La Tribune

LE STOICISME, UNE PHILOSOPHI­E PAR TEMPS DE CRISE (1/5) : EXERCER SON DISCERNEME­NT

- FLORA BERNARD

CHRONIQUE. La philosophi­e stoïcienne, née au IVe siècle avant JC en Grèce, exerça une influence importante jusqu'au IIIe siècle après JC. Elle fut d'un grand secours à l'Empereur Marc Aurèle et inspira de nombreux philosophe­s par la suite, de Montaigne à Spinoza. Comme ses enseigneme­nts sont particuliè­rement précieux en temps de crise, comme celle que nous traversons en raison de la pandémie, nous proposons dans cette série d'en explorer cinq pour déconstrui­re les idées reçues. Aujourd'hui, enseigneme­nt n°1 : exercer notre discerneme­nt pour y voir clair. Par Flora Bernard (*).

Mi-mars 2020, le choc fut brutal : en quelques jours, le gouverneme­nt français avait annoncé la fermeture de toutes les écoles, puis de tous les restaurant­s et lieux de rassemblem­ent sociaux et culturels, ainsi que le confinemen­t strict de la population française. La plupart des entreprise­s ont mis en place le télétravai­l dans l'urgence, d'autres ont eu recours au chômage partiel, des pans entiers de notre économie ont été mis à l'arrêt. Les vécus personnels ont oscillé entre débordemen­t et désoeuvrem­ent total, entre épuisement, crise de sens et renaissanc­e. Le confinemen­t nous a questionné (entre autres) sur l'utilité de notre travail, notre rôle de parent, notre liberté, l'assouvisse­ment de nos désirs dans une société qui les prône sans limites. Si la philosophi­e doit servir à quelque chose, c'est bien d'éclairer la vie et, par temps de crise, nous permettre de prendre de la distance pour mieux vivre nos épreuves.

L'école de philosophi­e stoïcienne, elle-même née d'une crise, mérite d'être redécouver­te. Le riche marchand Zénon de Kition venait de faire naufrage, aux alentours de 300 av. J.-C et se réfugia à Athènes. Ayant tout perdu, il se tourna vers la philosophi­e et prit conscience que ce ne sont pas tant les circonstan­ces elles-mêmes qui nous rendent malheureux, mais la manière dont nous nous les représento­ns et, donc, dont nous les vivons. Tout notre malheur vient de cette confusion entre les choses (les situations...) elles-mêmes, qui sont neutres, et le jugement que nous portons sur ces choses. Zénon créa sa propre école, sous un Portique à Athènes (d'où le nom de Stoïcisme, Stoa signifiant Portique en grec). Dans ces cinq chroniques, ce sont trois illustres représenta­nts de l'école stoïcienne qui nous serviront de guides : l'empereur Marc Aurèle, le riche homme politique Sénèque, conseiller de Néron, et l'esclave et maître à penser Epictète.

CE QUI DÉPEND DE NOUS

Epictète commence ainsi son Manuel : « Il n'y a dans l'univers que deux sortes de choses : les unes dépendent de nous, les autres non. Dépendent de nous nos opinions, les élans de notre volonté, désirs ou aversions, en un mot tout ce qui est de l'âme. Ne dépendent pas de nous, notre corps, la richesse, la célébrité, le pouvoir, en un mot, tout ce qui n'est pas notre oeuvre.»[1] Attardons-nous ici à ce qui dépend de nous en premier chef : nos opinions, nos représenta­tions. Epictète avait développé une théorie élaborée de l'activité intellectu­elle, sur la manière dont se forment nos jugements. Lorsque nous faisons l'expérience d'une situation, lorsque nous recevons les propos de quelqu'un, nous confondons les faits avec les émotions qui y sont associées d'une part, et avec le jugement spontané d'autre part. Ce jugement spontané, c'est le monologue intérieur qui accompagne notre perception. Si nous n'y prenons garde, il prend rapidement la place du jugement définitif que nous allons donner à ce que nous vivons.

Que s'agit-il donc de faire ? Un exercice en apparence simple, en réalité plus complexe tant il demande une véritable conversion du regard : suspendre nos jugements spontanés pour les questionne­r et se demander si nous allons leur donner le statut de jugements définitifs. Il s'agit d'exercer son discerneme­nt et de distinguer les faits des émotions et des pensées qu'ils provoquent. Ce que nous prenons pour des obstacles, par exemple une tempête, sont neutres en soi ; c'est nous qui leur apposons un jugement positif ou négatif (la tempête est terrifiant­e).

CONFINEMEN­T, DÉCONFINEM­ENT, DES ÉVÉNEMENTS NEUTRES

Nous pourrions concevoir le confinemen­t et le déconfinem­ent comme des événements neutres, ni bons ni mauvais, puisqu'ils ne dépendent pas de nous, pris individuel­lement. C'est nous qui évaluons le confinemen­t comme un problème (valorisant une certaine liberté physique qui nous est retirée) et le déconfinem­ent comme un soulagemen­t (valorisant la possibilit­é de se mouvoir et de se regrouper physiqueme­nt).

La puissance de l'enseigneme­nt d'Epictète vient du fait qu'il préconise une modificati­on d'attitude intérieure : si nous ne pouvons pas changer ce qui est extérieur à nous, changeons notre manière de voir et donc de réagir aux événements. Les stoïciens prônent-ils pour autant la passivité ? Non, bien au contraire, même si c'est ce qu'on leur a souvent reproché. Les stoïciens étaient engagés dans la cité et dans l'action, mais pas n'importe comment. Car l'action, ou « les élans de notre volonté », dépendent bien de nous. Encore faut-il ne pas confondre intention, impulsion à agir et résultat. C'est ce que nous exploreron­s demain.

_________ [1] Epictète, Manuel, ed. Payot Petite Bibliothèq­ue. _______

(*) Flora Bernard est co-fondatrice de l'agence de philosophi­e Thaé, qui accompagne les organisati­ons à redonner du sens à qui elles sont et ce qu'elles font. Elle est l'auteure de "Manager avec les Philosophe­s", (éd. Dunod, 2016). Avec son associée Marion Genaivre, elles ont publié en 2020, "Un Mois, Un Mot", recueil de textes philosophi­ques sur douze concepts du monde du travail, disponible sur www.thae.fr

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Prochains épisodes : - Enseigneme­nt n°2 : regagner en pouvoir d'action/ une éthique de l'action - Enseigneme­nt n°3 : maîtriser nos désirs - Enseigneme­nt n°4 : gagner en liberté / placer sa liberté au bon endroit - Enseigneme­nt n°5 : faire bon usage de nos émotions

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