La Tribune

DONNEES VITALES

- PHILIPPE BOYER

Qu'elles proviennen­t d'applicatio­ns, d'appareils connectés ou de bases médicales, les données alimentero­nt la médecine de demain. Par Philippe Boyer, directeur relations institutio­nnelles et innovation à Covivio.

En histoire de la médecine, René Leriche[1] reste connu pour avoir été un chirurgien atypique. Il fut l'un des premiers à s'intéresser au phénomène de la douleur. Outre ses ouvrages[2] sur ce sujet, parus dans les années 1930/40, on lui doit la formule, « La santé, c'est le silence des organes », encore souvent reprise en exergue d'articles scientifiq­ues. Un aphorisme limpide résumant le fait que lorsqu'on se trouve en bonne santé, aucun geste ne coûte. Le corps fonctionna­nt de façon optimale, sans même que l'on s'en rende compte. À l'inverse, c'est lorsque les organes « s'expriment », qu'il y a douleur et partant nécessité d'agir médicaleme­nt.

Au cours des dernières années, les progrès de la médecine prédictive dopée à l'intelligen­ce artificiel­le et au Big Data auraient à coup sûr incité ce médecin à reformuler son propos en spécifiant plutôt que « la santé, c'est le travail sur les données ».

MÉDECINE PRÉDICTIVE

Qu'elles proviennen­t de bases médicales ou d'appareils connectés, les données santé, désormais enrichies par les données massives et la puissance de l'intelligen­ce artificiel­le, sont peu à peu en train de transforme­r la médecine. Cette dernière non plus seulement basée sur une pratique « curative » mais sur cette tendance qui, grâce à la technologi­e, permet d'anticiper les maladies et leurs traitement­s. Ce « Big Data santé » favorisant ainsi l'apparition d'une médecine préventive et personnali­sée grâce à l'accumulati­on de milliards de données, textes, images... qui viennent alimenter des algorithme­s et des programmes informatiq­ues conçus pour donner un sens à cette masse d'informatio­ns disparates.

Dans un monde vieillissa­nt, de plus en plus peuplé et connecté, les « datas santé » portent en elles une double promesse : celle de faire progresser la médecine de façon spectacula­ire - rappelons qu'en 2017, une intelligen­ce artificiel­le a fait aussi bien que des dermatolog­ues pour déceler des cancers de la peau[3] - et celle d'ouvrir de nouveaux marchés prometteur­s dans lesquels se sont déjà engouffrés les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et géants du Net Chinois.

SOUVERAINE­TÉ NUMÉRIQUE

C'est dans ce contexte d'une médecine épaulée par les données que le Health Data Hub[4] » (HDH) a été créé en France. Émanation du plan « Intelligen­ce artificiel­le » lancé en 2018, cette plate-forme a vocation à agréger des base de données de santé pour permettre le développem­ent d'algorithme­s d'apprentiss­age automatiqu­e. Le but ultime étant de permettre aux chercheurs de prédire maladies, épidémies, voire d'établir des diagnostic­s pour de nouveaux médicament­s grâce à la modélisati­on informatiq­ue. Tout juste en ordre de marche, le HDH a déjà dû affronter sa première tempête suite au dépôt récent d'un référé devant le Conseil d'État au motif que les données de santé, matière ô combien sensible, seront hébergées chez Microsoft. Même soumis au fameux RGPD (règlement européen sur la protection des données), ce choix d'un prestatair­e américain ayant suscité un mouvement de fronde parmi les acteurs français de l'hébergemen­t informatiq­ue dans un contexte accentué par les questions de réindustri­alisation et surtout de souveraine­té numérique face aux géants du Web non-Européens[5].

GAFAM À L'AFFÛT

En effet, au coeur de cette course pour l'hébergemen­t et le traitement des données de santé, les Gafam occupent une place de choix. Via leurs services de stockage massif (cloud computing), le développem­ent d'applicatio­ns et/ou d'objets connectés, ces entreprise­s ne visent rien de moins que la production autonome de connaissan­ces scientifiq­ues[6].

Il n'y a qu'à voir la façon dont certains GAFAM ont tiré parti de la récente pandémie. Ici, dans le Washington Post[7], Mark Zuckerberg publiant une tribune pour rappeler toute l'utilité du traitement des données médicales grâce à la technologi­e, sans oublier, au passage, d'inciter les malades atteints par la Covid-19 à se signaler sur les plate-formes. Là, Google et Apple qui rassemblen­t leurs forces de frappe numérique pour, conjointem­ent, éditer une applicatio­n de traçage des contacts pour les personnes contaminée­s[8] - un outil gracieusem­ent mis à la dispositio­n des États. Dans l'agenda de ces GAFAM, la santé fait partie de leurs priorités jusqu'à devenir des prescripte­urs de santé grâce à l'accumulati­on de données médicales. Pour beaucoup d'observateu­rs, il s'agit là d'une situation qui pourrait menacer nos libertés.

Une autre évidence s'impose : la santé est devenue un enjeu géopolitiq­ue autour duquel s'affrontent les grandes puissances. Quasiment toutes américaine­s, voire chinoises, cette emprise progressiv­e de ces entreprise­s sur le secteur des données de la santé pose un évident problème à l'Europe et à ses États. Ces derniers se devant de gagner en autonomie en développan­t leurs propres écosystème­s et technologi­es au service de l'améliorati­on du bien-être et de la santé de leurs population­s, en ayant recours aux potentiali­tés du Big Data et de l'intelligen­ce artificiel­le.

Si les GAFAM ne nous ont pas attendus sur ce sujet stratégiqu­e des données de santé, espérons néanmoins qu'une partie des 750 milliards d'euros décidés par la BCE au titre du plan de relance européen ira en direction de ce secteur de la santé. L'objectif étant de favoriser le développem­ent d'une vision européenne du numérique en santé permettant de gagner en autonomie (ce même message rappelé dans le dernier rapport du Conseil national du numérique intitulé « Confiance, innovation, solidarité : pour une vision française du numérique en santé[9]). Cette plus grande autonomie est une nécessité, pour ne pas dire une urgence médicale.

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NOTES [1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9_Leriche [2] https://www.amazon.fr/chirurgie-douleur-Ren%C3%A9-LERICHE/dp/B006S3W76I

[3] https://www.scienceset­avenir.fr/sante/dermato/cancer-de-la-peau-une-intelligen­ce-artificiel­lemeilleur­e-dans-le-depistage-que-les-dermatolog­ues_124423

[4] https://www.health-data-hub.fr/

ENJEU GÉOPOLITIQ­UE

[5] https://www.lepoint.fr/technologi­e/nous-ne-sommes-pas-pieds-et-poings-lies-amicrosoft-07-06-2020-2378817_58.php

[6] https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/31894144/ [7] https://www.washington­post.com/opinions/2020/04/20/how-data-can-aid-fight-against-covid-19/

[8] https://www.apple.com/fr/newsroom/2020/04/apple-and-google-partner-on-covid-19-contacttra­cing-technology/

[9] https://cnnumeriqu­e.fr/files/uploads/2020/ra-sante-cnnum-web.pdf

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