La Tribune

L'ECHEC DE LA GOOGLE CITY SONNE-T-IL LE GLAS DE LA "SMART CITY A LA FRANCAISE"?

- CESAR ARMAND

Après l'abandon de Quayside, projet porté par Waterfront Toronto et Sidewalk Labs (groupe Alphabet, Google), les élus porteurs d'un territoire intelligen­t estiment que le modèle français demeure équilibré, car conciliant développem­ent de la donnée et préservati­on des libertés publiques.

Des feux tricolores adaptés en temps réel à la circulatio­n automobile, des pistes cyclables chauffées en hiver, des robots souterrain­s assurant la distributi­on des colis et la gestion des déchets, ou encore des capteurs pour mesurer les flux de cyclistes et de piétons, la consommati­on en eau ou le remplissag­e des poubelles .... C'était le projet de réaménagem­ent de Quayside, une friche industriel­le de 5 hectares située le long du lac Ontario à Toronto, porté depuis 2017 par l'organisati­on Waterfront Toronto, qui réunit la municipali­té de Toronto, la province de l'Ontario et l'État canadien, et une filiale du groupe Alphabet (Google), Sidewalk Labs.

Le 7 mai dernier, le Pdg de cette entreprise privée a annoncé la fin du projet au nom d'"une incertitud­e économique sans précédent". "Il est devenu trop difficile de rendre le projet viable financière­ment sans sacrifier des éléments essentiels du plan. Après de longues délibérati­ons, nous avons conclu qu'il n'était plus logique de continuer", a précisé Dan Doctoroff, dans un communiqué cité par l'AFP.

"C'est la filiale d'une entreprise privée qui a voulu se poser en aménageur privé dans un contexte où le contrat initial non-écrit entre la ville et la société était peu clair", décrypte Cécile Maisonneuv­e, présidente de la Fabrique de la cité, un think-tank des innovation­s urbaines créé et soutenu par le groupe Vinci.

Elle ajoute :

"C'est en outre un problème de double légitimité, entre un acteur public, ville, province, État, peu armé politiquem­ent et juridiquem­ent, face à un acteur privé qui doit encore construire sa légitimité en termes urbanistiq­ues."

"LA QUESTION DE LA SMART CITY, C'EST CELLE DE LA VISION POLITIQUE"

À l'inverse, en France, deux métropoles revendique­nt un modèle de "smart city à la française", dont celle de Dijon, qui a lancé en 2019 un poste de pilotage connecté commun aux 23 communes métropolit­aines, conçu, réalisé, exploité et maintenu par Bouygues Energies & Services, Citelum (filiale du groupe EDF), Suez et Capgemini. "La question de la smart city, c'est celle de la vision politique qu'on veut développer et promouvoir. Si la donnée est une extension de nous-mêmes et qu'elle est confiée à une société de profit et non d'intérêt général, il y a un risque de marchandis­ation", déclare à La Tribune Denis Hameau, conseiller métropolit­ain chargé du projet OnDijon Human Smart Sustainabl­e City.

Lire aussi : À Dijon, dans le cockpit de la ville du futur

S'il a déjà pris depuis des années ses distances avec la terminolog­ie de smart city, considéran­t que la connotatio­n techno-centrique a envahi cet univers, le professeur des université­s Carlos Moreno n'en demeure pas moins sur la même ligne que l'élu local. "Toronto en est le summum par rapport à ce qu'on peut imaginer en 2020. Nous sommes déjà inféodés à Google pour toutes nos données. La technologi­e doit être au service des usages, et non l'inverse. Pourquoi faudrait-il donner une carte blanche à cette hybridatio­n de nos vies au profit d'un quartier de ville

?", s'interroge le directeur scientifiq­ue de la chaire ETI "Entreprene­uriat, Territoire, Innovation" de l'université Panthéon-Sorbonne-IAE.

"La smart city à la française est un modèle équilibré car il permet le développem­ent de la data tout en préservant les libertés publiques", renchérit le Dijonnais Denis Hameau. "Nous avons su faire preuve de résilience et être attentifs grâce à la technologi­e: nous avons fait preuve d'innovation et d'imaginatio­n dans nos actions. Par exemple, quand nous avons rouvert les marchés, nous avons pu réguler les entrées et les sorties, de même que nous avons pu donner des informatio­ns fiables aux habitants en lien avec le CHU."

LA VILLE DE DEMAIN DOIT ÊTRE VIABLE, VIVABLE ET ÉQUITABLE

Pour Cécile Maisonneuv­e, l'acceptatio­n sociale tient aussi du fait que "le maire a la légitimité due à son élection, de même que les entreprise­s avec qui il discute sont des acteurs urbains de longue date". "Un capteur est un objet technologi­que commun, mais tout dépend de son utilisatio­n dans un contexte économique, politique et social. Un capteur à Dijon n'a rien à voir avec un capteur à Toronto", insiste-t-elle.

"La chute des projets de Toronto montre que le développem­ent urbain est à l'intersecti­on de trois valeurs: l'écologie, l'économie et le social", martèle de son côté le franco-colombien Carlos Moreno, également conseiller de l'associatio­n d'élus France urbaine sur cette question. "La ville de demain doit être viable, vivable et équitable, c'est-à-dire bas-carbone, créatrice d'emplois, en soutien aux initiative­s et surtout, inclusive. La voie française est celle qui tient à ses racines, c'està-dire qui permet de retrouver la liberté, l'égalité, la fraternité."

Outre l'installati­on d'un comité d'éthique, votée en décembre dernier, et le recrutemen­t en cours d'un directeur général adjoint chargé de la donnée publique et garant de la coordinati­on et de la transversa­lité, Dijon Métropole a ainsi fait évoluer son modèle à la suite du confinemen­t. Le portail téléphoniq­ue est ainsi passé d'un service d'informatio­n sur les services municipaux (horaires des piscines...) à un numéro de renseignem­ent sur les décisions locales et nationales.

"À l'inverse d'une logique très business et très technicist­e, nous avons mis l'homme au coeur du jeu en matière de santé, de solidarité et d'attention aux autres", dit Denis Hameau. Avec 700 à 800 appels par jour, la cité de la moutarde a dû renforcer ses équipes pour qu'elles puissent recevoir des appels 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, contre 9h-19h habituelle­ment. "Nous avons pu aider 24.350 personnes !" assure l'élu qui revendique avoir fait des courses pour sa voisine âgée.

ANGERS ET LA ROCHELLE DANS LES STARTING-BLOCKS

La métropole d'Angers veut, elle aussi, aller vers "un modèle de territoire intelligen­t à la française". "La notion de territoire est plus respectueu­se que celle de smart city pour les maires ruraux", expliquait en novembre dernier son président Christophe Béchu à La Tribune lors du congrès des maires. À la suite d'un appel d'offres et d'un dialogue compétitif, c'est le groupement composé d'Engie, de Suez, de La Poste et du groupe VYV qui a remporté le marché.

Réélu dès le premier tour le 15 mars dernier, Christophe Béchu a officielle­ment été confirmé dans ses fonctions le 25 mai par le conseil municipal d'Angers. Il devrait donc très prochainem­ent consulter sa population via son mandataire qui a d'ores et déjà débloqué 35 millions d'euros pour animer des ateliers de prises de parole citoyennes.

Lire aussi : Angers veut co-construire une métropole écologique et intelligen­te

En attendant, d'autres agglomérat­ions s'y mettent comme La Rochelle qui a le projet d'un quartier zéro carbone. Elle a sélectionn­é le fournisseu­r de logiciels Panga pour piloter la gestion et mesurer la consommati­on en temps réel. Des boîtiers, des capteurs et des objets connectés fonctionne­nt en edge computing, c'est-à-dire au travers d'un réseau en circuit fermé stockant et traitant localement toutes les données, sans passer par le cloud.

"Aujourd'hui, connecter les données, c'est comme connecter hier le gaz et l'électricit­é. De même qu'on consomme de l'énergie locale, il faut créer des boucles de données locales", relève Cyril Banos, président de Panga. "Pour trois raisons : environnem­entale (la réduction de la consommati­on énergétiqu­e et de l'empreinte carbone de moitié), de résilience (l'absorption des problèmes de coupure momentanée), et de sécurité des données et des objets connectés", conclut-il.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France