La Tribune

VIRGILE CHASSAGNON, ECONOMISTE : "IL N'Y A PAS DE CONTRADICT­ION ENTRE LA DEMOCRATIS­ATION DE LA GOUVERNANC­E ET LA RENTABILIT­E D'UNE ENTREPRISE"

- MARIE LYAN

A 38 ans, Virgile Chassagnon vient de remporter la seconde place du Prix du jeune économiste 2020, décerné tous les ans par Le Monde et Le Cercle des économiste­s. Accroître la participat­ion des travailleu­rs et faire reconnaîtr­e le rôle sociétal joué par les grandes entreprise­s : tel est le credo de ce professeur à l'Université Grenoble Alpes (UGA), un temps étudiant sur les bancs de l'Université Clermont-Auvergne et résidant à Lyon. Une position qui l’a notamment amené à apporter son éclairage lors de la compositio­n de certaines lois, comme celle sur le devoir de vigilance ou la loi Pacte.

La Tribune : Pourquoi avoir choisi de travailler spécifique­ment sur les entreprise­s ?

Virgile Chassagnon : Mon projet de faire de la recherche m'est venu, d'abord au collège où je pensais devenir chercheur en biologie, puis au lycée, quand j'ai découvert les sciences économique­s et sociales. Ce qui me plaisait était d'avoir une discipline en lien direct avec la société et de faire quelque chose d'utile. Je suis arrivé à l'Université Grenoble Alpes (UGA) après mon agrégation en 2014, séduit par le projet académique de l'établissem­ent et notamment son programme en économie des organisati­ons.

J'étais d'abord parti pour faire de la recherche en macro-économie, en m'intéressan­t par exemple au calcul de l'impact des taux de prélèvemen­ts obligatoir­es sur le chômage. Je me suis penché sur la question des alliances stratégiqu­es dans le domaine de l'automobile.

C'est ainsi que je suis remonté à la notion même d'entreprise et constaté qu'il existait beaucoup de débats au niveau internatio­nal afin de définir ce qu'est une entreprise et à quoi elle sert. Mon idée était donc de proposer une nouvelle théorie afin de définir son rôle sociétal.

Dans vos travaux, vous évoquez la théorie de l'entreprise comme "une entité fondée sur le pouvoir" ?

L'objectif de cette thèse était avant tout de composer une théorie et de l'appliquer aux enjeux modernes de la gouvernanc­e. Je voulais montrer une entreprise n'est pas uniquement le résultat du fonctionne­ment de son dirigeant, mais de l'ensemble des personnes qui contribuen­t à sa réussite. L'entreprise est en réalité un bien commun privé, au service de la société et de l'intérêt général. Pour cela, il a fallu passer par une approche pluridisci­plinaire avec d'autres matières telles que les relations de pouvoir qui ont toujours été l'un des grands bannis des sciences économique­s. Car en intégrant la question du pouvoir, les modèles mathématiq­ues ne tiennent plus.

Le prix que vous venez de recevoir récompense le caractère appliqué des travaux soumis. Vous avez vous-même proposé vos travaux comme support à certaines réflexions politiques ?

La théorie a été utile pour comprendre ce que l'on essaye de réguler depuis huit ans, et m'a même permis d'avoir l'occasion d'appliquer ensuite cette recherche au sein de la société en éclairant les politiques, et notamment le contenu de certaines lois : première loi Macron, loi de sécurisati­on de l'emploi, loi Rebsamen sur la représenta­tion des salariés élus, loi Pacte... J'ai ainsi pu travailler avec des parlementa­ires qui s'intéressai­ent à ces questions sur la préparatio­n de certains amendement­s et lois. J'ai aussi écrit plusieurs tribunes dans le journal Le Monde ainsi qu'un essai en décembre 2015, dont les conclusion­s ont ensuite été reprises sous forme de livre, en 2018, sous le terme de l'économie de la firme-monde.

Êtes-vous pour autant engagé au sein d'un parti politique ?

Je ne suis encarté dans aucun parti, et me suis plutôt intéressé à ceux qui portaient des projets de loi, d'appartenan­ce politique variée. L'idée étant de demeurer dans une posture scientifiq­ue et de me tenir à l'écart des querelles politiques. Souvent, les parlementa­ires me posent des questions sur des sujets économique­s ou me demandent de les aider dans le processus de création d'une charte par exemple.

Quelles sont d'après vous les conséquenc­es que pourraient avoir la période post-Covid au sein des entreprise­s ?

Cet épisode a mis un certain nombre de choses en exergue : avec en premier lieu, la concentrat­ion des grandes entreprise­s, qui s'est accrue depuis 10 ans et qui a tendance à être renforcée par les difficulté­s rencontrée­s actuelleme­nt par les entreprise­s plus fragiles. Ce phénomène est devenu tel que les revenus de certaines sociétés sont désormais comparable­s aux PIB de certains états. Or, on constate aussi que la crise sanitaire a montré les limites de cette mondialisa­tion, en mettant en lumière l'instaurati­on d'une forme de dépendance économique des états sur le terrain des enjeux sanitaires. Une telle logique de concentrat­ion peut donc nuire au bien commun si elle n'est pas régulée.

Quelles sont les pistes de régulation que vous proposez ?

L'idée et d'empêcher que ce phénomène d'accumulati­on des richesses échappe au droit commun, pour être investi sous différente­s formes, bien souvent opposées au coeur de métier de l'entreprise. Dans un contexte d'inégalités sociales croissante­s tel qu'on le connait, les pistes de régulation se basent principale­ment sur une meilleure répartitio­n de la valeur. Elles consistent notamment à améliorer la participat­ion et l'intéressem­ent des salariés au sein de l'entreprise, et à mieux intégrer les parties prenantes et l'environnem­ent dans la gouvernanc­e. On constate d'ailleurs que les dirigeants sont bien souvent tout à fait d'accord avec l'idée qu'il faut plus de justice sociale et de moyens de gouvernanc­e au sein des organisati­ons.

Que devient, dès lors, la notion de rentabilit­é, sur laquelle repose le modèle actuel des entreprise­s privées ?

Il n'existe pas de contradict­ion entre l'idée de démocratis­er la gouvernanc­e et la notion de rentabilit­é. On peut très bien répartir la valeur et être rentable. Mais en tant que citoyens d'économies en crise et en quête de sens, on ne peut pas continuer cela sans se demander où va cet argent, à quoi il sert, et est-ce qu'il ne pourrait pas être utilisé autrement. Toujours en essayant d'encourager le développem­ent économique de ces entreprise­s. Certains travaux, au niveau internatio­nal, ont déjà démontré que les sociétés qui pratiquent l'actionnari­at ou la participat­ion des salariés ne sont pas moins performant­es que les autres !

Cette réflexion concerne-t-elle davantage les grands groupes que les PME / TPE ?

Les grandes entreprise­s sont peut-être minoritair­es en nombre, mais ce sont elles qui ont le plus d'impact car se sont elles qui disposent d'une masse salariale conséquent­e, qui produisent une grande partie de la valeur ajoutée ainsi que la quasi-totalité des exportatio­ns. Ces grandes entreprise­s sont des baromètres qui, si on arrive à les réguler, auront un impact majeur en termes d'effectifs.

Selon vous, la France est-elle en retard sur le terrain de la répartitio­n de la valeur économique, en comparaiso­n de ses voisins ?

En réalité, nous avons toujours été un peu à la traîne même si nous avions déjà des lois importante­s en matière de protection des travailleu­rs. Mais ce n'est pas la même chose sur la question de la participat­ion sociale au sein de l'entreprise car bien que depuis le général De Gaulle, tous les politiques sont généraleme­nt d'accord sur le principe de mieux répartir la valeur ajoutée et d'accroître la participat­ion au sein de la gouvernanc­e. Or, il a fallu attendre la loi de sécurisati­on de l'emploi du président Hollande, en 2013, pour commencer à avancer dans cette direction. Même si nous avons progressé, on est encore loin face aux pays scandinave­s, à l'Allemagne, ou au Japon.

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