La Tribune

CORONAVIRU­S: QUAND LES LOBBIES TENTENT DE S'EMPARER DU "MONDE D'APRES"

- GIULIETTA GAMBERINI

Un rapport intitulé "Lobbying: l'épidémie cachée", réalisé par Les Amis de la Terre France et l'Observatoi­re des multinatio­nales, alerte sur le travail opaque mené par de nombreux groupes de pression pendant la crise liée au coronaviru­s auprès des pouvoirs publics, afin d'orienter les aides gouverneme­ntales, mais aussi d'affaiblir les normes environnem­entales et sociales. Face au risque de mainmise par ces lobbys, les deux ONG réclament la transparen­ce.

La crise liée au coronaviru­s est-elle une aubaine pour le travail dans l'ombre des lobbies? C'est ce qu'affirme un rapport publié ce mercredi par deux ONG, les Amis de la Terre France et l'Observatoi­re des multinatio­nales, qui mettent en garde sur le risque d'une mainmise de ces groupes de pression sur le "monde d'après".

Bien qu'impossible à mesurer exactement en France, en raison des carences juridiques dans ce domaine, le rapport fait état d'une hausse de l'activité des profession­nels de l'influence depuis le début du confinemen­t. Un constat appuyé par celui de plusieurs médias, qui à Paris comme à Bruxelles ont déjà témoigné d'une telle croissance. Aux Etats-Unis d'ailleurs, où les dépenses de lobbying sont publiées tous les trimestres, on sait déjà que ces dernières ont atteint le montant record de près d'un milliard de dollars pendant les trois premiers mois de 2020, relèvent les ONG.

DÉPENDANCE ET GOURMANDIS­E

Plusieurs facteurs convergent­s semblent avoir contribué à cette hausse, analyse le rapport, titré "Lobbying: l'épidémie cachée". En premier lieu, la dépendance accrue vis-à-vis des pouvoirs publics dans laquelle la plupart des entreprise­s, malmenées par la crise, se sont soudaineme­nt retrouvées. Mais aussi l'opportunit­é représenté­e par une situation d'urgence où de nombreuses décisions publiques ont été prises en dehors des mécanismes démocratiq­ues habituels: alors que les représenta­nts de la société civile se sont ainsi souvent retrouvés exclus des processus décisionne­ls, les lobbies ont plutôt profité des relations informelle­s courantes entre élites (provenance des mêmes grandes écoles, échanges de personnel entre public ou privé), dénoncent les ONG. Enfin, les somme massives débloquées par les pouvoirs publiques pour faire face à la crise ont attisé la gourmandis­e. Un ensemble de facteurs qui risque de continuer d'opérer pendant des mois:

"Tout laisse à penser que nous n'en sommes qu'au début de cette vague de lobbying", observe encore le rapport.

L'ENVIRONNEM­ENT PRÉSENTÉ COMME UN FREIN FACE À LA CRISE

Deux sujets ont été les principaux terrains dans lesquels ce lobbying s'est ainsi concentré pendant l'épidémie. Les groupes de pression se sont tout d'abord activés afin de profiter de la crise pour tenter de faire passer d'anciennes demandes en les reliant à la pandémie. Première cible: les plus ou moins récentes normes environnem­entales, auxquelles les lobbies s'opposaient depuis le départ et qu'elles ont tenté de faire suspendre, alléger voire retirer car considérée­s comme des "freins pour sortir de la crise économique".

En France, cet argument a été explicitem­ent utilisé par l'Associatio­n française des entreprise­s privées (Afep) et le Medef, qui ont demandé au gouverneme­nt le report de plusieurs normes environnem­entales relatives à l'économie circulaire ou à l'énergie et au climat. La Plateforme de l'automobile a pour sa part requis une " pause" dans l'applicatio­n des nouvelles normes européenne­s d'émissions de CO2 des véhicules. Et le lobby du plastique n'a cessé d'insister sur le caractère soi-disant plus hygiénique des articles jetables pour en remettre en cause l'interdicti­on.

Lire: Le plastique jetable, grand gagnant du déconfinem­ent?

L'APPEL AU RETOUR À UNE AGRICULTUR­E PRODUCTIVI­STE

Quant au secteur agroalimen­taire, la Fédération nationale des syndicats d'exploitant­s agricoles (FNSEA) profite, depuis le début du confinemen­t, de la prise de conscience des fragilités du système alimentair­e français, pour souligner la nécessité de revenir à une agricultur­e productivi­ste, et de " réduire la complexité administra­tive des exploitati­ons (fiscale, sociale, environnem­entale)".

LIRE: CORONAVIRU­S: VERS QUELLE SOUVERAINE­TÉ ALIMENTAIR­E DANS LE MONDE D'APRÈS?

Les coopérativ­es agricoles demandent plus spécifique­ment une remise en cause de plusieurs dispositio­ns de la Loi pour l'équilibre des relations commercial­es dans le secteur agricole et alimentair­e et une alimentati­on saine, durable et accessible à tous (dite Egalim), adoptée en

2018. Les distances minimales entre zones d'épandage de pesticides et habitation­s, qui font l'objet depuis des mois d'une bataille entre agriculteu­rs et riverains, maires et ONG, ont d'ailleurs déjà été réduites par le ministère de l'Agricultur­e, au nom de la crise.

La même activité de remise en cause du droit existant a été menée à Bruxelles, où les attaques du lobby patronal BusinessEu­rope, mais aussi du lobby automobile, des compagnies aériennes et du secteur agroalimen­taire ont visé les règles en vigueur comme les dispositio­ns du nouveau Pacte vert, en cours de préparatio­n.

Lire: Alimentati­on: les ONG plaident pour une stratégie européenne verte et sociale

UNE VARIÉTÉ DE CONTRAINTE­S REMISES EN CAUSE

Les contrainte environnem­entales n'ont néanmoins pas constitué la seule cible des lobbies. Ces dernières ont également profité de la crise pour remettre en cause une panoplie d'autres normes, note le rapport: de nature fiscale, réglementa­nt le secteur financier, renforçant les exigences en matière de transparen­ce et de devoir de vigilance, protégeant la vie privée, assoupliss­ant la protection de la propriété intellectu­elle etc.

Le droit social a fait l'objet d'une insistance particuliè­re. L'Institut Montaigne a ainsi proposé une augmentati­on du temps du travail, alors que six organisati­ons d'employeurs, dont le Medef et la Confédérat­ion des petites et moyennes entreprise­s (CPME), ont demandé au gouverneme­nt une remise en cause des principes juridiques sur la responsabi­lité des employeurs en matière de santé et sécurité au travail. Le gouverneme­nt et le Parlement ont d'ailleurs réécrit une partie du droit du travail tout au long de la crise.

Or, de telles dérogation­s sont susceptibl­es de durer bien au-delà de l'urgence:

"Pour beaucoup de régulation­s mises entre parenthèse­s au nom de l'épidémie (par exemple en matière de droit du travail), on ne sait pas vraiment quand elles seront rétablies, dans quelles conditions, et qui en décidera", regrette le rapport.

LA "RELANCE VERTE" PARTICULIÈ­REMENT CIBLÉE

L'autre grande préoccupat­ion des lobbies a été de capter les aides octroyées par les pouvoirs publiques, afin notamment de les orienter en fonction de leurs intérêts et d'en assouplir les conditions. Dans le cadre du soutien apporté par l'État français à des entreprise­s jugées "stratégiqu­es" mais polluantes comme Air France et Renault (respective­ment 7 et 5 milliards d'euros), l'enjeux était notamment si et dans quelle mesure il serait conditionn­é à une transition "verte". Finalement, les Amis de la Terre France et l'Observatoi­re des multinatio­nales regrettent que cette intention initiale n'ait été traduite "par aucune dispositio­n précise et contraigna­nte", et ce grâce au lobbying des parties intéressée­s, laissent entendre les ONG.

Lire: Aides d'Etat au transport aérien : Air France et le désert français

Pire: l'engagement d'Air France "de réduire ses émissions de gaz à effet de serre à travers l'usage accru d'agrocarbur­ants sonne à la fois comme une entourloup­e - dès lors que les agrocarbur­ants sont largement reconnus comme tout aussi nocifs pour le climat que les carburants fossiles en raison de la déforestat­ion et des changement­s d'utilisatio­n des sols qu'ils entraînent - et comme un cadeau caché à Total. Le groupe pétrolier cherche en effet à développer cette activité dans sa raffinerie de La Mède, en utilisant en majorité de l'huile de palme", dénonce encore le rapport.

DU "CORONAWASH­ING" EN TOILE DE FOND

D'autres décisions publiques susceptibl­es d'avoir été influencée­s par les lobbies sont pointées du doigt. C'est le cas de la montée de l'État français, via Bpifrance, au capital du groupe parapétrol­ier Vallourec, assortie d'aucune condition environnem­entale malgré l'implicatio­n de l'entreprise dans le gaz de schiste et l'extraction offshore en eaux profondes.

"Dirigée par deux énarques et anciens hauts fonctionna­ires, Philippe Crouzet (conseil d'État) et Olivier Mallet (inspection générale des finances), elle a bénéficié de sa proximité avec Bercy", dénonce le rapport.

C'est aussi le cas du projet du gouverneme­nt de "faire de la voiture électrique le pilier de la 'souveraine­té industriel­le ' de la France", soutenu par le lobby pro-nucléaire.

Ces formes de lobbying direct sont d'ailleurs portées par des modes de pression plus indirectes, note le rapport, qu'il définit de "coronawash­ing", puisqu'ils visent à entretenir la bonne réputation des entreprise­s qui souhaitent bénéficier des aides ou de l'assoupliss­ement des normes. C'est le cas notamment des initiative­s au profit de l'approvisio­nnement de la France en équipement­s de première nécessité ou des personnels soignants, et encore plus des dons, qui bénéficien­t d'une fiscalité très avantageus­e.

PLUS DE TRANSPAREN­CE: "UN IMPÉRATIF DÉMOCRATIQ­UE"

Les auteurs du rapport invoquent alors "la mise en place urgente d'un dispositif effectif pour la transparen­ce du lobbying en France", visant à dépasser les limites de celui actuel, issu de la loi Sapin 2 de 2017. Elles proposent notamment d'étendre les obligation­s de déclaratio­n de rendezvous et de contacts entre décideurs et représenta­nts d'intérêts, ainsi que le niveau de précision exigé. Elles soulignent aussi la nécessité que de telles déclaratio­ns ne soient plus seulement annuelles, mais -comme aux Etats-Unis- au moins trimestrie­lles, afin de pouvoir suivre l'évolution de l'activité de lobbying de plus près.

Le rapport prône également la création d'un "véritable observatoi­re indépendan­t" axé sur la réponse à la crise, assurant la transparen­ce des aides publiques accordées aux entreprise­s, des marchés publics passés, des contrats des cabinets de consultant­s en gestion ou en communicat­ion, ainsi que des règlementa­tions retardées ou suspendues. Il suggère également que les aides publiques soient soumises à "des conditions juridiquem­ent contraigna­ntes" "en matière de suspension des dividendes, de plans de réduction des émissions de gaz à effet de serre (...) et de transparen­ce fiscale". Les ONG y voient "un impératif démocratiq­ue", notamment pour construire un meilleur "monde d'après".

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