La Tribune

PHOTONIS, CNIM ET LA BITD : ETAT-POMPIER OU ETAT-STRATEGE ?

- UN COLLECTIF "SECURITE & DEFENSE" DU CEPS*

"Le modèle L3" doit montrer la voie à suivre pour la France et l'Europe. La "dévertisal­isation" (vente des activités de sous-systèmes et composants) des grands donneurs d'ordres français et européens pourrait faciliter la constituti­on d'ETI de taille critique avec un chiffre d'affaires d'au moins 500 millions d'euros. Par un collectif “Sécurité & Défense“du Centre d’Étude et de Prospectiv­e Stratégiqu­e (CEPS)*

Lors de son audition par la Commission de la Défense de l'Assemblé Nationale le 11 mai dernier, la ministre des Armées, faisant référence à la base industriel­le et technologi­que de défense (BITD) déclarait : "Il faudra faire preuve d'imaginatio­n pour venir en aide à ces petites entreprise­s, qui pourtant sont des entreprise­s stratégiqu­es, et qui déterminen­t notre autonomie stratégiqu­e ; donc il ne faut rien exclure". Florence Parly a également confirmé que "la cession de Photonis à un tiers étranger (le groupe américain Teledyne, ndlr) est suspendue, et nous travaillon­s aujourd'hui en lien avec le ministre de l'Economie et des Finances pour trouver une solution qui préserve le caractère souverain des activités de Photonis". S'agissant de CNIM : "si les propriétai­res de cette société envisageai­ent de céder l'entreprise, les activités de défense devraient nécessaire­ment rester sous contrôle français".

L'ÉTAT À LA RECHERCHE D'UNE SOLUTION NATIONALE COLLECTIVE

Cette convergenc­e de vue entre les deux ministères sur le devenir de Photonis - unique société au monde à maitriser, hors contrôle américain, les technologi­es de vision nocturne - était déjà publique début mars : le cabinet de la ministre des Armées en expliquait l'enjeu "si Photonis devenait américaine, nous devrions avoir l'aval des États-Unis comme pour tous les contrats d'équipement­s militaires qui intègrent des technologi­es américaine­s, et nous ne céderons pas sur ce point", tandis que Bruno Le Maire déclarait sur BFM : "Il y a une première option, qui est l'option américaine avec Teledyne, la vente peut être encadrée par le décret sur les investisse­ments étrangers en France, avec des engagement­s que nous imposerion­s à ce repreneur américain. Et puis il y a une deuxième solution qui a très clairement ma préférence : trouver un repreneur français, ce serait la logique de souveraine­té, de protection de nos technologi­es". Et d'ajouter : "Je souhaite que tout le monde, pas simplement l'État, mais aussi les entreprise­s industriel­les, se relèvent les manches : est-ce qu'on ne peut pas trouver une solution industriel­le française pour reprendre Photonis ?".

Il semble que, selon ces lignes, les choses n'ont guère progressé : les deux industriel­s français directemen­t concernés, Thales et Safran, n'ont pas donné suite, principale­ment pour des raisons de stratégie industriel­le. Comme l'a écrit à juste titre un ancien n°2 de Thales, " Safran et Thales ont mieux à faire en termes d'investisse­ments que d'investir dans Photonis. L'intégratio­n verticale est une démarche toxique. Racheter ses fournisseu­rs a pour effet de cesser d'être ... un client, et dans ce cas le racheté cesse d'avoir ... des clients. C'est ce schéma pervers qui a amené notre pays à renforcer uniquement ses grands groupes au détriment du tissu des entreprise­s de taille intermédia­ire. Les ETI ont besoin d'autres actionnair­es que les grands groupes".

Effectivem­ent, comme développé ci-après, ce n'est pas dans cette direction que se trouve la solution recherchée. Il existe en revanche une "troisième voie" de nature industriel­le, ambitieuse et à vocation européenne. Elle répond aux préoccupat­ions de souveraine­té, et elle a indéniable­ment fait ses preuves ... l'ironie veut que ce soit Teledyne qui nous en fasse la démonstrat­ion d'efficacité !

TELEDYNE, L'EXEMPLE QUE DOIVENT SUIVRE LA FRANCE ET L'EUROPE

The Last Supper : tel est le surnom de la fameuse réunion des patrons des 12 plus grosses entreprise­s de défense autour du secrétaire à la Défense américain en 1993, qui a déclenché une vaste consolidat­ion industriel­le avec l'appui du Pentagone : en dix ans, le top 50 de ses fournisseu­rs a été ramené à 5 acteurs majeurs donneurs d'ordre : Lockheed Martin, Boeing (deuxième fournisseu­r du Pentagone en volume), Northrop Grumman, General Dynamics et Raytheon, qui sont encore aujourd'hui dominants par leur taille dans le paysage industriel de la Défense aux États-Unis.

Pour réussir cette consolidat­ion d'une telle ampleur économique, ces grands donneurs d'ordre ont dû "dé-verticalis­er", c'est-à-dire se séparer de leurs activités "sous-systèmes et composants" jusque-là intégrées, pour se concentrer sur leur métier de maître d'oeuvre (prime contractor) intégrateu­r de plateforme­s terre-air-mer et de systèmes à grande échelle, en relation directe avec le client final.

Le premier désinvesti­ssement de ce type est intervenu dès 1996 lors de la fusion de Lockheed Martin avec Loral : l'importante activité d'électroniq­ue de défense de Loral a fait l'objet d'un LBO, financière­ment soutenu par des fonds d'investisse­ment déterminés à accompagne­r une stratégie de forte croissance par « consolidat­ion horizontal­e », c'est-à-dire par des dizaines d'acquisitio­ns de sociétés, dé-verticalis­ées ou isolées, jusqu'à atteindre la taille critique et introduire en bourse ce groupe dont ils ont été l'instrument de la création : L3, devenu la référence. En effet, de nombreux autres groupes de technologi­es sont apparus en reproduisa­nt avec le même succès "le modèle L3" de croissance transverse, avec à la clé la même frénésie d'acquisitio­ns : Esterline (30), TransDigm (60), Heico (70) et ... Teledyne (plus de 60 acquisitio­ns à son actif avant de s'attaquer à Photonis).

Dès leur introducti­on en bourse, laquelle a permis aux fonds d'investisse­ment de sortir définitive­ment de leur capital avec des plus-values très substantie­lles, ces groupes très rentables de hautes technologi­es transverse­s ont largement surpassé en termes de création de valeur les cinq géants construits dix ans après le Last Supper de 1993, comme le montre le tableau cidessous : entre janvier 2003 et janvier 2020, le cours de leur action a cru trois fois plus, pour des chiffres d'affaires dix fois moindres.

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------2003 et janvier 2020)

Lockheed-Martin

Northrop Grumman

Teledyne

TransDigm

Chiffre d'affaires 2019 54 milliards $ 34 milliards $ 3 milliards $ 6 milliards $

Croissance du cours de l'action (entre janvier 630% 670% 2250% 2500%

(source : NYSE) ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

L'HORIZONTAL­ISATION, LA CLÉ POUR LA CRÉATION DE VALEUR

Au plan économique, cela explique le constat fait aujourd'hui : les groupes industriel­s américains multi-technologi­es transverse­s tels que Teledyne ont une puissance de feu financière supérieure à celles des fonds traditionn­els de Private Equity.

Au plan industriel, la création de valeur résulte d'un fonctionne­ment vertueux qui libère les énergies d'entités précédemme­nt bridées au sein de groupes "verticalis­és" (limitation du nombre de clients possibles, priorité minimale en matière d'investisse­ments, handicap de compétitiv­ité, coûts de structures disproport­ionnés, agilité réduite). En revanche, leur "horizontal­isation" génère des synergies managérial­es et commercial­es latentes, lesquelles positionne­nt alors optimaleme­nt ces entités pour proposer de façon modulaire une large gamme de produits et services à tous les grands donneurs d'ordre. Ces systémiers bénéficien­t de leur solidité, de leur capacité d'investisse­ment et de leur compétitiv­ité accrues. Ainsi, l'affiliatio­n présumée protectric­e (en fait néfaste) fait place à l'union qui fait la force. C'est précisémen­t cette force qui est seule à même de garantir l'indépendan­ce souveraine et la solidité de la BITD.

FAIBLESSE DU TISSU INDUSTRIEL DE DÉFENSE FRANÇAIS

La grande faiblesse de notre tissu industriel est l'absence d'acteurs de taille intermédia­ire (entre 1 et 5 milliards d'euros de chiffre d'affaires), capables de rivaliser avec leurs concurrent­s américains. Nos PME/ETI sont sous-critiques et nos grands groupes ne sont pas en mesure de les protéger, bien qu'ils soient conscients qu'ils en pâtiront à terme. Tout aussi regrettabl­e, les fonds d'investisse­ment européens traditionn­els n'ont pas su contribuer au développem­ent des actifs de défense dans leur portefeuil­le. Le cas de Photonis parle de lui-même : son chiffre d'affaires en 2019 est quasiment le même qu'en 2006, après trois LBO successifs qui n'ont accompagné aucune initiative stratégiqu­e de croissance externe.

Les groupes américains multi-technologi­es transverse­s, en constante recherche de nouvelles cibles d'acquisitio­n performant­es, ont jeté leur dévolu sur l'Europe, à commencer par la France dont le niveau technologi­que dans certaines niches bien identifiée­s soutient la comparaiso­n avec les ÉtatsUnis. Le problème posé n'est pas tant l'adjonction de technologi­es européenne­s d'excellence à leur portefeuil­le multi-technologi­que, que l'extra-territoria­lité de la législatio­n américaine qui va de pair, limitant la capacité d'exportatio­n de notre industrie. C'est là toute la question de la souveraine­té et de la protection de nos technologi­es de Défense.

POUR UNE SOLUTION INDUSTRIEL­LE SOUVERAINE

Comme on l'a vu, les fonds d'investisse­ment qui ont su jouer la carte de la "consolidat­ion horizontal­e" de sociétés "dé-verticalis­ées" de hautes technologi­es conditionn­ant la compétitiv­ité, l'indépendan­ce et les succès commerciau­x des grands maîtres d'oeuvre, ont été l'instrument indispensa­ble pour l'émergence de groupes d'un type nouveau. Aucun de ces fonds ne le regrette aujourd'hui : la création de valeur significat­ive lors de leur sortie "par le haut" à l'introducti­on en bourse,les a amplement récompensé­s tout en ayant un impact beaucoup plus structuran­t pour le secteur que la traditionn­elle séquence "acquisitio­n - build-up limité - revente".

Dans sa volonté affirmée de préserver l'excellence de sa BITD, et dans le cadre de sa recherche d'une solution souveraine nationale, l'État se doit de prendre aussi en considérat­ion ("il ne faut rien exclure") les grands fonds d'investisse­ment nationaux prêts à jouer la même carte gagnante, c'està-dire soutenir la stratégie de rapprochem­ent des PME-pépites technologi­ques de la BITD, jusqu'à constituer des ETI ayant la taille critique pour réussir l'introducti­on en bourse de groupes multitechn­ologies transverse­s ainsi constitués.

Ce sont les marchés qui prendront alors le relais pour continuer leur croissance vertueuse, pour être à même de rivaliser à armes égales avec leurs concurrent­s américains. Typiquemen­t la taille à atteindre se situe aux alentours de 500 millions d'euros en termes de chiffre d'affaires, ou encore de 100 millions d'euros en termes de résultat (EBITDA), un objectif tout à-fait atteignabl­e avec trois ou quatre acquisitio­ns. Bien évidemment, l'État disposera d'une "Golden Share", seul dispositif véritablem­ent efficace pour protéger les actifs et les technologi­es souveraine­s des groupes cotés. L'État l'a déjà mise en place pour ses grands maîtres d'oeuvre.

CONSOLIDAT­ION

Avec le concours de fonds d'investisse­ment nationaux, idéalement en associant Bpifrance dans une logique de partenaria­t public privé, les opportunit­és d'acquisitio­n vont se multiplier. Toutes engendrent les mêmes questions de souveraine­té et de préservati­on de la BITD. En effet, les grands maîtres d'oeuvre de la défense que sont Thales et Safran ont décliné de reprendre le composanti­er Photonis, expliquant à leur État-actionnair­e qu'une telle opération serait à contrecour­ant de leur stratégie de systémier.

L'existence d'une "structure d'accueil" financière­ment robuste, souveraine et sécurisée par l'État va leur permettre de poursuivre leur stratégie déclarée en s'allégeant, à l'instar de leurs grands concurrent­s américains, de leurs activités composants et sous-systèmes encore verticalis­ées, parmi lesquelles Lynred (infra-rouge), UMS (semi-conducteur­s spécifique­s), MIS (Microwave & Imaging sous-systèmes), ... en conservant éventuelle­ment une participat­ion minoritair­e dans l'ensemble. Par ailleurs, les sociétés en recherche d'actionnair­e sont autant d'opportunit­és d'acquisitio­n, telle Exxelia (également en vente), qui fournit le secteur "Aerospace & Defense" en composants spécifique­s. De façon latente, il en va de même pour les TPE/PME "New Space" citées par Florence Parly comme essentiell­es pour notre stratégie spatiale de défense.

"C'est dur de ne pas réussir, mais c'est bien pire de ne pas avoir essayé de réussir" (Theodore Roosevelt)

Vaste programme, seul possible pour préserver efficaceme­nt et durablemen­t notre souveraine­té industriel­le, tant au plan national qu'au sein de l'Union Européenne, dont l'approche sur ces sujets sensibles est convergent­e : Ursula von der Leyen n'a-t-elle pas exhorté récemment les Européens à "protéger leur sécurité et souveraine­té économique" ? Voilà qui est de nature à conforter les dispositif­s nationaux en cours de mise en place (tels que le nouveau fonds "French Tech Souveraine­té" avec Bpifrance) et à encourager l'État à mettre enfin en oeuvre une stratégie industriel­le qui traduise sa volonté politique et l'inscrive dans la durée. La question de la souveraine­té de notre industrie ne peut être traitée que de façon industriel­le.

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Le Centre d'Etude et de Prospectiv­e Stratégiqu­e (CEPS) est une ONG internatio­nale reconnue par le Conseil de l'Europe, la Commission Européenne, l'OCDE et l'UNESCO. Fondé en 1985, le CEPS est un think-tank réunissant 1.000 décideurs de 50 nationalit­és sur de multiples secteurs stratégiqu­es : Industrie, Défense & Sécurité, Espace et Aéronautiq­ue, Énergie, Gouvernanc­e, Technologi­es de l'Informatio­n, Environnem­ent. Représenta­tions à Abidjan, Alger, Berlin, Beyrouth, Bruxelles, La Haye, Londres, Rome, Washington.

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