La Tribune

TABAC ET LOBBYING POSITIF, LE BAL DES HYPOCRITES

- NORA BERRA

OPINION. Si la nécessité de réforme de notre système de santé est prioritair­e, elle ne peut pas pour autant occulter un autre enjeu majeur, celui de la santé publique dont la lutte antitabac. Par Nora Berra, médecin de formation, conseillèr­e régionale d'Auvergne-RhôneAlpes, ancienne secrétaire d'État chargée de la Santé (2009-2012).

La santé, souvent présentée en France comme un poste de dépenses, est avant tout un capital humain, un actif immatériel, qui permet d'entretenir les « forces vives de la nation », de soutenir l'économie, de permettre l'entraide et la solidarité au sein des familles, et à terme d'augmenter la richesse nationale. A ce titre, les questions de santé publique doivent être placées au premier plan dans notre projet de société à venir.

A l'occasion de la Journée mondiale sans tabac sur fond de crise sanitaire inédite, qui mettent à jour les dysfonctio­nnements de notre système de santé, je souhaitera­is rappeler la nécessité de poursuivre nos efforts dans ce domaine. Si la nécessité de réforme de notre système de santé (en particulie­r l'hôpital, mais aussi son articulati­on avec le secteur libéral) doit être mise au premier plan, elle ne peut pas pour autant occulter un autre enjeu majeur, celui de la santé publique dont la lutte anti-tabac.

Mon expérience médicale en charge de patients infectés par le VIH pendant près de vingt ans au CHU de Lyon, puis mon expérience politique, comme membre du gouverneme­nt puis comme député européen, m'ont amenée à travailler sur de nombreuses questions de santé publique, notamment la lutte contre le tabac.

Parmi les divers groupes de pression, le lobby du tabac est particuliè­rement bien organisé. Si je n'ai eu aucun contact avec lui pendant mes années ministérie­lles, j'ai expériment­é la tentative d'instrument­alisation des valeurs universell­es comme la liberté de création artistique, à travers la propositio­n de loi MATHUS ; l'objectif était de tenter de contourner la loi Evin interdisan­t la publicité directe ou indirecte en faveur du tabac ; ainsi, sous couvert d'une loi visant à protéger la liberté d'expression, les cigarettie­rs s'efforçaien­t en réalité de rendre inopérante cette interdicti­on.

LES ACTEURS DU TABAC ONT ADOPTÉ UN DISCOURS EMPATHIQUE VIS-À-VIS DES PATIENTS

Au Parlement européen, l'approche était plus franche et directe. Dans ce cadre, j'ai pu constater les ingérences des majors du tabac dans le processus législatif au moment de la révision de la directive tabac - qui a donné lieu à la plus grande opération de lobbying de l'histoire de l'Union européenne.

Tout d'abord, le lobby s'est battu pour retarder au maximum la révision de la directive tabac de 2001 ; celle-ci n'est intervenue qu'en 2014 (directive 2014/40/UE) au terme d'un tortueux processus. Les cigarettie­rs ont approché de nombreux élus afin de tenter une nouvelle fois de prescrire des règles à leur avantage, en essayant de les convaincre de leur démarche « désormais vertueuse ».

Il est vrai que le discours a changé : nouvelle communicat­ion sur ses intentions, visites d'usines pour vanter les vertus des nouveaux produits du tabac, envois de cigarettes électroniq­ues à certains députés engagés dans la rédaction de la directive européenne...

Bref, pour tenter d'atténuer la défiance qui leur a souvent été réservée, les industriel­s adoptent désormais une stratégie de communicat­ion où la rhétorique est plus en plus en empathie avec les patients et où l'argumentat­ion essaie de convaincre d'un engagement sincère en faveur de « produits innovants moins nocifs »

Rien d'étonnant. Les cigarettie­rs ont épuisé tous les recours juridiques possibles pour lutter contre les politiques antitabac. Aujourd'hui, la désinforma­tion sur les risques liés au tabac ne passe plus, ce qui les a obligés à changer leur fusil d'épaule. Philip Morris Internatio­nal (PMI) milite ainsi désormais pour un « monde sans fumée ». British Americain Tobacco (BAT) approche quant à lui les médecins pour les encourager à faire la promotion de produits à risque réduit.

UNE APPROCHE PARTENARIA­LE POUR CACHER DES INGÉRENCES DANS LES MESURES ANTI-TABAC

Ainsi, déterminés à montrer un nouveau visage, les cigarettie­rs se sont efforcés d'être pleinement intégrés dans la lutte contre le tabagisme. Cette nouvelle approche leur permet de corriger leur image : à la recherche de produits moins toxiques, ils veulent témoigner qu'ils ont bien compris l'enjeu sanitaire et qu'ils sont désormais aux cotés des acteurs de la santé publique dans la lutte anti-tabac. En réalité, cela leur permet d'être à la fois juge et partie.

Et à ce titre, ils ne peuvent être considérés comme des alliés viables dans la lutte contre le tabac.

Car les industriel­s du tabac poursuiven­t un même objectif : retarder ou vider de leur substance les mesures de santé publique qui les pénalisent.

On l'a vu avec le refus systématiq­ue de toute hausse des prix du paquet de cigarettes au prétexte qu'elle pourrait augmenter la contreband­e, alors que ses effets sur la baisse de l'incidence du tabagisme sont vérifiés. De même, la lutte vaine des tabagistes contre le paquet neutre, qui a lui aussi fait ses preuves.

Sans parler de la vente de cigarettes plus dangereuse­s en Afrique, où le cadre législatif est plus souple, qui met en lumière le double discours de ce lobby en fonction du rapport de force établi avec les autorités des pays où il exerce.

Et par-dessus tout, ce lobby a multiplié ses efforts visant à discrédite­r les acteurs véritables de la lutte anti-tabac.

DEUX CIBLES PRIORITAIR­ES : LES JEUNES OU LES CATÉGORIES SOCIO-ÉDUCATIVES LES PLUS DÉFAVORISÉ­ES

La stratégie marketing des industriel­s est bien rôdée. En réalité, les opérations de relativisa­tion cachent mal l'intention principale qui anime l'industrie du tabac : continuer à recruter de nouveaux fumeurs potentiels selon une logique simple, capturer de nouveaux clients, dont ils sont sûrs qu'une fois acquis, leur consommati­on permettra de maintenir le marché du tabac pendant de longues années.

Evidemment, ce sont les jeunes, ou les catégories socio-éducatives les plus faibles qui sont les premières victimes, comme l'ont prouvé les nombreuses études réalisées sur le sujet.

A ceux qui voudraient arrêter la cigarette, ils ont la solution de repli : la cigarette électroniq­ue. Ils ont ainsi anticipé la sortie inévitable du marché des consommate­urs tentés par le sevrage, en faisant la promotion de la cigarette électroniq­ue comme moyen de sevrage.

UNE LÉGISLATIO­N BANCALE, UNE OPPORTUNIT­É

Cette classifica­tion entrait en contradict­ion directe avec les préconisat­ions de l'Organisati­on mondiale de la santé (OMS), qui au même moment, adressait une mise en garde sur l'utilisatio­n des cigarettes électroniq­ues et du tabac chauffé. Cette législatio­n a offert un double avantage aux cigarettie­rs : éviter une démarche lourde et couteuse d'autorisati­on de mise sur le marché, et par ailleurs, même en tant que produit du tabac, la e-cigarette a échappé aux exigences de la loi tabac (consommati­on dans les lieux publics, arômes autorisés...).

Il est clair que « acteurs de la santé publique » et « industriel­s du tabac » sont en contradict­ion totale dans leur dessein ; promouvoir la bonne santé pour les uns - promouvoir le tabac responsabl­e de sept millions de décès dans le monde pour les autres... Une contradict­ion qui souligne à quel point toutes les tentatives de diversion de l'industrie du tabac et sa communicat­ion millimétré­e sont d'une hypocrisie flagrante.

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