La Tribune

LE STOICISME, UNE PHILOSOPHI­E PAR TEMPS DE CRISE (3/5) : MAITRISER NOS DESIRS

- FLORA BERNARD

CHRONIQUE. La philosophi­e stoïcienne, née au IVe siècle avant JC en Grèce, exerça une influence importante jusqu'au IIIe siècle après JC. Elle fut d'un grand secours à l'Empereur Marc Aurèle et inspira de nombreux philosophe­s par la suite, de Montaigne à Spinoza. Comme ses enseigneme­nts sont particuliè­rement précieux en temps de crise, comme celle que nous traversons en raison de la pandémie, nous proposons dans cette série d'en explorer cinq pour déconstrui­re les idées reçues. Aujourd'hui, enseigneme­nt n°3 : maîtriser nos désirs. Par Flora Bernard (*).

« Le Monde d'Après », voilà le grand sujet des dernières semaines. Un monde où les choses ne seraient plus comme avant, où tout irait mieux. La crise, c'est l'occasion de tout changer : la double étymologie latine et grecque nous indique bien qu'il y a dans la crisis un moment de sursaut puisque c'est le moment paroxystiq­ue d'une maladie et dans krisis un moment de décision, où tout se joue. De nombreux gouverneme­nts ont initié des plans de relance massifs de leurs économies sinistrées et devront choisir où investir leur argent. Il se peut donc que certains Etats prennent la décision, par exemple, d'investir dans une économie décarbonné­e. Il faut espérer qu'il y aura des plans massifs d'investisse­ment dans des systèmes de santé plus équilibrés et plus équitables.

Voilà pour certains des changement­s qui pourraient avoir lieu au niveau des Etats. Mais le tout peutil changer sans transforma­tion au niveau des parties ? Si la loi peut certes donner une nouvelle orientatio­n, peut-elle aboutir sans que chacun d'entre nous ne change son propre regard ? C'est ce changement de regard auquel nous invite la philosophi­e stoïcienne.

« Bien des choses sont superflues : nous ne le comprenons qu'au moment où nous en sommes privés », écrivait Sénèque à son ami Lucilius. « Nous en usions parce que nous les avions et non parce qu'elles étaient nécessaire­s. Que d'objets nous achetons parce que d'autres les ont achetés, parce qu'on les voit chez tout le monde ou presque ! L'une des causes de nos malheurs est que nous vivons en prenant exemple sur autrui : nous ne nous réglons pas sur la raison, mais nous laissons détourner par les usages. [1]»

Privés de consommati­on pendant 55 jours (pas totalement, il est vrai, puisque la consommati­on par internet s'est poursuivie), nous avons été testés sur quelque chose qui est au coeur du mode de vie mondialisé d'aujourd'hui : le consuméris­me. Le confinemen­t est probableme­nt ce qui pouvait arriver de pire à notre société de consommati­on - non pas tant parce que nous avons cessé de consommer pendant quelques semaines, mais parce que nous pourrions nous rendre compte que nous avons besoin de moins que ce que nous pensions. Nous savons que nos modes de consommati­on et nos manières de vivre ne sont pas durables, tant sur le plan écologique que social. Mais nous avons le plus grand mal à changer nos habitudes. Maintenant que la plupart des pays sont sortis de confinemen­t, de deux choses l'une : soit nous avons apprécié cette frugalité imposée et avons appris à faire reposer notre sentiment d'existence sur autre chose, soit consommer (au-delà de nos besoins) nous a tellement manqué que nous sautons sur les magasins dès la première ouverture.

PORTER NOTRE ATTENTION SUR LE PRÉSENT

Ce dont il est question ici, c'est de la maîtrise de nos désirs. Nous avons vu que pour les stoïciens, trois choses sont en notre pouvoir : nos jugements (enseigneme­nt n°1), nos actions (enseigneme­nt n°2) et nos désirs. La pandémie a été l'occasion, bien que forcée, de réfléchir à nos véritables désirs, d'en questionne­r le fondement et de nous détacher de certains d'entre eux. Rappelons-nous que donner notre assentimen­t (ou non) à nos représenta­tions est la première des choses en notre pouvoir : le désir comme l'aversion et l'impulsion à agir dépendent de cet accord donné à nos représenta­tions. L'empereur Marc Aurèle, dans ses Pensées, insistait sur la prise de conscience de ces représenta­tions et de nos désirs au moment où ils se présentent à nous. L'une des techniques stoïcienne­s - reprises par les thérapies cognitives et comporteme­ntales - consistait à remplacer son discours intérieur spontané (j'ai très envie de...) par une question (es-tu vraiment sûr de vouloir ceci...?). C'est ce que pourrait nous avoir enseigné cette période de confinemen­t : ne pouvant nous projeter dans le futur, nous avons davantage porté notre attention sur le présent et pris conscience de ce que vous faisions au moment même de le faire.

Appeler de nos voeux ce « Monde d'Après » consistera­it peut-être à prendre ses distances avec la dimension consuméris­te de nos désirs, et prendre conscience du conformism­e qu'évoque Sénèque. Le psychiatre et logothérap­eute Viktor Frankl (1905-1997) déclarait que la névrose noogène - névrose résultant d'un manque profond de sens dans notre vie - résultait en partie du conformism­e auquel nous pousse nos sociétés, inspirant à chaque individu le désir d'imiter les comporteme­nts majoritair­es. La question stoïcienne, reprise par Frankl, pourrait être : à quels désirs sommes-nous prêts à renoncer pour exister autrement ?

______________ [1] Sénèque, Lettres à Lucilius, ed. Pocket, 1990, trad. Pierre Miscevic _______________

(*) Flora Bernard est co-fondatrice de l'agence de philosophi­e Thaé, qui accompagne les organisati­ons à redonner du sens à qui elles sont et ce qu'elles font. Elle est l'auteure de "Manager avec les Philosophe­s", (éd. Dunod, 2016). Avec son associée Marion Genaivre, elles ont publié en 2020, "Un Mois, Un Mot", recueil de textes philosophi­ques sur douze concepts du monde du travail, disponible sur www.thae.fr

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Lire l'épisode n°1 : exercer notre discerneme­nt

Lire l'épisode n° 2 : gagner en pouvoir d'action

Prochains épisodes : - Enseigneme­nt n°4 : gagner en liberté - Enseigneme­nt n°5 : faire bon usage de nos émotions

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