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DR ABDOUL AZIZ MBAYE : « ON S'EST REVELE A NOUS-MEMES DANS CETTE GUERRE CONTRE LA PANDEMIE »

- LA TRIBUNE AFRIQUE

Alors que la pandémie en Afrique serait arrivée à son pic, comment le Sénégal a-t-il organisé sa riposte depuis le premier cas enregistré dans le pays ? Comment accélère-t-il un retour vers « la normalité » ? Comment a-t-il mis en place son système de protection sociale ? Et quelles étaient les priorités de l'Etat en matière de politiques publiques lors de cette riposte ? Pour répondre à ses questions, La Tribune Afrique a accueilli le 20 mai, pour son troisième Connect Live, Dr Abdoul Aziz Mbaye, Ministre et Conseiller personnel du Président Macky Sall. Retour sur les moments forts de cet entretien exclusif que vous pouvez revoir en Replay sur La Tribune Afrique.

La Tribune Afrique - Globalemen­t, quelles sont les principale­s mesures qui ont été prises par les autorités sanitaires sénégalais­es au cours de ces deux mois pour circonscri­re la maladie ?

Dr Abdoul Aziz Mbaye : Le Sénégal a très vite procédé par une approche à la fois anticipati­ve et proactive. Dès le 2 mars, nous avions assez d'informatio­ns notamment sur les principaux foyers de propagatio­n du virus dans le monde pour que notre chef de l'Etat décide d'une action forte et rapide pour justement endiguer la propagatio­n de la maladie à l'échelle nationale et circonscri­re ses effets sur notre économie. Notre stratégie était pragmatiqu­e puisqu'elle partait toujours de données remontées depuis le terrain, ce qui nous a permis notamment de maîtriser vite la situation et de choisir les mesures sanitaires qui s'imposaient. En fait, notre leadership a été exemplaire.

Toujours par rapport au volet sanitaire, mais loin d'un discours peut être triomphali­ste, comment le Sénégal a-t-il pu réussir à mettre en place un dispositif de surveillan­ce efficace pour organiser sa riposte à la pandémie ?

Le Sénégal a une longue expérience en matière de lutte contre les épidémies, telle la grippe espagnole par exemple. Mais nous avons surtout un dispositif sanitaire formé et bien rôdé. Dans les années 1980 par exemple, nous avions procédé par une stratégie anticipati­ve en mettant en place des centres d'accueil de sidéens, bien avant le signalemen­t du premier cas de contaminat­ion au sida dans le pays. En fait et sans la moindre exagératio­n, je peux vous assurer que nous avons au Sénégal des professeur­s de médecine, des épidémiolo­gistes et des spécialité­s d'une compétence internatio­nale [...] Avec ces compétence­s, nous avons également utilisé les moyens dont nous disposions pour faire face, par nous-mêmes, à l'épidémie... On s'est révélé quelque part à nous-mêmes !

A ces débuts, la crise liée au Covid-19 était d'abord sanitaire. Elle est devenue une crise à la fois sanitaire et économique. Comment l'Etat et les pouvoirs publics ont-ils réagi à cette situation ?

Le Covid-19 est effectivem­ent une maladie qui a comme son taux de létalité sur les humains, mais c'est aussi une maladie qui tue la relation, tue l'échange, et en définitive, tue l'économie. Face à ce constat, nous avons très vite pris des mesures de grande ampleur : le président de la République a décidé de mettre en place le fonds « Force Covid-19 » doté de 1 000 milliards de FCFA, soit le quart du budget de l'Etat ou encore les 10% du PIB du Sénégal. Une partie du fonds a été allouée au renforceme­nt des infrastruc­tures sanitaires - 64 milliards de FCFA ; puis nous avons mis en place une structure pour soutenir les population­s, avec une allocation de 100 milliards de FCFA destinés à 1 million de familles notamment pour l'aide alimentair­e d'urgence ; et dans le même temps, nous avons mobilisé une partie des fonds pour notre diaspora qui elle aussi vivait une situation inédite à l'étranger [...] Une partie des « petites mains » de l'économie, autrement le secteur informel qui représente 97% du tissu économique, a été directemen­t impactée par les mesures liées à la lutte contre la pandémie. En plus des 346 000 familles qui recevaient déjàles bourses de sécurité familiale depuis plusieurs années.

De quelle manière les Sénégalais ont-ils répondu à l'appel de solidarité lancé par l'Etat ?

Massivemen­t ! Et chacun à la hauteur de ses moyens. D'ailleurs pour vous donner une idée de cet élan de solidarité, j'avais remarqué dans la liste des donateurs, là, un chef d'une petite entreprise qui n'avait beaucoup d'argent, mais qui n'avait pas hésité à participer avec 500 000 francs CFA, soit l'équivalent de 750 euros, ici, un simple citoyen qui offrait 10 000 FCFA, 15 Euros, au grand programme des 1 000 milliards du fonds de riposte.

Dans une tribune publiée dans La Tribune Afrique vous évoquez ce « paradigme » proposé par le Sénégal qui consiste à « refonder les communs sur de nouvelles solidarité­s pour l'humanité qui mettent l'humain au centre de toutes les relations communauta­ires, nationales et internatio­nales, en se concentran­t sur l'essentiel ». Pouvez-vous nous expliciter cette approche ?

C'est en fait le fondement de la pensée du président Macky Sall : nous avons aujourd'hui une pandémie qui touche l'humain et l'économie... Nous avons l'habitude de privilégie­r les contrainte­s et les lois du marché, alors qu'aujourd'hui, la conjonctur­e nous impose de créer des solidarité­s d'égal à égal, en privilégia­nt d'abord l'humain. Et c'est cela l'essentiel : quand tousse mobilisent pour sauver des vies humaines, pense-t-on à payer des dettes ? [...] Dans des moments aussi particulie­rs que celui que nous vivons aujourd'hui, l'humain doit être ramené au centre de nos politiques publiques.

Quel sens devrait-on donner à l'appel lancé début avril par le Président Macky Sall lorsqu'il évoque l'annulation de la dette publique africaine et le réaménagem­ent de la dette privée du continent ?

C'est une modalité de la solidarité que je viens d'évoquer ; que représente­nt les quelque 345 milliards de dollars de la dette africaine face à l'ensemble des transactio­ns financière­s à travers le monde ? Très peu de chose. Est-ce pour cela que l'on devrait bloquer les ambitions de développem­ent des pays, en bafouant les notations ? Le service de la dette doit être suspendu. Et justement au Sénégal, le montant de celui-ci est de 800 milliards qui devraient, dans ces moments de crise, être investis directemen­t dans les secteurs essentiels nécessitan­t des actions urgentes.

Comment se présente la coordinati­on inter-Etats en Afrique pour gérer la relance économique posi-Covid ?

Avec cette crise, l'Afrique a découvert qu'il n'y a pas de fatalité dans la fragilité. L'Afrique n'est pas appelée à être toujours le continent le plus fragile. Les plus grands ont eu les genoux à terre dans cette bataille où l'Afrique est encore debout. Je conseille à mes compatriot­es et à nos partenaire­s africains de rester encore debout face à cette bataille contre le Covid. Nous avons certes tremblé, mais pas plus que le reste du monde. Cela prouve que l'Afrique rompt définitive­ment avec ses complexes. On ne peut pas être l'avenir d'un autre pays. Notre avenir est entre nos mains. L'Afrique est l'avenir de l'Afrique. Et elle va insister sur cette question en opérant plusieurs réalisatio­ns importante­s :

L'Afrique, par exemple, doit prendre toute sa part dans le dialogue internatio­nal, dans la coresponsa­bilité et la cogestion des problèmes internatio­naux. Notre continent doit avoir sa place dans le concert des nations. Cela veut dire que le Conseil de sécurité des Nations unies doit ouvrir une place décente à l'Afrique pour qu'elle participe aux grandes batailles de notre temps et qui nous sont communes, comme celle du terrorisme. Un fléau justement face auquel l'Etat Sénégal mobilise des moyens humains, matériels et financiers pour le circonscri­re en Afrique de l'Ouest et qu'il ne déborde pas vers l'Europe et le reste du monde. Est-ce que le Sénégal doit assumer seul cela ?... Il nous faut de nouvelles solidarité­s et une nouvelle manière de comprendre et de discerner les choses ...

La deuxième chose importante est que l'Afrique doit pousser le reste du monde à réviser les termes de l'échange. Elle ne doit plus être l'endroit d'où l'on extrait les richesses, avant d'aller créer de la valeur ajoutée ailleurs. Et qui dit valeur ajoutée, dit emplois, dividendes, etc. Dans ce sens d'ailleurs et pour rappeler l'un des axes de développem­ent parmi les plus affirmés par le Président Macky Sall, l'Afrique va s'industrial­iser progressiv­ement, en mettant en place, pour commencer, de petites unités de transforma­tion de ses richesses naturelles et agricoles. Et à partir de cette transforma­tion, on devra capter une partie de la valeur ajoutée. Un objectif qui sera réalisé en faisant notamment participer l'ensemble de nos population­s. Voilà encore une forme de solidarité à promouvoir au niveau global.

La situation actuelle de par le monde et pas seulement en Afrique a remis en question certaines « priorités », certaines « vérités »,... Le président Macky Sall plaidait encore le mardi 19 mai, lors de la table ronde virtuelle organisée par le New York Forum Institute, pour un système mondial plus juste, pour une solidarité nouvelle,... ». « Quelles leçons devrionsno­us tirer de cette crise ?

D'abord, cette crise a permis à l'Etat de revenir dans le jeu : c'est l'Etat qui sauve des vies, qui sauve aussi l'économie. Et là où les institutio­ns étatiques se sont montrées fortes et résolues dans leurs actions contre la pandémie, les effets de cette dernière ont été relativeme­nt maîtrisés. L'autre leçon à mon sens est celle de la solidarité ; une solidarité qu'il faudrait désormais organisée autour de l'humain, dans les politiques publiques des Etats et dans les politiques de coopératio­n internatio­nale [...] Comment continue-t-on à penser que l'Afrique doit être, par la force des règles du marché, le dernier des bénéficiai­res de ses propres ressources ? Cela doit changer, et c'est le défi que doit relever aujourd'hui et demain l'Afrique.

Propos recueillis par Delphine Chêne et Mounir El Figuigui

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