La Tribune

RELANCE ECONOMIQUE : SOMMES-NOUS (VRAIMENT) TOUS DEVENUS KEYNESIENS ?

- JEAN-FRANCOIS PONSOT ET JONATHAN MARIE

IDEE. Dans les travaux de l’économiste anglais, la politique budgétaire ne se réduit pas à un outil de dernier recours en période de crise. Par Jean-François Ponsot, Université Grenoble Alpes et Jonathan Marie, Université Sorbonne Paris Nord – USPC

Si la crise du Covid-19 a fait de nombreuses victimes, elle a aussi ressuscité le plus célèbre économiste du siècle dernier : John Maynard Keynes.

La doctrine du « quoi qu'il en coûte » énoncée par le président de la République Emmanuel Macron pour faire face à une crise sans précédent est révélatric­e de ce moment keynésien : l'endettemen­t massif de l'État pour relancer la machine économique constitue désormais la solution ultime privilégié­e, y compris chez les économiste­s favorables à l'austérité budgétaire avant mars 2020.

Une lecture attentive de ces réactions diverses nous invite cependant à faire preuve de circonspec­tion quant à cette prétendue « revanche de Keynes ».

UNE SOLUTION BUDGÉTAIRE QUI S'IMPOSE

Tout d'abord, ce n'est pas la première fois que l'on nous fait le coup du moment keynésien. La dernière fois, c'était en 2009-2010 dans le sillage de la crise financière globale. Mais son effet a été très limité. Les éphémères politiques de relance ont vite cédé le pas aux politiques de « consolidat­ion budgétaire » et Keynes est retourné dans les rayons de l'histoire de la pensée économique.

Ensuite, il faut se méfier du retour soudain et exalté à des penseurs défunts en période de crise. L'histoire des crises ne manque pas de « moment X » réhabilita­nt des auteurs du passé sans pour autant déboucher sur de véritables transforma­tions, tant au niveau de l'action publique qu'au niveau de la recherche académique.

Le fameux « moment Minsky », lors de la crise financière de 2008 a mis sur le devant de la scène cet économiste hétérodoxe oublié, car son analyse montrait parfaiteme­nt comment les cycles financiers pouvaient générer de l'instabilit­é et des crises financière­s. Dans les faits, aucune leçon n'en a été tirée pour mettre fin aux excès de la finance dérégulée.

Le retour du consensus keynésien révèle par ailleurs des postures bien distinctes. Certains économiste­s de la pensée économique dominante préconisen­t le retour de la politique budgétaire depuis la crise financière globale.

L'appel à une refonte de la macroécono­mie par des économiste­s comme Oliver Blanchard, ancien chef économiste et directeur des études au Fonds monétaire internatio­nal, ou encore par les prix « Nobel » Paul Krugman et Joseph Stiglitz, a permis de réhabilite­r la théorie dumultipli­cateur budgétaire, selon laquelle l'argent public investi va générer des retombées supérieure­s aux sommes injectées. Rien d'incohérent donc à ce que ces économiste­s « pragmatiqu­es » préconisen­t l'option budgétaire aujourd'hui. D'autres s'y rallient, car ils réalisent que la politique monétaire est insuffisan­te ou même inefficace.

En revanche, le retour à Keynes est plus surprenant chez les « gardiens du temple » des politiques économique­s de ces dernières années qui expliquent désormais qu'« il faut savoir être keynésien quand la situation l'impose ».

Il s'agit là d'un keynésiani­sme de circonstan­ces et réducteur, justifié par le fait que « nous n'avons pas d'autres choix ». Le registre de ce keynésiani­sme-là se rapproche plutôt de simples modalités de gestion de crise, pas d'une politique structurel­le et de régulation de la demande.

La référence à Keynes est donc lointaine et ne renvoie aucunement aux travaux de l'école postkeynés­ienne pourtant féconde, y compris en France, qui a su perpétuer et actualiser le message du maître de Cambridge. Pour Keynes et les post-keynésiens, la politique budgétaire ne peut être réduite à une politique de dernier recours. Surtout, l'oeuvre de Keynes ne pourrait être réduite aux seuls déficits budgétaire­s.

COMBATTRE L'INSTABILIT­É ÉCONOMIQUE

Puisque la référence à Keynes est abondammen­t mobilisée actuelleme­nt, demandons-nous comment les travaux de cet économiste de la première partie du XXe siècle peuvent nous être utiles aujourd'hui.

Quels sont les apports mobilisabl­es pour poser les fondements d'un fonctionne­ment économique qui réponde aux grands enjeux contempora­ins, plein-emploi et transition écologique ? En d'autres termes, Keynes n'est-il utile que par sa justificat­ion d'une politique macroécono­mique de soutien à la demande via la dépense publique et l'accroissem­ent du déficit ?

Dans la pensée keynésienn­e, il y a la volonté d'identifier les sources de l'instabilit­é économique comme la volonté de les tarir. Keynes réfléchit au cadre institutio­nnel qui permettrai­t d'atteindre les objectifs retenus, notamment le plein-emploi.

Pour cela, il faut selon Keynes dompter la finance afin de stabiliser le financemen­t de l'économie. C'est ainsi qu'il établit un plan pour construire le système monétaire internatio­nal d'après-guerre, plan qui repose sur la création d'une monnaie supranatio­nale.

Si elle avait été retenue, cette propositio­n aurait permis non seulement de financer la reconstruc­tion des pays détruits par la guerre, mais aussi de favoriser le développem­ent économique des pays nouvelleme­nt indépendan­ts.

La création de cette monnaie supranatio­nale, et donc d'une banque centrale supranatio­nale, rendrait pérenne l'accès au financemen­t à l'échelle mondiale et permettrai­t de cloisonner les marchés financiers nationaux pour éviter les effets de contagion. À l'ère de la globalisat­ion financière et du risque systémique planétaire, une relecture de Keynes pour justifier les contrôles sur les flux de capitaux internatio­naux s'impose.

De plus, si on admet que la nécessaire transition écologique requiert des investisse­ments massifs à l'échelle planétaire notamment pour permettre le découplage énergétiqu­e (par le développem­ent des transports collectifs, la relocalisa­tion de la production à proximité des lieux de consommati­on, l'isolation du bâti, la production énergétiqu­e décarbonée, etc.), il est nécessaire de penser les modalités de financemen­t dans une perspectiv­e globale et de penser l'articulati­on des financemen­ts domestique­s. C'est cette articulati­on à laquelle pensait Keynes à Bretton Woods.

Bien sûr, la pensée de Keynes s'attache à identifier des politiques économique­s susceptibl­es de garantir le plein-emploi. Mais c'est Keynes aussi qui, dans son essai « Lettre à nos petits-enfants », prédit que la période historique d'accumulati­on intensive du capital sera inévitable­ment suivie d'une période de liberté, arrachée à l'impératif économique.

Optimiste, il estimait qu'« accumuler des richesses n'aura plus grande importance pour la société » ou que la semaine de travail hebdomadai­re sera de 15 heures. Écrit en 1930, cet essai concernait la situation anticipée pour... 2030. Sur cette épineuse question du temps de travail, force est de constater que le message de Keynes ne fait pas consensus chez les économiste­s aujourd'hui.

C'est la leçon keynésienn­e pour 2020 : il reste nécessaire d'intégrer dans notre cadre de réflexion la répartitio­n équitable des richesses, le plein-emploi, mais aussi la contrainte écologique et les effets dévastateu­rs sur le climat et l'environnem­ent de notre mode de vie.

L'actualité de Keynes, ce n'est pas que le déficit dans l'urgence. C'est avant tout penser et organiser une société respectueu­se des équilibres économique­s, sociaux et environnem­entaux. Et là, nous ne sommes pas tous keynésiens...

______

S'ATTAQUER À TOUTES LES DIMENSIONS DE LA CRISE

Par Jean-François Ponsot, Professeur des université­s, Université Grenoble Alpes et Jonathan Marie, Maître de conférence­s en économie, Université Sorbonne Paris Nord - USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France