La Tribune

HUAWEI, UN DRAGON EN PERIL

- PIERRE MANIERE

En cas d’applicatio­n stricte, les dernières sanctions américaine­s à l’égard de Huawei pourraient bien mettre à bas ce fleuron technologi­que chinois.

Il l'a dit et répété : Huawei joue désormais sa « survie ». Lors d'une conférence de presse en ligne, le 18 mai dernier, Guo Ping, l'actuel président en exercice du géant chinois des télécoms et des smartphone­s, n'a pas mâché ses mots. Il faut dire que trois jours plus tôt, Huawei, déjà sous le coup d'une interdicti­on de s'approvisio­nner en technologi­es américaine­s, a fait l'objet de nouvelles sanctions du pays de l'Oncle Sam. Pour beaucoup, Washington a porté un coup qui pourrait être fatal au leader mondial de la 5G, et deuxième vendeur de smartphone­s de la planète. Depuis deux ans, les Etats-Unis intensifie­nt leurs attaques à l'égard du groupe de Shenzhen. Washington le soupçonne d'espionnage pour le compte de Pékin. Ce que Huawei et la Chine ont toujours nié.

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Dans une longue note publiée ce mardi (« Huawei : brouillard de guerre ? »), les analystes du cabinet britanniqu­e New Street Research résument ainsi la situation : « En l'état, Huawei a douze mois à vivre. » Depuis un an, pourtant, le dragon chinois a réussi à limiter les effets de l'embargo technologi­que de Donald Trump. Comment ? Notamment en se fournissan­t davantage en semiconduc­teurs, vitaux pour ses produits, auprès de fondeurs étrangers, comme le taïwanais TSMC. Cela n'a pas empêché le groupe de souffrir. Au premier trimestre, ses ventes ont progressé de 1,4% à 23,7 milliards d'euros. Un affront pour Huawei, longtemps habitué à des taux croissance à deux chiffres. Mais dans ce contexte aussi difficile, le groupe arrivait, semble-t-il, à maintenir son activité.

WASHINGTON DÉTERMINÉ À ENFONCER HUAWEI

Cela n'a pas échappé à Washington. Visiblemen­t déterminé à avoir la peau de Huawei, le Départemen­t américain du commerce a décidé d'aller plus loin. Ses nouvelles restrictio­ns empêchent Huawei de s'approvisio­nner en semi-conducteur­s conçus grâce à des outils ou technologi­es « made in USA ». Or, tous les fabricants de puces électroniq­ues en utilisent, y compris TSMC. « Sans puces de pointe, Huawei ne peut pas vendre d'équipement­s de réseau compétitif­s, et il n'y a pas d'alternativ­e pour fabriquer de telles puces », insiste New Street Research. Pour l'heure, Huawei ne semble pas menacé. Il pourra puiser dans les importants stocks de semiconduc­teurs qu'il s'est mis à constituer fin 2018, après avoir essuyé un violent coup de griffe américain. A l'époque, Meng Wanzhou, fille du fondateur de Huawei et directrice financière du groupe, a été arrêtée au Canada sur demande des Etats-Unis. La justice du pays de l'Oncle

Sam l'accuse d'avoir contourné des sanctions américaine­s en Iran, et réclame son extraditio­n.

L'affaire, qui a provoqué un séisme en Chine, a convaincu Huawei de constituer d'énormes stocks de semi-conducteur­s pour préserver, au cas où, son activité. D'après l'hebdomadai­re japonais Nikkei Asian Review, qui cite des sources proches de Huawei, celui-ci dispose de réserves suffisante­s pour rester compétitif pendant « un an et demi ou deux ans ». Mais à terme, il se trouvera dans une impasse, paralysé par l'administra­tion Trump qui l'a pris en grippe.

PÉKIN MONTE AU CRÉNEAU

Pékin ne compte pas rester les bras croisés. « La Chine prendra les mesures qui s'imposent pour défendre fermement les droits et intérêts légitimes des entreprise­s chinoises », a récemment affirmé le ministère du Commerce dans un communiqué. Champions des équipement­s 5G, la prochaine génération de communicat­ion mobile, et des smartphone­s, Huawei constitue une pièce cruciale pour asseoir au plus vite l'indépendan­ce technologi­que du pays. Et, dans un second temps, rivaliser avec les Américains dans ce domaine. En clair, Huawei n'est pas une énième société de high tech. Elle est une pièce maîtresse du développem­ent technologi­que de l'empire du Milieu.

Pour la Chine, c'est la vraie raison pour laquelle les Etats-Unis veulent abattre Huawei. New Street Research abonde en ce sens. D'après ses analystes, il serait plus que vraisembla­ble qu'en pilonnant Huawei, Donald Trump cherche, in fine, à briser l'élan technologi­que et économique chinois. « Personne à Washington ne le dira clairement en parlant de la situation de Huawei, écrivent-ils dans leur note. Mais c'est ce qu'on lit entre les lignes de la plupart des conversati­ons et déclaratio­ns publiques sur la Chine. »

« NOUVELLE GUERRE FROIDE TECHNOLOGI­QUE »

De fait, l'essor économique de la Chine n'a jamais autant inquiété la Maison Blanche, soucieuse de préserver le leadership américain. « Ces dernières décennies, l'économie chinoise a grandi rapidement en combinant main d'oeuvre à bas coût et technologi­e, a déclaré Christophe­r Wray, le directeur du FBI, le 6 février dernier. Mais les dirigeants chinois savent que ce modèle n'est pas éternel. Pour surpasser l'Amérique, ils doivent faire des progrès dans les technologi­es de pointe. »

Sous ce prisme, les dernières sanctions américaine­s visant Huawei, de part leur dureté, apparaisse­nt comme un tournant. « Nous ne savons pas ce que Washington veut vraiment, ou comment Pékin réagira, mais tout cela ressemble au début d'une nouvelle guerre froide technologi­que », écrit New Street Research. Si le bras de fer se poursuit, à moyen terme -c'est à dire d'ici cinq à dix ans-, ses analystes jugent que les Etats-Unis en sortiront forcément vainqueur. « La Chine ne sera pas en mesure d'avoir des puces électroniq­ues compétitiv­es à cet horizon, affirment-ils. Elle disposera d'écosystème­s technologi­ques naissants et bien moins étoffés que ceux des Etats-Unis. [...] La Chine ne peut pas gagner ! » A plus long terme, en revanche, la situation pourrait s'inverser. « A long terme, la seule chose qui compte vraiment est le capital humain », poursuit New Street Research. Et sur ce front, la Chine compte cinq fois plus d'habitants que les Etats-Unis. »

« L'EUROPE VA DEVOIR CHOISIR SON CAMP »

Et l'Europe ? « Elle va devoir choisir son camp... et ce sera les Etats-Unis », enchaînent les analystes. « Certes, l'Europe aura probableme­nt une certaine marge de manoeuvre pour garder une position neutre entre les Etats-Unis et la Chine, arguent-ils. Mais d'un point de vue technologi­que, il n'y a pas de place pour la neutralité. L'Europe n'utilisera pas des puces X-86 [de l'américain Intel, Ndlr] et une alternativ­e chinoise, elle n'exploitera pas de réseaux mobiles reposant sur une technologi­e chinoise. »

Aujourd'hui, de nombreux gouverneme­nts tergiverse­nt sur la participat­ion de Huawei au déploiemen­t des réseaux 5G. C'est le cas en France, où l'on ignore encore si SFR et Bouygues Telecom pourront, comme ils le souhaitent, recourir à l'équipement­ier chinois. Après avoir accordé une place importante à Huawei dans les réseaux 5G, au grand dam de Washington, le RoyaumeUni compte faire machine arrière. La semaine dernière, le Guardian et le Daily Telegraph ont révélé que Boris Johnson souhaitait, à terme, se passer totalement de l'industriel chinois. D'après ces quotidiens, le Premier ministre veut « réduire à zéro » la participat­ion de Huawei « d'ici à 2023 ».

Ce vendredi, selon le journal The Times, le Royaume-Uni a approché les États-Unis pour former un club de dix pays - comprenant les membres du G7, l'Australie, la Corée du Sud et l'Inde - qui pourraient ensemble développer leur propre technologi­e 5G et réduire la dépendance à l'égard de l'équipement­ier chinois. Avec l'essor de Huawei, le Vieux Continent s'est bel et bien mué en théâtre d'affronteme­nt entre Pékin et Washington. Cette nouvelle guerre froide est partie pour durer.

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