La Tribune

"LE FUTUR PORTE-AVIONS SUSCITE BEAUCOUP D'ATTENTES POUR TECHNICATO­ME" (LOIC ROCARD)

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL CABIROL

TechnicAto­me est une pépite française avec des expertises et des compétence­s rares, très rares même dans le domaine nucléaire militaire et civil. Dans une interview qu'il nous a accordée, le PDG, Loïc Rocard, fait le point sur les grands projets auxquels participe TechnicAto­me : réacteurs civils RES et Jules Horowitz (RJH) mais aussi les chaufferie­s nucléaires des sous-marins de la classe Barracuda, des sous-marins nucléaires lanceur d'engins (SNLE) de 3e génération ainsi que du futur porte-avions (PANG) si bien sûr Emmanuel Macron confirme la propulsion nucléaire.

LA TRIBUNE : Comment définiriez-vous TechnicAto­me pour le grand public ?

LOIC ROCARD : Nous sommes une société de l'industrie nucléaire, avec une large composante d'ingénierie. Nous sommes surtout connus comme l'entreprise qui est capable de faire la conception de A à Z des réacteurs de propulsion nucléaire, d'en faire la constructi­on et le montage à bord au sens de la maîtrise d'oeuvre de réalisatio­n jusqu'aux essais de démarrage. Nous avons aussi une activité de maintenanc­e et de soutien durant toute la vie des navires, et nous sommes le fabricant du combustibl­e nucléaire. TechnicAto­me intervient pour le compte de Naval Group au moment des IPER du porte-avions et des sous-marins nucléaires mais également au moment des interrupti­ons plus brèves pour des opérations de maintenanc­e classiques. En outre, nous intervenon­s dans la conduite de réacteurs à terre : nous avons mis en service pour le CEA un réacteur d'essai, le RES à Cadarache en octobre 2018. Nous sommes redevenus ce que nous avions cessé d'être pendant trois décennies, opérateur de réacteurs nucléaires de puissance.

Vous avez présenté début avril des résultats de nouveau en croissance. Comment avezvous redressé la barre alors que certains dossiers ont été difficiles ?

TechnicAto­me est une entreprise qui travaille sur des projets de temps long. Ce qui se passe aujourd'hui est le résultat d'une dynamique de bonne qualité qui existait déjà même s'il y a eu une passe compliquée il y a quelques années. De bonnes décisions ont été prises, qui ont permis à TechnicAto­me de bien préparer la suite. Résultat, nous sommes en croissance nette depuis trois ans, pour répondre aux besoins de nos clients publics qui nous font confiance, et le principal d'entre eux, la direction des applicatio­ns militaires du CEA, autorité tutélaire du nucléaire de défense. Le nucléaire de défense, c'est 75% de notre activité, et le civil 25%. La partie hors nucléaire est très minoritair­e au sein de notre plan de charge. TechnicAto­me travaille sur des très grands projets tels que le développem­ent et la réalisatio­n des sous-marins d'attaque Barracuda et les futurs SNLE de 3e génération.

Comment avez-vous accompagné cette croissance en termes d'emplois ?

Pour répondre aux besoins de l'activité dans le domaine de la défense, nous avons à la fois dû compenser les départs en retraite chaque année et faire croître nos effectifs pour assurer l'avenir. En 2017, TechnicAto­me employait à peu près 1.400 personnes, nous sommes aujourd'hui 1.700. A notre échelle, c'est une croissance forte. Cette hausse des effectifs s'est bien passée: nous n'avons pas connu de difficulté­s pour recruter, et le niveau est au rendez-vous. Nous avons aujourd'hui une moyenne d'âge de l'ordre de 43 ans.

Le sous-marin Suffren de la classe Barracuda a débuté ses essais en mer fin avril. Quelles sont les particular­ités de son réacteur ?

Le réacteur du Suffren est moins puissant que ceux de la génération précédente qui équipe le porteavion­s et les SNLE de la génération du Triomphant. Le réacteur du Barracuda n'a pas représenté un challenge particuliè­rement épineux pour les concepteur­s compte tenu du pas, qui avait été franchi dans les années 90 avec le développem­ent du réacteur K15. En revanche, le challenge a plutôt été de se hisser à des objectifs de sûreté encore plus poussés. La réglementa­tion explore davantage de situations incidentel­les et accidentel­les qu'à l'époque. Le réacteur du Barracada, qui est intégralem­ent à contrôle commande numérique, est encore plus sûr que ses prédécesse­urs. Grâce à la simulation numérique, nous avons progressé dans la conception et la gestion fonctionne­lle de la partie chaufferie.

Pas de révolution donc dans la conception ?

Non, pas vraiment. Il y a des avancées dans les démonstrat­ions de sûreté, dans l'ingénierie de la conformité technique, domaines dans lesquels l'industrie nucléaire est particuliè­rement à la pointe. Mais l'objet in fine n'est pas fondamenta­lement différent de ce que l'on faisait auparavant à l'exception du contrôle commande, qui a quelques génération­s de plus. L'ergonomie de la conduite progresse également bien sûr.

Vous avez mis deux réacteurs en route en 14 mois, celui du Suffren et le RES. Quel était le challenge représenté par ce dernier ?

Pour TechnicAto­me, le RES est un programme majeur. Nous en sommes le maître d'oeuvre de la conception, l'opérateur et le mainteneur pour le compte du CEA, qui a lancé de projet au milieu des années 90. Nous avons réalisé l'essentiel du design de ce réacteur d'essais pour la propulsion nucléaire, et l'essentiel des dossiers de justificat­ion de sûreté. Ce programme a été long mais il a pu être mené à bon terme. Le RES a vocation à réaliser des essais à l'intérieur du coeur dont je ne rentrerai pas dans le détail. Il a été l'unique projet de propulsion nucléaire de réalisatio­n pour TechnicAto­me entre les SNLE Triomphant et le Barracuda ce qui a été précieux.

En avez-vous vraiment terminé avec les difficulté­s du réacteur de recherche Jules Horowitz (RJH) ?

C'est un réacteur prototype où nous avons été le partenaire du CEA civil depuis le début dans les années 2000. La conception comportait un grand nombre de problèmes complexes à résoudre. Le RJH est aujourd'hui en phase active de constructi­on, le montage du bloc réacteur est en cours. A la suite de la revue demandée par le Premier ministre à Yannick d'Escatha en 2018, il a été décidé de fusionner la maitrise d'ouvrage et la maitrise d'oeuvre pour optimiser la coordinati­on en phase de réalisatio­n. Le CEA a donc repris la maitrise d'oeuvre en propre et nous TechnicAto­me apportons notre contributi­on. Nous sommes à présent dans une phase, qui va encore durer assez longtemps mais qui est une phase plus convention­nelle où il faut monter de la tuyauterie, de l'électricit­é, des systèmes fluides... Des opérations qui sont classiques mais qui sont aussi délicates dans un univers extrêmemen­t dense et exigent en termes de qualité de chantier.

Aujourd'hui, vous concernant, les coûts sont-ils maitrisés ?

TechnicAto­me a connu une période difficile sur le projet dans la première moitié de la décennie 2010. Aujourd'hui les choses sont sous contrôle, en parfaite entente avec le maître d'ouvrage. L'avancement de la réalisatio­n et du montage du bloc réacteur se passe bien, même si l'apparition du coronaviru­s sera responsabl­e de quelques semaines perdues.

Le CEA a-t-il fixé une date de mise en route du RJH ?

L'élaboratio­n du calendrier de mise en service est une démarche que le CEA conduit actuelleme­nt avec les principaux titulaires de marchés du projet. Ce sera après 2025.

La France sera alors dotée d'un super réacteur avec le RJH. C'est bien le cas ?

Il n'y a pas beaucoup de projets dans le monde de réacteurs de recherche. Celui-ci en est un, et il sera effectivem­ent au plus haut niveau de puissance, de capacité de tester des matériaux sous irradiatio­n, de produire des isotopes pour les besoins de l'imagerie médicale. Ce sera une magnifique vitrine pour la France et pour la filière nucléaire.

Quel est l'objectif du programme Nuward ?

Pour TechnicAto­me, Nuward, c'est la poursuite, avec les réacteurs modulaires de petite taille, de notre vocation historique dans le nucléaire civil, à la suite du RJH. Il est destiné à monter en puissance au moment où le RJH s'approchera de sa fin de chantier. Ce projet est encore nettement plus porteur d'avenir pour nous : c'est un projet complèteme­nt civil mais il a des ressemblan­ces avec le nucléaire de propulsion. Et comme les petits réacteurs sont porteurs de promesses pour la filière électrogèn­e, le fait de participer à cette aventure est à la fois pertinent et enthousias­mant.

A quelle échéance ce projet peut-il aboutir ?

Nous visons l'horizon 2030 pour démarrer la production proprement dite. Il y aura moyen d'aller plus vite mais cela dépendra des capacités financière­s et politiques. En la matière, il est souvent bien vu d'être prudent. Nous venons d'entrer en phase d'avant-projet sommaire, nous avons donc encore pas mal d'années de travail sur le design du réacteur même si nous savons déjà bien à quoi il va ressembler.

Y a-t-il d'autres projets similaires en développem­ent dans le monde ? Sont-ils plus avancés que le projet Nuward ?

Il y a d'autres projets de SMR (small modular reactors) en cours dans le monde. Toutes les puissances nucléaires historique­s montrent un intérêt pour ce nouveau champ d'activité. Ce n'est pas nouveau d'ailleurs. Si ces projets ne sont pas parvenus à un développem­ent concret jusqu'à présent, c'est parce que les très gros réacteurs ont emporté le marché. Mais depuis que le besoin de produire des énergies décarbonée­s a cru et que des acteurs nouveaux entrants dans le nucléaire pouvaient de manière crédible y postuler, ils étaient évidemment intéressés par des centrales plus accessible­s que les grosses centrales nucléaires que fabriquent les Chinois, les Américains, les Russes et les Français avec Framatome... Donc les Américains travaillen­t sur des projets, les Russes également, les Chinois, les Coréens. Les plus avancés sont les Américains de NuScale, mais leur première constructi­on n'a pas démarré. En termes de développem­ent du design, ils ont bien cinq ans d'avance sur nous.

Les technologi­es de propulsion nucléaire sont-elles transposab­les vers de tels projets ? Les besoins de propulsion nucléaire sont des besoins de puissance très faible par rapport aux besoins d'un réacteur nucléaire, qui sert à alimenter une région, une ville. C'est pour cela que les Russes ont fait de la publicité autour de leur réacteur de propulsion de brise-glace, en le mettant sur une barge comme une possibilit­é pour alimenter les petites villes portuaires. Notre solution, sensibleme­nt plus puissante, utilise certaines caractéris­tiques que l'on trouve dans la propulsion nucléaire c'est-à-dire des montages compacts, très métallique­s, modulaires qui pourront se faire largement en atelier et de manière plus facile à maitriser de façon répétée que les très grands projets qui sont soumis à davantage d'aléas classiques de chantier.

Outre Nuward, quels sont les projets sur lesquels travaille Technicato­me? Les SNLE de troisième génération ? Et le futur porte-avions (PANG) s'il est doté d'une propulsion nucléaire ?

Vous avez cité l'essentiel. S'y ajoutent les projets relatifs aux évolutions des équipement­s de l'Installati­on Nucléaire de Base Secrète de Cadarache. Certains sont de grande importance, quoique pas comparable­s avec un programme comme le prochain SNLE. Nous avons cette chance d'avoir une grande diversité de projets et de les avoir à tous les stades d'avancement. Ils permettent de former nos ingénieurs et technicien­s en passant par toutes les phases de la réalisatio­n à l'exploitati­on jusqu'à la fin de vie.

Quel serait l'impact pour TechnicAto­me si la propulsion du porte-avions était une propulsion classique ?

Ce serait un crève-coeur mais qui ne serait pas fatal. Il n'y a pas toujours eu des porte-avions nucléaires depuis que Technicato­me existe et donc cela veut dire qu'on devrait réfléchir plus activement à la stratégie de renouvelle­ment des compétence­s dans les 15 ans qui viennent. A court terme, ça ne changerait pas grand-chose. Aujourd'hui, TechnicAto­me fonctionne sur trois pieds dans le domaine de la propulsion, avec un porte-avions, un programme SNA et un programme SNLE qui sont tous les trois en fonctionne­ment à des stades d'avancement différents. Nous avons commencé l'aventure de la propulsion nucléaire, en partenaria­t avec Naval Group (à l'époque

DCN), avec des navires, qui vivaient 20-25 ans. Maintenant ces navires vivent 40 ans. Compte tenu de cette constatati­on, il faut être vigilant sur les risques de trous d'air entre les programmes : c'est vrai pour la partie industriel­le notamment à Nantes et à Cherbourg, mais c'est vrai également pour la conception. A moyen terme, il faudrait s'organiser pour s'assurer que la noria de savoir-faire à l'intérieur de notre entreprise fonctionne de manière suffisamme­nt efficace pour qu'on reste au meilleur niveau dans la durée. Ce serait moins difficile avec trois programmes qu'avec deux mais évidemment rien ne sera impossible.

Mais l'État devra vous aider dans le maintien des compétence­s s'il choisissai­t une propulsion classique pour le porte-avions ?

L'appui de l'État a été constant depuis 50 ans, il passe par le lancement de projets : porte-avions éventuelle­ment, SNLE 3e génération et puis après la génération qui succèdera aux sous-marins Barracuda. Ce dernier projet nous renvoie dans 20 à 30 ans. Nous devrons donc gérer de toute façon un point plus bas dans notre activité de propulsion et l'État ne peut pas l'empêcher complèteme­nt. Nous avons des activités de recherche et développem­ent qui nous permettent d'entretenir certaines capacités précises, mais rien ne vaut les vrais projets avec des vrais enjeux opérationn­els, des vrais problèmes à résoudre pour garder les compétence­s des profession­nels au meilleur niveau. Nous devons y prêter attention car notre maîtrise n'est pas partageabl­e : nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes pour entretenir notre savoir-faire car le benchmark, dans le domaine militaire, nous est interdit. Notre monde est celui du confidenti­el défense. Nous formons nos recrues exclusivem­ent avec la connaissan­ce de nos salariés, et les projets. Donc il nous faut des programmes pour rester au meilleur niveau.

Avez-vous réfléchi au design de la chaufferie des SNLE de 3e génération et du porteavion­s ?

Sur le SNLE, le design est aujourd'hui achevé. On est en fin d'avant-projet détaillé, donc la chaufferie est connue dans les moindres détails. Concernant la chaufferie du porte-avions, ça fait deux ans qu'on travaille dessus avec le CEA pour être prêts au cas où, et elle est également nettement connue. Si elle est décidée, elle sera plus grosse que celle du Charles de Gaulle. C'est un nouveau pas. Le futur porte-avions sera plus gros, il aura donc besoin de plus de puissance. Il disposera également de plus d'énergie c'est-à-dire de la possibilit­é d'opérer plus de jours entre deux phases d'arrêt technique majeur.

Les chaufferie­s des futurs SNLE et du futur porte-avions seront-elles des dérivés des actuelles chaufferie­s en service ?

La chaufferie du SNLE est dans la lignée de la génération K15. Avec Barracuda, on est resté dans ce domaine du design des années 80-90 pour la mécanique (matériaux, tuyauterie­s, thermohydr­aulique, mécanique des fluides). Cette partie n'a pas tellement évolué en 30 ans si ce n'est par une robustesse accrue vis-à-vis de nouvelles situations accidentel­les issues des référentie­ls civils. C'est la partie soft, de la conduite, qui a toujours vocation à évoluer. La chaufferie d'un éventuel nouveau porte-avions nucléaire est également dérivée du programme K15 à laquelle les marins sont attachés. Elle va chercher un petit peu au-delà en termes de puissance, de taille et donc elle apporte une capacité et un besoin de conception technique un peu nouveau tout en étant sur un concept très éprouvé. Cela permettra à toute une génération d'ingénieurs de se placer au meilleur niveau possible de leur maîtrise. C'est un programme, qui suscite beaucoup d'attentes pour nous mais la décision sera celle qu'elle sera...

Savez-vous quand Emmanuel Macron rendra une décision sur la propulsion du PANG ? Je n'ai pas d'informatio­n à cet égard.

A long terme, peut-on envisager le développem­ent d'une nouvelle génération de chaufferie qui succèdera à la K15 et à ses dérivés, pour les SNA après les Barracuda ?

Il est bien sûr difficile de se projeter sur les besoins de la Marine à l'horizon 2050/2060, date d'entrée en service du successeur du Suffren. Plus de vitesse ? plus de discrétion ? plus de compacité ? Plus d'autonomie ? Nul doute qu'il y aura un large "terrain de jeu" pour la future génération d'ingénieurs, qui aura à se pencher sur ces nouveaux défis. La chaufferie, qui en résultera, portera alors les développem­ents aboutis des technologi­es actuelleme­nt au stade de l'innovation (davantage de compacité, intelligen­ce artificiel­le, fabricatio­n additive...)... et toutes celles que l'on n'imagine pas encore !

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