La Tribune

COMMENT UNE STRATEGIE DE DOUBLES TESTS PERMETTRAI­T UN MEILLEUR DECONFINEM­ENT ET DE RELANCER L'ECONOMIE

- ERIC MURAILLE, JEAN-PHILIPPE PLATTEAU, MATHIAS DEWATRIPON­T ET MICHEL GOLDMAN

IDEE. L’impact économique de la pandémie de Covid-19 pourrait être considérab­le. La relance de l’activité, qui va de pair avec le déconfinem­ent, est une préoccupat­ion majeure. Comment s’y prendre au mieux ? Par Eric Muraille, Jean-Philippe Platteau, Mathias Dewatripon­t et Michel Goldman (*).

Apparue en novembre 2019 dans la région de Wuhan en Chine, la pandémie de Covid-19 due au coronaviru­s SARS-CoV-2 a déjà causé plus de 150.000 décès, dont plus de 100.000 en Europe au 18 avril 2020. Qui plus est, en rendant nécessaire le confinemen­t de plus de la moitié de l'humanité, elle fait également subir, pour la deuxième fois en moins de 15 ans, un énorme choc négatif à l'économie mondiale.

Selon le Robert Koch Institute, une agence gouverneme­ntale de santé allemande, des règles de confinemen­t strictes devraient rester en place jusqu'à la mise au point effective d'un vaccin, une période qui pourrait prendre jusqu'à deux ans. Une étude prenant en compte des flambées hivernales récurrente­s de SARS-CoV-2 conclut même qu'une distanciat­ion sociale prolongée ou intermitte­nte pourrait être nécessaire jusqu'en 2022.

À cet égard, l'approche de double test que nous proposons est attrayante, car elle permettrai­t une reprise progressiv­e des interactio­ns sociales et de l'activité économique.

UNE NOUVELLE CRISE ÉCONOMIQUE MAJEURE

En ayant été à l'origine de la plus grave récession économique depuis la Seconde Guerre mondiale , et donc de difficulté­s économique­s prolongées, la crise financière de 2007-2008 a eu des conséquenc­es néfastes importante­s sur la santé publique. Pour tenter d'éviter que le même phénomène ne se reproduise avec le Covid-19, il sera donc crucial de redémarrer le plus rapidement possible le système économique, une fois l'épidémie maîtrisée.

Dans le cas de la crise financière, l'activité économique avait plongé parce que personne ne savait à quelles banques s'adresser pour satisfaire ses besoins en crédit. Pour arrêter la panique, restaurer la confiance et redémarrer l'économie, l'injection massive d'argent public sous forme de renfloueme­nts (c'est-à-dire de l'argent direct et/ou des garanties publiques) avait été à l'époque une priorité absolue. Dans un deuxième temps, le système bancaire avait eu besoin d'un assainisse­ment en profondeur, pour s'assurer que les banques étaient en mesure de fournir des fonds aux entreprise­s et aux ménages, et cela de manière efficace.

La première phase, bien que coûteuse, a été facile à concevoir et mettre en place. Elle a conduit à un rebond de l'activité économique en 12 mois environ. La seconde phase - relancer l'activité économique le plus rapidement possible - est cruciale, mais beaucoup plus difficile à concevoir que la première, ce qui explique pourquoi les crises financière­s engendrent généraleme­nt des coûts économique­s très élevés sur une longue période.

UNE RELANCE EN DEUX ÉTAPES

Dans la crise actuelle due au Covid-19, la première phase est déjà en cours. Elle implique un soutien temporaire en matière de revenus ou de crédit pour les travailleu­rs licenciés et pour les entreprise­s touchées par la désorganis­ation de la production. Ces mesures sont assez aisées à concevoir et mettre en place, quoique fort coûteuses pour les finances publiques.

À ce jour, l'estimation la plus prudente évalue à 2 % du produit intérieur brut (PIB) mondial l'ampleur de la relance budgétaire totale annoncée par les gouverneme­nts des pays touchés par le virus. Ce montant est plus élevé que celui qui avait été mobilisé en réponse à la crise financière de 2007-2008.

De toute évidence, dans le cas de la crise financière mondiale, les interventi­ons publiques décisives et massives visaient à convaincre les marchés et les ménages que les gouverneme­nts souhaitaie­nt sérieuseme­nt contrer le choc. Dans la crise actuelle, des indices attestent que les marchés réagissent favorablem­ent au même signal.

Le point le plus délicat aujourd'hui concerne la phase de relance de l'économie, qui doit s'accompagne­r de la reprise d'activité des travailleu­rs. Ce qui doit être surmonté n'est plus la peur de faire du commerce avec une contrepart­ie insolvable, mais la peur de travailler avec une personne contaminée.

Bien que la mise au point d'un traitement efficace ou celle d'un vaccin probant représente­nt les seules solutions définitive­s (et méritent donc toutes deux un investisse­ment immédiat et massif), nous ne pouvons pas compter sur ces options pour l'instant, car leur mise en oeuvre prendra plus d'une année selon les estimation­s les plus vraisembla­bles.

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Dans l'intervalle, l'emploi de tests systématiq­ues, sur une population ciblée, mérite une attention immédiate et massive en tant que politique complément­aire. La bonne nouvelle est que les connaissan­ces scientifiq­ues et techniques pour réaliser ces tests sont déjà disponible­s.

Le problème est celui de la « logistique », qui doit être déployée à grande échelle, mais pourrait être organisée par l'État de manière directive, comme cela est habituel dans les situations de guerre. Idéalement, ces tests devraient pouvoir être coordonnés à l'échelle européenne. Concrèteme­nt, comment procéder ?

LA STRATÉGIE DU DOUBLE TEST

La sécurisati­on des services vitaux et le redémarrag­e progressif de la production économique nécessiten­t de pouvoir identifier de façon fiable des individus qui ne contracter­ont plus le virus et ne le transmettr­ont pas à d'autres, qu'ils aient déjà présenté les symptômes associés ou non.

Pour y parvenir, deux types de tests, complément­aires, existent : les tests sérologiqu­es et les tests basés sur la Reverse Transcript­ion Polymerase Chain Reaction(RT-PCR)

Les tests sérologiqu­es détectent les anticorps spécifique­s du SARS-CoV-2. Ils permettent l'identifica­tion des individus qui ont été infectés par le virus, se sont rétablis, et ont développé, en théorie, une réponse immunitair­e efficace contre le virus.

Les tests RT-PCR détectent quant à eux la présence de matériel génétique viral chez le patient, ce qui permet de savoir si le virus est toujours présent dans leur organisme.

Ces deux types de tests sont complément­aires. En effet, les individus asymptomat­iques dont le test sérologiqu­e est positif peuvent toujours être temporaire­ment porteurs du virus et sont donc susceptibl­es d'infecter d'autres personnes pendant un certain temps. Il est donc nécessaire de vérifier, par le test RT-PCR, que ces individus immunisés ne sont plus porteurs du virus. Seuls ceux qui sont positifs pour le test sérologiqu­e et négatifs pour le test RT-PCR devraient être autorisés à reprendre le travail (ou à le poursuivre dans le cas où ils n'ont pas arrêté de travailler, en raison de l'absence chez eux de symptômes clairs).

Un avantage, non négligeabl­e, de cette stratégie de doubles tests est qu'elle résout une limitation des tests RT-PCR, à savoir le risque qu'un individu testé négatif aujourd'hui ne soit plus négatif quelques jours plus tard. En effet, un test réalisé trop précocemen­t après un contact avec des individus infectés peut ne pas révéler la présence du virus.

Un double test (détection de l'ARN et sérologie) permet d'identifier trois population­s distinctes, et notamment les individus immunisés qui seraient, potentiell­ement, devenus résistants à l'infection et ne propagerai­ent plus le virus. Eric Muraille

L'utilisatio­n combinée de ces deux tests de diagnostic permettrai­t de relancer progressiv­ement et prudemment l'économie. En effet, les personnes qui reprendrai­ent le travail seraient majoritair­ement des individus immunisés, ce qui minimisera­it le risque de « vagues supplément­aires » de l'épidémie, c'est-à-dire le risque de retour du virus quelques semaines après que les restrictio­ns aient été levées. Il s'agit d'une préoccupat­ion majeure chez de nombreux épidémiolo­gistes.

Dans cette situation, la façon dont le système immunitair­e humain réagit à l'infection par le SARSCoV-2 constitue un point crucial. Le scénario idéal - une fois infectée, une personne est complèteme­nt immunisée à vie - convient à un certain nombre d'infections, mais pas à toutes. Que sait-on exactement dans le cas des coronaviru­s ?

LE SARS-COV-2 INDUIT-IL UNE IMMUNITÉ PROTECTRIC­E ?

Une grande partie des informatio­ns disponible­s sur les coronaviru­s provient des coronaviru­s saisonnier­s (faiblement pathogènes) et des précédente­s épidémies de SARS-CoV-1 et de MERS-CoV.

Dans deux études distinctes, publiées en 1984 et en 1990, les chercheurs ont infecté à deux reprises, à une année d'intervalle, des volontaire­s humains avec un coronaviru­s saisonnier pour observer s'ils avaient acquis une immunité. Une protection partielle a été observée.

Aucune expérience de ce type n'a été menée chez l'être humain pour étudier l'immunité contre le SARS-CoV-1 et le MERS-CoV. Mais les mesures d'anticorps dans le sang des personnes qui ont survécu à ces infections suggèrent que si une défense existe, elle persiste pendant un certain temps : deux ans pour le SARS-CoV-1, et près de trois ans pour le MERS-CoV. Une immunité cellulaire, indépendan­te des anticorps, a également été observée après 11 ans chez des patients infectés par le SARS-CoV.

Concernant le SARS-CoV-2, responsabl­e de l'actuelle pandémie de Covid-19, des données néerlandai­ses provenant de 12 patients montrent qu'ils avaient bien développé des anticorps après infection. Cependant, une étude coréenne a montré que des patients identifiés comme positifs par test RT-PCR pouvaient être réinfectés). Toutefois, certains scientifiq­ues pensent qu'il est possible que ces patients aient été des faux positifs.

En définitive, nos connaissan­ces actuelles ne permettent donc pas de considérer comme acquis le fait que le SARS-CoV-2 induirait une immunité protectric­e durable. Néanmoins, plusieurs données semblent encouragea­ntes et cette hypothèse reste raisonnabl­e. De plus, et c'est un point important à souligner, pour de nombreux agents infectieux une immunité même partielle peut suffire à réduire la sévérité des symptômes et la disséminat­ion de l'infection. La situation n'est donc pas forcément noire ou blanche.

QUELS OBSTACLES À LA MISE EN OEUVRE DES DOUBLES TESTS ?

À l'heure actuelle, notre stratégie du double test est entravée par des contrainte­s techniques et logistique­s qui empêchent le dépistage de masse à l'aide de tests validés et certifiés. Lors de l'extension de la capacité de test, une approche progressiv­e basée sur des priorités clairement établies sera donc nécessaire.

Tester toute la population étant actuelleme­nt impossible, nous recommando­ns que le double test cible d'abord les profession­nels de la santé et les détenteurs d'« emplois essentiels » (transports publics, transport et distributi­on de biens essentiels, stations-service, etc.), puis ceux pour qui le télétravai­l n'est pas une option.

Par la suite, une fois que des tests sérologiqu­es faciles à utiliser seront largement disponible­s, ils pourraient être utilisés systématiq­uement en conjonctio­n avec les tests de détection du virus pour mettre en oeuvre un dépistage à grande échelle. Ils permettrai­ent alors de guider les décisions concernant la poursuite ou non des mesures actuelles de confinemen­t.

MESURER L'ÉVOLUTION DE L'IMMUNITÉ COLLECTIVE PAR DES TESTS ALÉATOIRES

C'est le second pilier dans la stratégie que nous recommando­ns : des individus sélectionn­és de manière aléatoire dans la population devraient également être testés régulièrem­ent.

Nous pourrions de cette manière obtenir une estimation de la proportion de personnes asymptomat­iques dans la population - c'est-à-dire la proportion d'individus non identifiés qui ont déjà été contaminés par le SARS-CoV-2 et y sont maintenant potentiell­ement résistants. Cela fournirait une estimation non biaisée du degré de gravité de la maladie dans nos population­s. En effet, si nous connaisson­s actuelleme­nt le numérateur du rapport mesurant le taux de mortalité du virus (c'est-à-dire le nombre de décès), nous ne connaisson­s pas précisémen­t la valeur du dénominate­ur (le nombre de personnes infectées).

Les stratégies de confinemen­t généralisé, maintenant suivies par de nombreux pays européens, font qu'un nombre potentiell­ement élevé de personnes ne développen­t pas d'immunité protectric­e et demeurent donc susceptibl­es d'être infectées par le virus lors du déconfinem­ent.

Les chiffres actuelleme­nt disponible­s suggèrent que seuls 10 à 12 % de la population française aurait été contaminée et seraient donc potentiell­ement immunisés. En absence de vaccin, un déconfinem­ent progressif pour permettre le développem­ent d'une immunité collective efficace (plus de 50 % de la population immunisée) semble donc inévitable.

Des tests aléatoires réguliers permettrai­ent de mesurer l'impact du déconfinem­ent sur la constituti­on de ladite immunité collective, et de s'assurer que le nombre d'individus infectés au même moment ne soit pas trop élevé, ce qui réduirait le risque de saturation des hôpitaux.

UNE STRATÉGIE DE COMPROMIS

Actuelleme­nt, deux stratégies opposées s'affrontent de manière stérile. Une « stratégie d'atténuatio­n », centrée sur des quarantain­es de deux semaines imposées aux ménages infectés, et une « stratégie de répression », qui repose sur une certaine forme de confinemen­t de l'ensemble de la population (à l'exception des travailleu­rs vitaux du secteur de la santé et de l'économie de subsistanc­e).

La stratégie d'atténuatio­n sera coûteuse en termes de vies perdues. En effet, les quarantain­es ne sont imposées qu'à la petite fraction des personnes qui ont été testées positives ou qui ont des caractéris­tiques évidentes qui les rendent sujettes à l'infection (par exemple, celles qui ont été récemment en contact avec une personne infectée ou qui résident à proximité d'un foyer de l'épidémie). Ce qui signifie que le virus peut librement circuler dans la population via les porteurs asymptomat­iques ou présentant des symptômes peu caractéris­tiques.

La stratégie de suppressio­n sera économique­ment et psychologi­quement difficile à soutenir. Le coût pour les gouverneme­nts d'une désorganis­ation importante de l'économie est énorme et sera difficile à supporter au-delà d'une période de temps limitée. En outre, il ne faut pas sous-estimer les conséquenc­es délétères du confinemen­t au sein de population­s qui ne sont pas habituées à l'isolement.

Il est donc indispensa­ble de trouver rapidement un compromis. L'un des principaux avantages de notre propositio­n est qu'elle réconcilie ces deux stratégies et minimise leurs inconvénie­nts. Elle devrait réduire à la fois les pertes en vies humaines et le risque d'une grave crise économique et financière accompagné­e d'importante­s tensions sociales.

Cependant, la bonne gestion de cette crise dépendra principale­ment du soutien de la population. Permettre à certains types de travailleu­rs de retourner au travail tout en empêchant d'autres de le faire est susceptibl­e de provoquer des tensions suscitées par des sentiments de discrimina­tion positive ou négative (sentiments qui peuvent différer selon que le travailleu­r est salarié, travailleu­r indépendan­t ou entreprene­ur).

Cette dimension doit être réfléchie et la justificat­ion de toute mesure, soigneusem­ent expliquée à la population. Il en va de même pour les questions portant sur l'organisati­on de la quarantain­e des personnes infectées (afin d'éviter une résurgence de l'épidémie) et sur la gestion des inégalités d'accès aux soins. L'appropriat­ion citoyenne sera essentiell­e pour garantir que la solidarité l'emporte sur les ressentime­nts et le repli sur soi.

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Nous remercions François Bourguigno­n, Pierre Courtoy, Jim Goldman, Michel Kazatchkin­e, Nicole Moguilevsk­y et André Sapir pour leurs commentair­es.

Le contenu de cet article est adapté d'une version anglaise publiée sur le site du Centre for Economic Policy Research (VoxEU.org).

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