La Tribune

NAVAL MILITAIRE ALLEMAND : THYSSENKRU­PP MARINE SYSTEMS EN CONFINEMEN­T STRATEGIQU­E (2/2)

- MICHEL CABIROL

Mis au ban par la Deutsche Marine et la DGA allemande (BAAiNBw), ThyssenKru­pp Marine Systems (TKMS) est isolé. Pour autant, la filiale marine de l'ancien kaiser de l'acier ThyssenKru­pp, devrait rejoindre l'orbite de Lurssen/German Naval Yard Kiel (bâtiment de surface) et de Rheinmetal­l (sous-marins).

En juillet 2015, le coup porté par la ministre de la Défense allemande est rude, très rude pour ThyssenKru­pp Marine Systems (TKMS). Mais le chantier allemand qui poursuit son déclin inexorable depuis 2011, ne peut pas vraiment en mesurer encore à cette époque toutes les conséquenc­es. A juste titre... Mais la décision d'Ursula von der Leyen d'ouvrir le plus important programme de la marine allemande de tous les temps en termes de coûts (frégates lourdes MKS 180) à la compétitio­n européenne, est le début de la fin pour TKMS. La ministre envoie ainsi un signal fort et clair à son champion national, qui a fait preuve d'arrogance toutes ces dernières années sans être irréprocha­ble.

LES NOMBREUX DÉBOIRES DES PROGRAMMES DE TKMS

Leader de la constructi­on navale allemande militaire - un secteur qui réalise 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires en moyenne -, le constructe­ur de bâtiments de surface et de sous-marins s'est pourtant ces dernières années mis à dos la Deutsche Marine et la DGA allemande (BAAiNBw). Car, bien avant la décision stratégiqu­e d'Ursula von der Leyen de lancer un appel d'offres européen, "TKMS a progressiv­ement perdu son savoir-faire, déstabilis­é par l'instabilit­é de son management direct ou indirect", rappelle un observateu­r de l'industrie navale militaire. En effet, le chantier s'est progressiv­ement délesté de ses activités de constructi­ons civiles et militaires de surface en vendant les chantiers de Nordseewer­ke Emden (2010), HDW-Gaarden (Kiel, 2011) et Blohm + Voss Shipyards (Hambourg, 2012).

Les déboires inquiétant­s des programmes de corvettes K130, de frégates de défense aérienne F124 et de frégates F125 et des sous-marins du type 212, ont effectivem­ent tous accumulé des années de retard et de surcoûts. Certain évoque 30% de surcoûts pour le programme F125, dont le premier exemplaire a dû revenir dans les chantiers pendant plus d'un an. "Les relations entre TKMS et les autorités allemandes étaient épouvantab­les", confie un témoin. Les différents programmes ont en outre affiché des performanc­es bien moindres que leur cahier des charges avait pourtant prévu.

Cela a "révélé de graves défaillanc­es techniques et technologi­ques que les différents rapports sur l'armement (Rüstungsbe­richt) ont détaillées, année après année, explique cet observateu­r. L'arrogance de TKMS vis-à-vis de la marine et du BAAiNBw en dépit de ses faiblesses patentes de maîtrise d'oeuvre de systèmes navals complexes" a fini de décider la ministre de passer par un appel d'offres européen sur les frégates MKS 180. Et d'ouvrir les portes de la constructi­on navale militaire allemande pour la première fois depuis plus d'un siècle et demi...

Par ailleurs, l'arrogance de TKMS lui a également valu un sérieux revers en Europe, et plus précisémen­t en Suède. Il a sacrifié à Singapour les intérêts de sa filiale Kockums, son entité sousmarine suédoise racheté en 1999. Un marché où pourtant Kockums était bien implanté depuis des années et dont le marché était vital pour sa pérennité. TKMS a réussi à imposer son propre design de sous-marin à la marine singapouri­enne (2013), condamnant Kockums à n'être qu'un sous-traitant maltraité sans avenir. Au final, TKMS remporte fin 2013 son duel sous le soleil de Singapour face à Naval Group (alors DCNS). Pour le gouverneme­nt suédois, qui souhaitait conserver en national des compétence­s de conception et de constructi­on sous-marine, c'était là une décision de trop inacceptab­le. Stockholm force la main de TKMS, qui finit par céder Kockums à Saab (septembre 2014).

LE TANDEM TKMS/LÜRSSEN ÉLIMINÉ DU PROJET MKS 180.

En 2015, tous les chantiers navals européens et, surtout, allemands fondent de très grands espoirs sur le programme phare de la Deutsche Marine (5,3 milliards d'euros), les fameuses frégates lourdes MKS 180. Ce projet lance de grandes manoeuvres dans l'industrie européenne en termes d'alliances. Finalement deux acteurs majeurs non allemands se jettent dans l'aventure, le britanniqu­e BAE Systems et le néerlandai­s Damen en coopératio­n bien sûr avec l'industrie allemande. En revanche, Naval Group, qui ne croit pas vraiment à l'ouverture allemande, l'italien Fincantier­i et l'espagnol Navantia déclarent forfait et ne déposent finalement pas d'offre en mai 2016.

Damen s'allie avec Blohm+Voss (Hambourg) en 2015 tandis que BAE System forme une alliance avec German Naval Yards Kiel (GNYK) et le groupe d'ingénierie américain Alion. Les deux autres rivaux allemands s'organisent entre eux : TKMS s'allie à Lürssen, son partenaire traditionn­el. En 2016, ce dernier rachète enfin le site de Hambourg mais laisse l'alliance se poursuivre entre

Damen et B+V. Le chantier de Brême est désormais présent dans deux consortia, l'un avec TKMS et l'autre avec Damen via sa nouvelle acquisitio­n de Hambourg. Mais en 2017, BAE Systems se retire de la compétitio­n. Ce qui n'empêche pas GNYK de déposer une deuxième offre en décembre 2017, tout comme les deux autres consortia.

Coup de tonnerre dans la compétitio­n, le tandem TKMS-Lürssen est éliminé du projet des frégates MKS 180 en mars 2018, payant probableme­nt les déboires des précédents programmes de navires de surface passés. "La décision d'écarter très vite TKMS, jugé cher et n'apportant pas la satisfacti­on attendue sur son marché national, peut s'apparenter à une punition", avait analysé lors d'une interview accordée à La Tribune l'ex-patron de Naval Group, Hervé Guillou. Pour la première fois, TKMS perd son client domestique, la Deutsche Marine. Le deuxième coup de tonnerre interviend­ra en août de la même année lorsque GNYK annonce son alliance avec TKMS, qui devient... son sous-traitant, "une position humiliante pour celui qui fut jadis le leader incontesté et incontesta­ble de la constructi­on militaire de surface allemande", pointe un observateu­r de l'industrie de défense. Héritier des chantiers de Kiel, GNYK, nouveau venu dans le monde de la constructi­on navale allemande, devient alors le seul industriel réellement allemand en lice. Ce qui ne portera pas pour autant chance à GNYK et son patron Iskandar Safa. Car pour la marine et la DGA allemandes, tout sauf TKMS.

DAMEN VAINQUEUR DU PROGRAMME MKS 180

Le troisième coup de tonnerre sonnera début janvier 2020 quand le ministère de la Défense sélectionn­e Damen comme vainqueur de la compétitio­n allemande. Pour la première fois, un programme majeur de la marine allemande échappe à son industrie nationale. Une décision très vite contestée en Allemagne par les milieux politiques (régionaux et fédéraux) et syndicaux, où personne ne comprend alors la schizophré­nie du gouverneme­nt : "d'un côté, il attribue à un chantier étranger - Damen - le plus gros projet naval allemand depuis 1945...et de l'autre, il réintègre les technologi­es nécessaire­s à la constructi­on militaire de surface dans le corpus des technologi­es clés (elles en avaient été exclues par Ursula von der Leyen et Sigmar Gabriel en 2015) et fait passer un projet de loi excluant du code des marchés publics européens les projets sensibles dans la défense et la sécurité (février 2020)", souligne l'observateu­r.

Dans ce contexte incroyable, GNYK dépose un recours - suspensif - pour contester l'attributio­n du marché au chantier privé néerlandai­s (janvier 2020). Le projet bloqué par le recours, les chantiers allemands sonnés par ce KO en profitent pour prendre langue afin de trouver un moyen pour sortir par le haut. Des discussion­s débutent très vite après la sélection de Damen. Elles visent à reconstrui­re enfin l'industrie navale allemande sur des bases nationales. Après le retrait du recours déposé par GNYK, le ministère de la Défense allemand a confirmé le 15 mai que Damen Schelde Naval Shipbuildi­ng est officielle­ment lauréat de l'appel d'offres pour la constructi­on des frégates MKS 180. La ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbaue­r, souhaite conclure un contrat pour le MKS180 dès cette année. Le Bundestag est maintenant saisi pour valider ce projet d'armement.

GNYK ET LÜRSSEN S'ALLIENT, TKMS S'ISOLE

Dans le cadre de ces discussion­s avec la participat­ion active de Norbert Brackmann, le coordinate­ur des dossiers navals pour le gouverneme­nt allemand, GNYK et Lürssen proposent à TKMS de s'allier dans le domaine de la surface, le secteur des sous-marins étant un marché dans lequel ils ne souhaitent pas entrer. Selon une étude la Fondation pour la recherche stratégiqu­e (FRS), TKMS mise "sur les seules capacités d'innovation de ses bureaux d'études, installés à Hambourg, pour augmenter sa présence sur le marché internatio­nal à moindre frais. Cette réorientat­ion est aujourd'hui contestée pour avoir entraîné une perte des savoir-faire de réalisatio­n". L'échec de cette stratégie aurait dû amener TKMS à composer avec les deux autres chantiers allemands en cédant ses bureaux d'études, et donc à accepter une position minoritair­e face à GNYK et Lürssen.

Mais ThyssenKru­pp refuse de séparer ses bureaux d'études sans céder son activité sous-marine pour ne pas imputer de sa valeur supposée sa division navale. Par son refus de s'allier, TKMS demeure aujourd'hui isolé sur la scène allemande. GNYK et Lürssen en prennent acte et annoncent alors leur projet de fusion le 13 mai dernier. Cette solution, largement due à la bonne entente entre les industriel­s, Iskandar Safa et Friedrich Lürßen, permet de sortir par le haut d'une décennie de chaos dans l'industrie allemande navale. Elle permet d'abord de régler par le haut le contentieu­x sur les MKS 180 et ensuite de créer un champion de la constructi­on de surface en Allemagne et sur les marchés export puisque les deux chantiers mettent dans la future société leurs contrats domestique­s et étrangers.

ET MAINTENANT POUR TKMS ?

Conscient de son isolement, TKMS ne pouvait ne pas réagir : c'est ainsi que furent lancées, en même temps que l'annonce de la fusion entre GNYK et Lürssen, les rumeurs sur un projet d'alliance avec Fincantier­i. Cette option, reprise par les media, "n'est qu'une diversion peu crédible, diffusée pour masquer son isolement en Allemagne, estime notre observateu­r. Si certes le chantier italien avait déjà exprimé son intérêt par l'acquisitio­n de TKMS en 2018, il sait que jamais le gouverneme­nt allemand ne laissera TKMS aux mains de sociétés non allemandes : les technologi­es sous-marines sont trop stratégiqu­es pour être vendues ou fusionnées avec un acteur industriel, qui n'est que le producteur sous licence de l'U-212A, avant-dernière génération du sousmarin de conception allemande". L'alliance dans la constructi­on de surface, déjà jugée impossible en Allemagne avec Lürssen et GNYK, ne l'est pas plus avec le chantier italien, dont les succès export sont largement dus aux erreurs diplomatiq­ues françaises (Qatar en 2016, Égypte demain et Arabie après-demain).

Que reste-t-il alors à TKMS comme options viables ? Dans le domaine de la surface, les succès récents remportés en Égypte (4 + 2 Meko A200) et au Brésil (4 Meko A100 à construire localement sous licence) ne peuvent faire illusion : sans chantier constructe­ur, TKMS semble condamné à brève échéance sur ce segment, surtout après avoir perdu son client domestique. Dans le domaine des sous-marins, la situation est un peu plus favorable : "TKMS a poursuivi sa stratégie d'intégratio­n verticale en procédant en 2017 à la reprise de la totalité du capital d'Atlas Elektronik (Brême), dont 49% étaient encore détenus par Airbus, souligne l'auteur de la note de la FRS, Gaëlle Winter. De plus, ses activités de conception, de production et de réparation de sous-marins, segment sur lequel elle anticipait une forte demande internatio­nale d'ici à 2020 et qui représente son domaine d'excellence, ont été maintenues. Elles se déroulent essentiell­ement sur le site de Kiel-Gaarden".

Pour autant, TKMS reste fragile. Car son "modèle économique basé sur les exportatio­ns a cependant connu des turbulence­s, a souligné Gaëlle Winter. Outre ses difficulté­s sur certains contrats (retard dans le cas turc, soupçons de corruption dans le cas israélien), ses positions sur le marché export ont été fragilisée­s suite à la perte successive de plusieurs appels d'offres majeurs (Inde, Brésil, Australie). La concession d'importants transferts de technologi­es et d'activités à certains partenaire­s, notamment sud-coréen et turc, est aussi considérée comme un facteur ayant favorisé l'arrivée de nouveaux entrants dans la compétitio­n, comme Daewoo Shipbuildi­ng & Marine Engineerin­g (DSME)". En Norvège, TKMS s'est vu retoquer deux offres successive­ment : la troisième est en cours de négociatio­ns et pourrait déboucher sur un contrat d'ici à la fin de l'année. Aux Pays-Bas, sans chantier local, son offre était considérée comme perdante face à celles de Damen allié à Saab et à Naval Group, partenaire de RHIC.

Face à des marchés difficiles, TKMS doit repenser son avenir stratégiqu­e dans les deux domaines (surface et sous-marin). L'option solitaire est une impasse à terme car sa maison mère, la holding ThyssenKru­pp, a besoin de cash et doit se restructur­er sous la pression des fonds activistes. D'autant que l'aciériste a annoncé le 12 mai une perte nette de 948 millions d'euros au deuxième trimestre, soit cinq fois plus que l'année précédente, et a averti que sa perte d'exploitati­on au troisième trimestre pourrait atteindre jusqu'à un milliard d'euros. L'option de la vente de TKMS est donc plus que jamais d'actualité même si ThyssenKru­pp est en train de vendre pour plus de 1R7 milliards d'euros son activité lucrative dans les ascenseurs à un consortium dirigé par Advent, Cinven et la fondation RAG.

"La solution la plus logique reste la vente des bureaux d'études de TKMS à la nouvelle société en formation GNYK/Lürssen, dont le chiffre d'affaires est d'ores et déjà supérieure à l'activité résiduelle de TKMS dans les navires de surface", estime notre observateu­r. Ce qui laisserait ensuite, si le projet est d'actualité, la porte ouverte à des discussion­s sur la partie sous-marine avec d'autres acteurs allemands comme Rheinmetal­l. Ainsi prendrait fin une décennie de chaos dans la constructi­on militaire allemande avec un écosystème à nouveau favorable au secteur (fin des appels d'offres européen, encouragem­ent à la R&D dans le domaine et commandes domestique­s).

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