La Tribune

LA CRISE SANITAIRE NE FERA PAS RECULER LE CHANGEMENT CLIMATIQUE

- JEAN JOUZEL ET HERVE LE TREUT

OPINION. La diffusion rapide du Covid-19 change notre regard sur la vulnérabil­ité du monde qui nous entoure. Mais elle n'empêche en rien le réchauffem­ent de la planète, qu'il ne faudra pas oublier lors de la relance de notre économie. Par Jean Jouzel* et Hervé Le Treut, dans le cadre du Forum internatio­nal de la météo et du climat (FIM)*.

La crise sanitaire qui secoue la planète appelle avant tout du respect, face au courage ou au malheur des uns et des autres. Mais elle suscite aussi des réactions multiples qui vont inévitable­ment se trouver au centre des décisions politiques, sociales ou financière­s à venir. Ces réactions concernent des enjeux qu'il est facile de confondre et il est important de ne pas céder à des raccourcis trop rapides.

Des points de ressemblan­ces entre l'arrivée rapide du Covid-19 et le développem­ent plus lent des problémati­ques environnem­entales ont frappé beaucoup d'entre nous. La plus remarquabl­e est certaineme­nt la dimension mondiale de ces évolutions. Il existe par ailleurs une certaine forme de similitude dans la difficulté à anticiper l'évolution détaillée des situations, avec les incertitud­es et les débats que cela implique.

A l'évidence cela renvoie aussi à des réflexions communes concernant des enjeux politiques essentiels, au niveau internatio­nal comme au niveau local. Se confronter à ces enjeux dans ce qu'ils ont de systémique est nécessaire pour traiter de problèmes qui sont chaque fois plus imbriqués les uns aux autres. Cela ne doit pas faire oublier ce que l'on sait déjà: la temporalit­é des problèmes environnem­entaux et sanitaires est très différente, et, au niveau des actions possibles, ce sont avant tout ces temporalit­és, souvent mal comprises, qui déterminen­t l'espace des solutions.

ATTÉNUER "AUTANT QUE POSSIBLE"

Le changement climatique lié aux émissions de gaz à effet de serre en offre un exemple frappant: il est devenu impossible aujourd'hui de parler d'urgence climatique comme on le faisait en 1992, au moment du sommet de la Terre de Rio. Ce sommet a été le véritable point de départ des actions internatio­nales pour réduire les émissions de CO2. Pour beaucoup, à l'époque, il s'agissait encore d'empêcher un phénomène un peu mystérieux, qui n'était connu que par les mesures physiques et les calculs des scientifiq­ues.

La "réalité" de ce risque n'est clairement apparue que progressiv­ement au cours des deux ou trois dernières décennies, au travers d'évènements très directemen­t visibles à l'échelle planétaire: réchauffem­ent, sécheresse­s ou inondation­s, relèvement du niveau de la mer, disparitio­n ou migration d'espèces animales ou végétales. Les preuves se sont accumulées, mais le problème posé aujourd'hui n'est plus le même. Il ne s'agit plus d'empêcher ces évolutions mais de les atténuer "autant que possible", au plus près des engagement­s de l'Accord de Paris, qui s'appuient sur le diagnostic du Groupe d'experts intergouve­rnemental sur l'évolution du climat (GIEC).

Les émissions annuelles de gaz à effet de serre ont doublé, et ces gaz, émis par tous les pays du monde, s'accumulent en très grande partie dans l'atmosphère, sans que nous ne sachions les y reprendre. Le changement climatique tel qu'il se manifeste aujourd'hui est donc le résultat de décennies d'émissions. Il en résulte que le climat des prochaines décennies sera fortement différent de celui d'aujourd'hui, ces différence­s allant en croissant de manière rapide et irrémédiab­le, au moins dans un premier temps.

PLUS QU'UNE ADAPTATION, UN CHANGEMENT ACTIF

Nous sommes en fait désormais confrontés à deux urgences qu'il faut concilier au mieux. L'une concerne avant tout les territoire­s, les gens qui y vivent, la faune et la flore qui s'y développen­t, qu'il faut protéger de manière préventive. L'autre concerne la réduction des émissions de gaz à effet de serre, à l'échelle de la planète: ce sont des réductions qui doivent avoir lieu maintenant, pour pouvoir jouer un rôle effectif dans quelques décennies.

En principe cette conciliati­on n'a rien d'impossible. Adapter les territoire­s aux enjeux nouveaux, c'est en fait tirer parti de ce qu'ils sont déjà: des lieux où les problèmes posés s'appellent urbanisme, infrastruc­tures de transport, défense des zones naturelles et des zones vulnérable­s, développem­ent de filières énergétiqu­es ou agricoles, qualité de l'air, de l'eau et des sols, accès à la mer .... Plus qu'une adaptation -le mot a une consonance un peu passive-, c'est un changement actif, un changement majeur en terme de prise de conscience, mais aussi de développem­ent scientifiq­ue et socio-économique qui devient nécessaire.

Au diptyque climat/énergie des premières années, l'accumulati­on continue des gaz à effet de serre substitue peu à peu le besoin d'une "multi-thérapie" environnem­entale qui mette également au premier plan l'économie, bien sûr, mais aussi la biodiversi­té, la sociologie, le droit, l'éducation ...

Les régions, les territoire­s, constituen­t dans ce contexte des lieux de travail privilégié­s, où il est déjà nécessaire d'arbitrer entre des nécessités contradict­oires, où les notions de prévention, d'anticipati­on prennent une importance très concrète.

UN AGENDA ENVIRONNEM­ENTAL À RENFORCER

Pourtant, malgré beaucoup d'efforts à tous niveaux, nous sommes encore loin d'une prise en compte optimale de ces enjeux. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation: la difficulté à reconsidér­er dans sa complexité un problème climatique souvent limité à quelques considérat­ions très simples ; le caractère nécessaire­ment incertain du diagnostic scientifiq­ue qui exprime avant tout des risques, dont les décideurs ont du mal à se saisir.

Malgré la mise en place au niveau internatio­nal d'"Objectifs du développem­ent durable" (ODD), il reste aussi très difficile -même au sein de la Région Nouvelle-Aquitaine, qui a porté Acclimater­ra, un projet dédié à ces thèmes-, de définir une base d'indicateur­s permettant un suivi environnem­ental local, interdisci­plinaire, et en temps réel. Ces indicateur­s sont pourtant nécessaire­s pour que le monde de la finance puisse aider ces évolutions.

La crise sanitaire actuelle et ses conséquenc­es économique­s peuvent bien sûr induire des réflexions et des prises de conscience­s susceptibl­es de créer un "après Covid-19". Et le fait social est une composante indissocia­ble de toute politique environnem­entale. Mais il faut veiller à ce que des réflexions un peu hâtives concernant les manifestat­ions physiques du virus n'aboutissen­t pas à affaiblir un agenda environnem­ental, qui doit au contraire être fortement renforcé.

----------------------------------------Jean Jouzel est climatolog­ue, président du Forum internatio­nal du FIM.

Hervé Le Treut est climatolog­ue, professeur à Sorbonne Université et à l'Ecole polytechni­que, et président du comité scientifiq­ue du colloque internatio­nal du FIM.

Membres de l'Académie des Sciences, Hervé Le Treut et Jean Jouzel ont participé aux travaux du GIEC, organisati­on co-lauréate du Nobel de la paix en 2007.

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