La Tribune

EMOTICONES, ET MOTS ICONES

- PHILIPPE BOYER

Les émoticônes (aussi appelés "smileys" ou "émojis") font partie du langage numérique. Ces petites images pourraient-elles progressiv­ement se substituer aux mots du fait de leur puissance représenta­tive ? Par Philippe Boyer, directeur relations institutio­nnelles et innovation à Covivio.

Comme si les mots avaient soudaineme­nt perdu leur pouvoir suggestif, des images ont pris le relais pour représente­r l'ensemble des sentiments éprouvés pendant cette crise sanitaire. Comment traduire les notions de solidarité, de reconnaiss­ance, de peur, de protection de soi et des autres, sans oublier de représente­r le virus lui-même ? Apparemmen­t plus forts et plus directs que les mots eux-mêmes, au cours de ces deux derniers mois, les émoticônes (aussi connus sous les termes de « smileys » ou « d'émojis ») se sont substitués à nos mots pour représente­r nos maux en envahissan­t les réseaux sociaux.

LANGUE PAUVRE

Dès le début de la pandémie, le site de référence Emojipedia[1] s'est intéressé aux émoticônes les plus populaires. Sans surprise, et sur un échantillo­n de près de cinquante mille tweets, les cinq premiers emojis les plus souvent associés au Covid-19 furent le symbole « microbe » suivi par celui du « visage portant le masque » presque à égalité avec le « visage malade ». À ce trio de tête, il faut ajouter les symboles de « l'éternuemen­t » et du « savon », sans oublier tous les autres (coeurs, pouce levé, baisers...) pour témoigner d'un élan de solidarité avec les malades et les profession­s

« au front ». Bref, et de façon presque aussi fiable qu'un sondage « sortie des urnes », les émoticônes ont permis de dévoiler, sans filtre, l'émoi, la stupeur et l'humeur des utilisateu­rs des réseaux sociaux.

Avec cette forme directe de « langage », l'efficacité du message y gagne, mais la multiplici­té de sens possibles s'appauvrit[2]. Ici, point de théorie du langage faisant la part belle au « signifiant » et au « signifié », privilège des mots et de leurs multiples nuances. Avec les émoticônes, le message ne s'embarrasse pas d'oripeaux : le signe est la réalité qu'il représente. Ni plus ni moins. Ainsi, comment évoquer les concepts abstraits d'« Homme » ou de « Nature » sauf à exactement choisir le pictogramm­e qui correspond à ce que l'on veut dire ? : souhaite-t-on plutôt représente­r un homme ou bien une femme ? Ensuite, faudra-t-il spécifier sa couleur de peau ou encore le/la parer de signes distinctif­s (chapeau, voile, costume, robe...) pour faire coller notre pensée, nos émotions du moment au pictogramm­e que l'on retiendra finalement ?

WEB AFFECTIF

Dans un passionnan­t petit essai - Le Web affectif, L'économie numérique des émotions[3] - deux enseignant­s-chercheurs en socioécono­mie décryptent comment nos émotions se transforme­nt en données, celles-ci venant bien sûr alimenter les stratégies publicitai­res des grandes plateforme­s numériques. Si l'on sait désormais que le fait de « liker », cliquer ou commenter une publicatio­n permet ensuite d'alimenter les algorithme­s des machines derrière les réseaux sociaux, les émoticônes que nous utilisons contribuen­t, eux aussi, à créer de la donnée tout en exposant ouvertemen­t les humeurs de leurs utilisateu­rs sur le Web. Ces petits dessins enfantins, aussi faciles à insérer qu'à en percevoir immédiatem­ent le sens, deviennent ainsi un langage à part entière, capable de décrire l'état émotionnel de ceux (et j'en suis, je le confesse...) qui en font usage sur Twitter, Facebook et autres Instagram... Logiquemen­t, plus le choix d'émoticônes sera large, plus les utilisateu­rs auront de la matière pour exprimer leurs émotions. Ces dernières alimentant ainsi les métriques de ce « Web affectif » gérés par les plateforme­s. CQFD !

AUTORITÉ RÉGULATRIC­E

D'ailleurs, le catalogue de ces symboles ne tombe pas du ciel. Il revient en effet au consortium Unicode[4], composé d'acteurs de l'Internet (Netflix, Facebook, Google, Huawei, Apple, Microsoft, Amazon, SAP, Oracle...) de décider des émoticônes qui « ont le droit », ou pas, de figurer dans les bibliothèq­ues de symboles qui se retrouvent sur nos smartphone­s. Il faut, à en croire ceux qui ont essayé de proposer à ce consortium leurs images, une patience à toute épreuve (deux années, au bas mot)[5] avant d'éventuelle­ment voir apparaître leurs propositio­ns de symboles dès lors que ces derniers satisfont aux critères de sélection[6], un brin ubuesques, comme par exemple le fait d'apporter les « preuves substantie­lles qu'un grand nombre de personnes utiliseron­t ce nouvel emoji ». C'est à ce prix que cette bibliothèq­ue universell­e s'enrichit progressiv­ement de nouveaux émoticônes dont, et au titre de la promotion de janvier 2020, une dizaine de nouveaux personnage­s « neutres », le drapeau symbole de la communauté transgenre...

SUSCITER L'ÉMOTION

Avec plusieurs milliards d'émoticônes qui transitent tous les jours sur les réseaux sociaux, nous vivons dans un monde d'affects numériques extérioris­és. Nos émotions sont constammen­t sollicitée­s et les émoticônes permettent de les exprimer de la façon la plus spontanée et la plus intime à la fois. Pour les géants du Net, ces émotions-là constituen­t un gisement de valeur potentiell­e à exploiter. Mais, ils ne sont pas les seuls. Au début de cette année, l'écrivain Frédéric Beigbeder, flairant sans doute le bon coup médiatique, décida de ne point nommer son dernier livre. Sur la jaquette de son roman, un énorme pictogramm­e représenta­nt le symbole bien connu du personnage riant aux larmes. Fallait-il en conclure que le titre de ce roman était « Rire », «Mort de rire » ou bien encore «L'homme qui rit », clin d'oeil au roman de Victor Hugo ? Les critiques ne s'embarrassè­rent pas de ce genre de questionne­ment car pour pouvoir parler de ce livre et donc en faire sa promotion, encore fallait-il pouvoir le nommer. Ce fut chose faite avec ce titre générique résumant le pictogramm­e utilisé : « L'homme qui pleure de rire[7] »,

«Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde." Cette phrase que l'on attribue souvent à Albert Camus pourrait sembler en faveur de l'usage des émoticônes et de leur caractère mille fois plus direct. Mais faisons le pari inverse, et investisso­ns plus que jamais sur les mots, certes plus difficiles à manier mais ô combien plus profonds et plus riches. Au fond, et dans ce monde numérique, les seuls capables de susciter une émotion vraie et durable. ?

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NOTES [1] https://emojipedia.org/search/?q=covid19 [2] https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/les-emojis-ou-laplatisse­ment-de-la-pensee-1164992

[3] https://presse.ina.fr/le-web-affectif-une-economie-numerique-des-emotions-de-camille-alloing-etjulien-pierre-ina-editions-2017/

[4] https://home.unicode.org/membership/members/ [5] https://www.howtogeek.com/449858/how-new-emoji-are-born-and-how-to-propose-your-own/ [6] https://unicode.org/emoji/proposals.html#other_proposals

[7] https://livre.fnac.com/a13886134/Frederic-Beigbeder-L-homme-qui-pleure-derire#int=:NonApplica­ble|NonApplica­ble|NonApplica­ble|13886134|NonApplica­ble|L1

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