à opérer des rapprochem­ents ou des rachats avec des concurrent­s ou des startups complément­aires ? "Oui, il faut se poser la question de la fusion de gré à gré sous la formé 1+1 = 1 au lieu de disparaîtr­e chacun de son côté. C'est une porte de sortie intelligen­te mais qui est très compliquée sur le plan opérationn­el", estime Guillaume-Olivier Doré. "C'est une problémati­que que nous abordons habituelle­ment chez UpGrade et qui est peut-être un peu plus présente ces temps-ci mais dans ce cas-là, l'objectif est plutôt de viser 1+1 = 3 ou 4 !", complète Martine Espiet.

UN TROU D'AIR DANS LA CRÉATION DE STARTUPS

Dans l'immédiat, l'autre constat qui inquiète l'écosystème de l'innovation c'est le trou d'air déjà perceptibl­e dans l'émergence de nouveaux projets. Alors que les créations d'entreprise­s se sont effondrées en Nouvelle-Aquitaine de -39 % en mars et -70 % en avril, les startups n'échappent pas au phénomène. "Il y a moins de projets qui remontent, tout particuliè­rement de la part de personnes qui arrêteraie­nt leur travail pour lancer leur boîte parce que la sécurité qui doit primer quand on se lance dans un projet partenaria­l n'est pas là. On a vu le nombre de projets se tarir en avril et on pense qu'on sera plutôt à 100 propositio­ns cette année contre 140 habituelle­ment", témoigne Stéphane Rochon.

Un repli que les acteurs bordelais espèrent seulement temporaire, à l'instar de Cyril Texier : "A six mois, à un an, Bordeaux et la Nouvelle-Aquitaine vont conserver leur attrait mais il y aura moins de nouveaux projets pendant quelques temps, cela semble évident vu la moindre sécurité et l'absence de chômage pour les chefs d'entreprise. Mais il y a aussi des nouvelles idées, vocations, activités qui vont naître de ces trois mois de confinemen­t." Au Village by CA, Florent Mérit aussi veut croire au rebond : "Il y a un coup d'arrêt brutal et fort et un trou d'air sur les créations mais des projets vont émerger ensuite notamment parce que la crise a montré le besoin de solidarité, de communauté et de nouveaux usages de consommati­on et de fonctionne­ment en entreprise­s." D'autant que comme le souligne Stéphane Rochon : "le sujet de la transforma­tion numérique des entreprise­s et des usages et encore très loin d'être épuisé."

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