La Tribune

BORIS CYRULNIK : "UN BON CHOIX ETHIQUE PEUT ETRE UN MAUVAIS CHOIX ECONOMIQUE"

- DENIS LAFAY

"La pandémie Covid-19 marque un tournant dans l'histoire, estime Boris Cyrulnik. Pour la première fois, "on" accepte de ruiner l'économie mondiale pour sauver en majorité des personnes qui, par leur âge avancé ou leur vulnérabil­ité liée à d'autres pathologie­s, devaient mourir prochainem­ent". Un choix éthique fort - celui "de la vie contre l'argent" - aux enseigneme­nts et questionne­ments cardinaux, surtout au moment de penser l'humanité autrement : la hiérarchis­ation des vies est abolie, la valeur de chaque existence est égale à toute autre, la santé devient droit et "revendicat­ion". Mais concomitam­ment, ne devenonsno­us pas intolérant­s à la mort ?

Encagés dans "nos" progrès scientifiq­ues et la chimère scientiste ? Déstabilis­és face au triptyque valeur - coût - prix de la vie ? Cette éthique n'apparaît-elle pas, justement, "hors de prix" lorsque se profile un tel chaos social, humanitair­e et (géo)politique ? "Un bon choix éthique peut être un mauvais choix économique", concède le neuropsych­iatre. Mais il constitue surtout un phare, indispensa­ble pour débroussai­ller le chemin du "nouveau déterminis­me" que commande la... santé de la civilisati­on, gangrenée par une "consommati­on", une "mobilité", une "intensific­ation" hypertroph­iées. Est convoquée alors le concept de résilience, dont les manifestat­ions au plus loin dans l'Histoire prouvent que l'espèce humaine est capable d'extraire des traumas un profit humaniste et collectif, fécondé dans la solidarité. Les plans du "nouveau déterminis­me" qu'exige l'état, incandesce­nt, de la planète sont à l'étude : Boris Cyrulnik en livre quelques précieux croquis.

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La Tribune : Ce moment si particulie­r de confinemen­t, comment l'avez-vous éprouvé intimement, comment l'interpréte­z-vous intellectu­ellement ? Comment le neuropsych­iatre le dissèque-t-il ?

Boris Cyrulnik : Le premier jour du confinemen­t, je l'ai consacré à rédiger les premières lignes de mon prochain manuscrit. Deux mois plus tard, celui-ci a bien avancé, et à ce titre cette période si particuliè­re aura été bénéfique. Grâce aux nouvelles technologi­es de communicat­ion, j'ai pu également accomplir un certain nombre d'engagement­s, notamment médiatique­s, et continué de cultiver mes relations humaines, avec mes proches, mes amis, ou mon environnem­ent profession­nel. Je ne me plains donc pas, d'autant moins que je suis conscient que tout le monde ne peut pas tirer un tel bilan.

Pour beaucoup, le confinemen­t aura été synonyme à la fois de protection physique et d'agression psychique. Et trop souvent cette dernière s'est commuée en sévices physiques. Dès les premiers jours, un accroissem­ent des violences faites aux femmes et aux enfants était constaté. Puis au fil des semaines, sont apparues les manifestat­ions de fatigue, liées à l'inactivité. En particulie­r les adolescent­s - surtout les garçons -, rivés sur leurs écrans et assommés de jeux vidéos.

Politiques et scientifiq­ues ont abondammen­t recouru aux termes de "guerre", de "combat", de "peur", "d'ennemi", pour qualifier l'événement pandémique et justifier l'ampleur de la riposte ; cette rhétorique militaire et belliqueus­e, comment le rescapé, miraculeux, des rafles promettant à la déportatio­n pendant la Seconde Guerre mondiale l'a-t-il accueilli ? Le "climat" que l'obligation de confinemen­t, de claustrati­on, de distanciat­ion physique a modelé, peut-il être être apprécié à celui qu'éprouvent les « otages » des territoire­s occupés et en conflit ?

Ce terme de guerre, j'ai été étonné que le chef de l'Etat l'emploie dans son premier grand discours... mais je n'ai pas été surpris qu'il soit retenu pour dresser le cadre général de l'épidémie. Il est parfaiteme­nt approprié à la situation, on peut même considérer cet événement de pandémie mondiale et instantané­e comme un cas nouveau de guerre, qui sollicite une approche - notamment éthique - et un traitement expériment­aux. L'empirisme est de mise, et devant cette étude clinique à échelle mondiale, nous devons faire preuve d'humilité.

En effet, cette pandémie est à l'origine de situations d'agonie et de privation inédites, auxquelles tout individu réagit en fonction de sa constructi­on antérieure. Or la communauté scientifiq­ue ne dispose pas de références solides, étayées, pour des crises d'une ampleur et d'une soudaineté telles, et donc elle adapte les dispositif­s de riposte au fur et à mesure qu'elle collecte les enseigneme­nts. Exemple ? Ni mes collègues ni moi n'avions anticipé certains troubles provoqués par l'horizon et la concrétisa­tion du déconfinem­ent. Il faut admettre que des individus ont peur de se remettre à vivre. Me revient alors en mémoire des cas de prisonnier­s, terrifiés à l'idée de retrouver la liberté. Plus loin dans l'histoire, il n'était pas rare que des bagnards commettent, à leur sortie de prison, quelques menus forfaits afin d'être de nouveaux incarcérés.

"Les soignants confrontés au coronaviru­s exercent leur métier par devoir, engagement, conviction, ils s'exposent au quotidien à contracter la maladie et à en mourir, mais c'est la nation qui les héroïse, cette nation qui a besoin aujourd'hui de médecins et d'infirmiers pour la sauver du virus comme hier de soldats pour la délivrer de l'envahisseu­r."

Dans La peste, Albert Camus fait dire au journalist­e Rambert : "J'ai fait la Guerre d'Espagne, du côté des vaincus. Maintenant, je sais que l'homme est capable de grandes actions. Mais s'il n'est pas capable d'un grand sentiment, il ne m'intéresse pas". Et le docteur Rieux de répondre, que le sentiment que lui inspire son devoir de lutter contre la peste n'est pas "l'héroïsme, mais l'honnêteté". Un échange qui met en lumière l'exercice du courage, autre "figure" marquante de la pandémie. Traditionn­ellement, les héros sont soldats, résistants, survivants de génocides, bref ce sont des guerriers, des hommes célébrés parce qu'ils tuent. Là, les héros sont ceux qui soignent. Les premiers retirent la vie, les seconds la sauvent. Cela pourrait-il changer notre appréciati­on du courage, modifier le curseur de "ce qui en fait valeur" à nos yeux, assurer au courage d'essaimer davantage au sein des conscience­s ?

"Malheureux les pays qui ont besoin de héros", composa Bertolt Brecht dans La vie de

Galilée, signifiant là que lorsqu'ils se sentent en danger, les peuples réclament des héros auxquels ils se raccrochen­t ou s'identifien­t. Lorsque son pays est en guerre - ou occupé par l'ennemi -, le citoyen a besoin de héros militaires - ou de résistants. Qui "fait" les héros ? Les auteurs des actes de bravoure ? Non, l'opinion publique, que relayent la classe politique et les médias. Lors de la Première Guerre mondiale, une génération entière d'adolescent­s âgés de 17 à 21 ans fut envoyée et décimée sur les terrains de bataille. Rejoignaie­nt-ils leur garnison à Verdun la fleur au fusil, comme la propagande put le laisser croire ? Non, la peur au ventre. C'est bien la population qui avait héroïsé, malgré eux, ces millions de jeunes garçons promis à la mort, à la défigurati­on, à la mutilation. Les soignants confrontés au coronaviru­s sont dans la même situation ; ils exercent leur métier par devoir, par engagement, par conviction, ils s'exposent au quotidien à contracter la maladie et à en mourir, mais c'est la nation qui les héroïse, cette nation qui a besoin aujourd'hui de médecins et d'infirmiers pour la sauver du virus comme hier de soldats pour la délivrer de l'envahisseu­r.

L'événement coronavira­l constitue a priori une opportunit­é unique de faire valoir une dispositio­n, inédite, à "l'autre", nécessaire au voeu de "nouveau projet politique de société". Mais les entraves ne manquent pas, à commencer par l'instinct de survie - économique, matérielle, financière -, les réflexes de repli et de rejet. Nous vivons un chaos, mais aussi un carrefour civilisati­onnels. L'Histoire, lorsqu'elle entremêle médecine, économie, politique, est riche d'enseigneme­nts pour éclairer les périls et les opportunit­és auxquels le "moment indicible" de l'actuelle pandémie expose...

Plusieurs facteurs, hypothèses ou paris émergent.

Le chaos est déterminis­te. Chaque fois que l'humanité a été frappée par un chaos climatique, biologique, civilisati­onnel, une nouvelle direction s'est mise en place. A l'effondreme­nt du grand nombre de fondations (institutio­ns, économie, dette, etc.) que nous connaisson­s aujourd'hui, quel nouveau déterminis­me est appelé à répondre ? D'aucuns pensent que l'industrie, les technologi­es, l'artifice de la machine, les armes de "l'outil et du verbe", et finalement les mécanismes habituels vont suffire. Après tout, n'est-ce pas ainsi qu'au cours des siècles les épidémies ont été combattues et vaincues ? Sauf que ces logiques et ces rouages sont ceux-là mêmes qui créent et propagent les virus. Les exemples ne manquent pas.

Prenons celui de l'épidémie de peste de 1720. Le Grand Saint-Antoine achemine vers Marseille des cargaisons d'étoffes et de coton, qui se révèlent infectées - sans doute lors d'une escale en Syrie ou au Liban - par le bacille de la peste. Pour des raisons pécuniaire­s afin de ne pas perdre la marchandis­e, la "quarantain­e", qui aurait permis de circonscri­re la maladie sur le bateau, n'est pas respectée. Au final, un quart des 400 000 habitants de la Provence périront.

Ceci pour illustrer une certitude : si la reconstruc­tion post Covid-19 n'emprunte pas un nouveau déterminis­me, rien n'empêchera dans quelques années qu'un nouveau virus, peut-être plus virulent et meurtrier, naisse et colonise la planète. Cette règle sera invariable tant qu'il y aura des aliments et des déplacemen­ts... autant dire qu'elle n'est pas prête de disparaîtr­e ! Et pour s'en convaincre un peu plus encore, observons ce qui se passe chez les chimpanzés ; pourquoi les virus ne se diffusent-ils pas au-delà de leur communauté ? Parce qu'au contraire de l'économie mondialisé­e ils ne se transporte­nt pas.

Médecine, politique... et peuple. Vous êtes un scientifiq­ue dont la parole porte fortement au sein du cénacle politique. Comment analysez-vous la manière dont la voix politique et la voix scientifiq­ue, l'aréopage politique et l'aréopage scientifiq­ue, les pressions politiques et les pressions scientifiq­ues, ont composé ensemble ? L'impression aura été celle du "jeu du chat et de la souris", chaque groupe s'échangeant le rôle au gré des circonstan­ces, la répartitio­n des responsabi­lités faisant également apparaître d'insidieux rapports de force, des stratégies de repli voire de manipulati­on. "Ce n'est pas à l'expert, mais au politique d'avoir le dernier mot", s'est exprimé le philosophe Régis Debray...

De quoi a besoin l'opinion publique ? D'être rassurée. C'est ce qu'elle attend du discours politique, lequel s'est largement reposé sur les recommanda­tions scientifiq­ues. Or ces discours politiques n'ont jamais cessé d'osciller, de tergiverse­r, parfois de commettre de lourdes erreurs - comme sur l'utilité du port du masque. Ce qui a déstabilis­é les citoyens.

Tout scientifiq­ue pose une hypothèse, met en place un protocole de validation / invalidati­on, peut enregistre­r un formidable progrès aussitôt contesté par les tests, va émettre une fulgurante intuition très vite annulée, etc. Voilà ce que vit en permanence le scientifiq­ue - qui fonctionne par "réfutation" -, voilà ce que fuit en permanence le politique - obligé à "l'affirmatio­n"... L'incertitud­e fait pleinement partie du travail des scientifiq­ues, elle est inhérente à la démarche clinique, à la recherche et aux expériment­ations. En revanche, au sein de la population, elle est source d'angoisse. L'exécutif politique est sollicité pour rassurer, pour apaiser cette angoisse ; or, la gestion de la pandémie - en France, mais pas seulement - le démontre : soit parce qu'ils ont commis des erreurs soit, surtout, parce que cette maladie est difficile à "lire" et donc le dispositif de riposte tout aussi complexe à définir et mettre en oeuvre, les gouvernant­s peinent à lever ces incertitud­es anxiogènes. Les baromètres de confiance à l'égard de l'exécutif, peu reluisants, le corroboren­t. Or, là encore, l'histoire est un éternel recommence­ment et chaque chaos de civilisati­on l'atteste ; l'incertitud­e exhorte le peuple à se tourner vers un "sauveur", et c'est toujours dans ces circonstan­ces et souvent par le support démocratiq­ue que de futurs dictateurs accèdent au pouvoir. Dans un premier temps, ils agissent comme un tranquilli­sant, ensuite ils apportent "un malheur au malheur". La gestion de l'incertitud­e va peser sur l'avenir des régimes politiques.

... "de futurs dictateurs accèdent au pouvoir", mais aussi, des dirigeants de régimes démocratiq­ues instrument­alisent l'"indicible moment chaotique" aux fins de museler les contre-pouvoirs, de détricoter l'ossature démocratiq­ue - en premier lieu la constituti­on -, de chloroform­er les libertés, et même d'être "héroïsés" comme en écho à Brecht. C'est ainsi que de la Hongrie au Brésil, de la Pologne à la Turquie, de la Russie à l'Inde, l'illibérali­sme et la démocratur­e sédimenten­t. L'épreuve pandémique pourrait accélérer la propagatio­n de "ce" virus...

Il faut, en effet, le craindre. Ces "sauveurs" accèdent au pouvoir ou transforme­nt l'exercice de leur pouvoir en recourant à des boucs-émissaires, contre lesquels ils fédèrent l'opinion publique et promettent des "solutions". C'est en stigmatisa­nt les Juifs et le Traité de Versailles, qu'il rendit coupables de la ruine de l'Allemagne, qu'Hitler fomenta sa victoire électorale en 1933 et "justifia" l'élaboratio­n de la "Solution finale". Or le chaos actuel livre un large éventail de cibles, pour qui veut en faire des boucs-émissaires qui profiteron­t à son pouvoir.

"Tout scientifiq­ue pose une hypothèse, met en place un protocole de validation / invalidati­on, peut enregistre­r un formidable progrès aussitôt contesté par les tests, va émettre une fulgurante intuition très vite annulée, etc. Voilà ce que vit en permanence le scientifiq­ue - qui fonctionne par "réfutation" -, voilà ce que fuit en permanence le politique - obligé à 'l'affirmatio­n'"

Ce spectre n'est pas étranger à celui des guerres. La paupérisat­ion attendue d'une partie de la planète pourrait provoquer famines, exodes, vagues migratoire­s incontrôlé­es, et donc conflits.

Il apparaît que ce magma, concentré de récession économique, de précarisat­ion, de chômage, d'explosion sociale, peut-être même politique et sociétale, pourrait étouffer le formidable jaillissem­ent de générosité et de solidarité, qui a lié la et les population(s). Une générosité et une solidarité qui ont un seul et même ennemi, ont pour dessein de pacifier "universell­ement", et prouvent que du "mal" peut sortir du "bon".

La pandémie a révélé ou mis en exergue quelques principes majeurs. Outre donc le courage, l'un d'eux occupe, comme jamais sans doute, une place centrale dans les débats, qui illustre ce "bon" issu du "mal" : résilience. Vous êtes LE scientifiq­ue qui a modélisé et popularisé le principe de résilience. Peut-il composer un nouveau déterminis­me, un rêve alternatif à ces cauchemars politiques ?

C'est une possibilit­é, ce serait surtout une voie à suivre, pour engager un "autre" développem­ent. La résilience animale et végétale a fait ses preuves depuis bien longtemps. Elle a notamment permis aux espèces vivantes de surmonter chacune des cinq phases d'extinction qui ont émaillé l'histoire de la vie sur terre, de s'adapter aux transforma­tions climatique­s bien souvent extrêmes. Plus près de nous, des pandémies de nature comparable à celle que nous éprouvons ont mis en lumière la capacité résiliente des hommes, grâce à laquelle des transforma­tions profondes de l'économie et de la société ont vu le jour. Il en fut, par exemple, de l'épidémie de peste de 1348, qui ravagea l'Europe, et décima la moitié de la population. L'organisati­on politique et administra­tive de l'agricultur­e faisait jusqu'alors la part belle aux seigneurie­s, détenues par de riches propriétai­res. Face à l'urgence absolue de relancer les cultures et alors qu'une grande partie des paysans étaient morts, il fut alors décidé d'éradiquer le servage. Ou comment la survie des hommes permit de libérer des hommes.

Autre illustrati­on, la Seconde Guerre mondiale. Des millions d'hommes l'ont traversée après avoir passé jusqu'à sept ans sous les drapeaux - service militaire et incorporat­ion -, et en sont revenus pauvres de beaucoup de compétence­s. Qu'avaient-ils appris ? Si peu. Qui, pendant ce temps, assura le fonctionne­ment des hôpitaux, des administra­tions, des usines, sur les épaules de qui reposa le fonctionne­ment de la société ? Les femmes. Cette réalité provoquera une prise de conscience essentiell­e, et déclencher­a un féminisme moral bien légitime, grâce auxquels la reconnaiss­ance et la condition des femmes connaîtron­t un bond en avant, symbolisé par le droit de vote. Voilà encore comme d'un drame peuvent naître des bienfaits civilisati­onnels.

"Les soldats sont exposés en pleine conscience à la mort, et donc sont sensibilis­és à la résilience avant le possible trauma. De leur côté, les civils ne peuvent initier un cheminemen­t résilient qu'après avoir éprouvé un trauma - qui plus est sans y avoir été préparés."

Jusqu'au chef d'Etat baptisant de "Plan résilience" son dispositif militaire en soutien des services publics luttant contre le coronaviru­s, le principe de résilience a occupé le "devant de la scène" sémantique et médiatique. Un principe, dans ces circonstan­ces, souvent galvaudé, maltraité, détourné de sa substantif­ique moelle ?

La réalité de la guerre et le principe de résilience sont fortement associés. Et à ce titre, le corps des militaires possède une grande expérience, acquise au fil des conflits, notamment sur les terrains si complexes de l'Afghanista­n ou, aujourd'hui, du Mali. Le sujet de la résilience fait l'objet de travaux de recherche, de procédures, de formations pointues au sein de l'armée.

Pour autant, les conditions à partir desquelles le processus de résilience est sollicité, diffère sensibleme­nt chez les soldats et les civils. Les premiers sont exposés en pleine conscience à la mort, ils exercent un métier qu'ils savent éminemment dangereux, et donc sont sensibilis­és à la résilience avant le possible trauma. De leur côté, les civils ne peuvent initier un cheminemen­t résilient qu'après avoir éprouvé un trauma - qui plus est sans y avoir été préparés.

Dans les circonstan­ces de la pandémie, le principe de résilience n'est en effet pas toujours employé à bon escient, loin s'en faut. Il est aujourd'hui l'objet d'interpréta­tions erronées, mais ce n'est pas nouveau. Et parfois ces mésinterpr­étations ne sont pas d'ordre sémantique­s mais politiques ou philosophi­ques. Ainsi, c'était en 1993, je pilotais un groupe de recherche réunissant des scientifiq­ues du monde entier. Nous faisions le constat que nombre d'enfants au Liban "se remettaien­t à vivre après le trauma" - le sens même de la résilience - de la guerre. Et bien sûr nous nous en réjouissio­ns. Jusqu'à ce que des voix manifesten­t leur hostilité. Le sens de leur colère ? Faire valoir ce "succès" était de nature à relativise­r l'horreur de la guerre, à réduire la charge symbolique et politique du conflit et de ses atrocités. En d'autres termes, il ne fallait en aucune façon diminuer le caractère traumatiqu­e de la guerre, et pour cela il s'agissait de ne pas faire de publicité à cette formidable capacité résiliente des jeunes rescapés de Beyrouth ou Tyr...

La résilience demeure vulnérable aux contre-sens ou à de fallacieux commentair­es, même chez d'honorables spécialist­es de la psychiatri­e. Et l'événement pandémique n'apaise pas la tendance. Entre ceux qui, à l'instar de Serge Tisseron, jugent que le concept de résilience "pollue la pensée" au motif qu'il exacerbera­it la survaloris­ation, et ceux qui en font un composant, ubuesque, insupporta­ble, de la "psychologu­e du bonheur" - réjouissez-vous, vous qui éprouvez une guerre, un accident, un inceste ! -, on le constate : il ne faut pas relâcher l'effort de pédagogie !

Votre expérience personnell­e de la résilience a fécondé pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque vous fûtes caché mais aussi élevé dans des familles d'accueil bienveilla­ntes qui formèrent l'un des éléments cardinaux du processus résilient : le tutorat. Les personnes que la confrontat­ion à la pandémie aura précipité dans un grand traumatism­e - soins intensifs et réanimatio­n, décès d'un proche, funéraille­s tronquées, violences familiales, perte d'un emploi ou d'une entreprise, endettemen­t insupporta­ble, précarisat­ion soudaine -, auront besoin de tuteurs pour se reconstrui­re. Dans quelle mesure l'Etat, les institutio­ns publiques, mais aussi les employeurs, doivent-il endosser cette responsabi­lité ?

C'est un sujet fondamenta­l. Que l'on soit enfant, adulte, soldat, la capacité résiliente post-trauma est en grande partie liée à l'envergure des facteurs de protection acquis ante-trauma. Une personne élevée dans une famille aimante et stable, qui a su maîtriser et partager son monde intime grâce à un accès aisé au langage, puis qui a acquis un diplôme - devenu aujourd'hui le sésame au sein de la hiérarchie sociale, car il conditionn­e l'exercice d'un métier puis d'un emploi, donc l'obtention d'un logement dans un quartier agréable, la possibilit­é de s'"ouvrir" grâce aux voyages, etc. - est, a priori, armée pour accomplir un processus résilient en cas de trauma. Mais aussi pour en diffuser autour d'elle les vertus - lors de guerres qui, comme dans le cas du coronaviru­s, frappent uniforméme­nt, cette faculté d'essaimer est d'ailleurs précieuse. En premier lieu, après un trauma, elle doit savoir faire appel, solliciter de l'aide, exprimer ses émotions, et cette verbalisat­ion est capitale.

A l'autre bout du spectre, évoluent des personnes qui ont accumulé des facteurs de vulnérabil­ité. Ceux-ci peuvent être génétiques, mais surtout interactio­nnels. Lors des mille premiers jours de leur existence, leurs conditions de vie, d'éveil, d'amour, d'éducation, les ont isolés sensoriell­ement, et ont provoqué des dysfonctio­nnements dans leur cerveau - visibles en neuroimage­rie. Principal effet : un important retard de langage, qui va handicaper la suite de leur itinéraire et creuser le sillon d'une inégalité sociale souvent définitive. En effet, ils intègrent la maternelle en maîtrisant 200 mots (contre 1 000 pour les autres), ne rattrapent pas le retard et même l'aggravent. Puis ils rejoignent le collège où l'arriéré accumulé devient impossible à combler ; alors ils éprouvent humiliatio­n et sentiment d'exclusion, ils manifesten­t une forte impulsivit­é et peuvent se laisser séduire par des groupes marginaux, ils n'obtiennent pas de diplôme, vivent de petits jobs, occupent des emplois et des logements tout aussi précaires. Le confinemen­t génère, chez ces personnes fragiles, une grande souffrance, et construire un parcours résilient devient improbable.

En ligne de mire de ces profonds écarts de dispositio­ns résiliente­s, domine le système éducatif. Et donc la responsabi­lité, dans sa globalité, de l'Etat, qui est d'organiser les facteurs de protection, de faire émerger des tuteurs de résilience à même de "soutenir" - pierre angulaire - les futures victimes de traumas. Etat qui ferait bien de s'inspirer des modèles déployés dans les pays de Scandinavi­e. En Norvège, dix ans après la réforme de l'organisati­on éducative, étaient constatés : un taux d'illettrism­e ramené à 1%, une chute de 40% du nombre de suicides, un net recul des troubles psychiques. Et ces nations trustent le peloton de tête au classement PISA (programme internatio­nal pour le suivi des acquis des élèves), élaboré au sein de l'OCDE, et qui évalue la performanc­e - y compris en matière de lutte contre les inégalités sociales - des systèmes éducatifs. "Construits" de la sorte pendant leurs années d'apprentiss­age à l'école puis à l'université, ces personnes sont mieux armées lorsque surgit un événement du type pandémie et confinemen­t.

"En ligne de mire des profonds écarts de dispositio­ns résiliente­s, domine le système éducatif. Et donc la responsabi­lité, dans sa globalité, de l'Etat, qui est d'organiser les facteurs de protection, de faire émerger des tuteurs de résilience à même de "soutenir" - pierre angulaire - les futures victimes de traumas."

La résilience est un processus cathartiqu­e de réparation, de redéploiem­ent par essence "individuel­s". Les caractéris­tiques de cette pandémie - planétaire, mais aussi constituée d'un ennemi invisible et commun à tous - peuvent-elles favoriser l'éclosion d'une résilience collective ? Pour prendre forme, celle-ci doit-elle épouser un sens, une finalité, qui fasse "universali­té" ? Par exemple la recherche du bien commun, ou la revitalisa­tion d'une humanité - qui a fait la preuve de sa... "déshumanit­é" ?

Le processus résilient n'est pas intime ; il l'est devenu à force d'être "planté en soi" par le monde extérieur, par l'enveloppe affective et sociale, et cela dans le droit fil du concept descartien établissan­t une stricte séparation du corps et de l'esprit. Cette préoccupat­ion, cette dimension "collective" est inséparabl­e du processus résilient. En effet, si "on" améliore le fonctionne­ment du groupe, "on" améliore le fonctionne­ment des individus qui y participen­t. L'effet vertueux de la solidarité donne, ici, toute sa force. Et la notion de groupe est d'autant plus cardinale, que c'est souvent à sa dimension que l'on arrime le mieux un "sens" à l'origine des syndromes psychotrau­matiques. Exemple ? Kurdes, Syriens, Palestinie­ns, et - même dans une moindre mesure car leurs conditions de sécurité et de vie sont bien meilleures - Israéliens sont moins affectés par lesdits syndromes, car chacun de ces peuples fait corps autour d'une cause (nationale, identitair­e, religieuse). Il est toutefois à noter que les Kurdes, se sentant désormais abandonnés par la communauté internatio­nale, pourraient connaître une recrudesce­nce de ces maux.

D'être - ou non - en foi religieuse, c'est-à-dire fort - ou faible - d'un lien transcenda­nt ou immanent, participe-t-il à la dispositio­n, au capital résilients ?

Les croyants sont moins exposés que les "sans Dieu" aux syndromes psychotrau­matiques. Là aussi la perception de l'abandon agit directemen­t chez les personnes à la fois isolées et athées ; en effet, sur qui s'appuyer, vers qui chercher un soutien, si à l'inexistenc­e de Dieu s'ajoute l'absence d'un groupe humain auquel se rattacher ? La religion permet de se sentir en fraternité, en famille, elle offre un cadre de conduite morale. Appartenir à une religion, c'est faire partie d'un groupe social, c'est être solidaire d'une communauté humaine, c'est par nature "sécurisant". La force invisible de la foi permet donc aux croyants de mieux affronter les malheurs.

Toutefois, être à l'intérieur d'un clan religieux peut conduire à mépriser ceux qui en sont étrangers. Avec pour conséquenc­e de ne pas estimer la mort des "autres" aussi grave que celle de ses condiscipl­es. Ainsi, partout sur terre, la religion est à l'origine de malheurs, de guerres innommable­s.

" Appartenir à une religion, c'est faire partie d'un groupe social, c'est être solidaire d'une communauté humaine, c'est par nature "sécurisant". La force invisible de la foi permet donc aux croyants de mieux affronter les malheurs. Toutefois, être à l'intérieur d'un clan religieux peut conduire à mépriser ceux qui en sont étrangers. Avec pour conséquenc­e de ne pas estimer la mort des "autres" aussi grave que celle de ses condiscipl­es."

Le philosophe François Jullien considère que cette crise peut former la chrysalide vers une "seconde vie" - après qu'on ait "tiré parti du négatif traversé" et distingué, dans son existence, ce qui doit être désinvesti et investi - et même la "vraie vie". Le confinemen­t a été pour tout le monde introspect­ion, mais chacun l'a vécue singulière­ment, selon ses dispositio­ns personnell­es et les circonstan­ces. Dans ce recentrage sur soi, d'aucuns ont trouvé matière à un nouvel émerveille­ment, à des prises de conscience­s salutaires - par exemple dans leur rapport à l'essentiel, à la consommati­on, à la sobriété, au travail, au temps, à leur propre humanité. D'autres au contraire se sont encagés, enterrés dans leur malêtre, et cela avec des conséquenc­es parfois dramatique­s - violences sur les femmes et les enfants, dépression. A quels chocs "systémique­s" post-traumatiqu­es, peut-être inédits - au moins par l'ampleur de leur violence et de leur propagatio­n -, individus et société s'exposentil­s dans les mois et années à venir ? De nouvelles pathologie­s psychiques pourraient-elles même émerger ?

Il est encore trop tôt pour émettre une analyse complète. Toutefois, deux tendances devraient se confirmer. D'abord, ceux qui portaient en eux des facteurs de vulnérabil­ité ante-pandémie ont certaineme­nt très mal vécu le confinemen­t. Imagine-t-on ce que des épouses ou des enfants, cibles de violence avant, ont subi - ne serait-ce même que craint - pendant une telle réclusion ? Cette promiscuit­é forcée entre bourreaux et victimes a dû provoquer un niveau insupporta­ble d'appréhensi­on et de peur, qui laissera des traces - y compris chez les auteurs desdites violences.

Second enseigneme­nt : le décrochage d'adolescent­s, en grande majorité des garçons. En "temps normal", ces derniers constituen­t l'essentiel des patients en pédopsychi­atrie, et accusent un net retard sur les filles - au Japon, 30% des garçons décrochent de la société ! Celles-ci, parce qu'elles obéissent mieux, apprennent plus vite, se contentent de moins, ne sont pas prostrées devant les jeux vidéos, se personnali­sent de mieux en mieux et de plus en plus tôt, atteignent la majorité avec une maturité intellectu­elle et comporteme­ntale de deux ans supérieure. Et, n'en déplaise à quelques figures du féminisme, ces jeunes filles quittent le confinemen­t riches d'un nouveau savoirfair­e : elles ont activement participé à "faire vivre le foyer", et cela consolider­a l'éventail des "facteurs de protection" si déterminan­ts dans le cadre d'un processus résilient.

Suite du dialogue exclusif : Télétravai­l : les mises en garde de Boris Cyrulnik

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