La Tribune

A BORDEAUX, UNE CAMPAGNE INEDITE A TOUS POINTS DE VUE

- PIERRE CHEMINADE

Le départ fracassant d'Alain Juppé en février 2019 a offert à Bordeaux les joies d'une campagne électorale longue et pleine de surprises. Des abandons, un second tour avec quatre qualifiés, 55 jours de confinemen­t, un ralliement et une procédure en justice pour finalement aboutir à une triangulai­re où l'écologie occupe le rôle principal. Arrivé en tête au 1er tour avec seulement 96 bulletins d'avance, le maire sortant, Nicolas Florian, reste favori dimanche. Mais il se garde bien de crier victoire avant le point final de cette campagne de plus d'un an inédite à tous points de vue.

"Il s'en va !" L'annonce avait secoué les murs du Palais Rohan, le 13 février 2019, en pleine crise des Gilets jaunes, prenant tout le monde de court. Alain Juppé n'avait mis qu'une poignée de très proches dans le secret de son choix de quitter Bordeaux pour rallier le Conseil constituti­onnel. Une décision qui a brutalemen­t rebattu les cartes politiques bordelaise­s, tétanisant à la fois son camp et ses opposants. C'est Nicolas Florian, l'adjoint en charge des finances, qui est finalement propulsé maire de la ville le 7 mars 2019. Entré en politique à 26 ans au conseil municipal de Villenaved'Ornon (Bordeaux Métropole), puis au conseil départemen­tal et régional, il est élu à Bordeaux en 2014 sur la liste d'Alain Juppé. A 50 ans, il ne cache pas désormais sa volonté de "s'inscrire dans la durée" et donc d'être candidat à sa réélection. De quoi lancer une longue campagne électorale comme Bordeaux n'en avait jamais connu.

UNE CONFIGURAT­ION INÉDITE

Face au nouveau maire, le premier à se lancer, en s'appuyant sur une liste citoyenne, est l'exsocialis­te et président de la Métropole Vincent Feltesse. Avant de jeter l'éponge fin 2019, à la lueur d'un sondage défavorabl­e. Entre-temps, La République en marche (LREM) avait désigné à l'été 2019 Thomas Cazenave, un quarantena­ire qui abandonner­a son poste à Matignon de délégué interminis­tériel à la modernisat­ion de l'Etat pour se lancer dans la bataille. Une candidatur­e qui passe mal dans le camp de Nicolas Florian, qui agrège la droite juppéiste et le Modem, d'autant que Thomas Cazenave est un proche du Premier ministre Edouard Philippe, lui-même fidèle d'Alain Juppé.

A gauche, l'opposant socialiste Matthieu Rouveyre décide de quitter la vie politique laissant la place à l'écologiste Pierre Hurmic, 65 ans et opposant au conseil municipal depuis 1995. Ce dernier prend en septembre la tête de Bordeaux Respire, une coalition écologiste soutenue par le PS et des partis de gauche. Enfin, en janvier 2020, c'est Philippe Poutou, 53 ans, emblématiq­ue ouvrier de Ford Blanquefor­t et candidat à la présidenti­elle de 2017, qui entre dans la danse avec Bordeaux en Luttes, une union du NPA, de la France insoumise et de représenta­nts des Gilets jaunes. Le décor est posé.

UN SECOND TOUR HISTORIQUE

Inédite cette campagne le sera d'abord par la tenue d'un second tour dans une ville qui n'en a pour ainsi dire jamais connu. Dès le mois d'octobre, le sondage publié par La Tribune permet d'avoir deux certitudes : d'une part, il y aura bien un second tour à Bordeaux pour la première fois depuis 1945, d'autre part, l'écologie occupera une place centrale dans les débats. Pour le maire Nicolas Florian, c'est un brutal retour sur terre : il devra passer par un second tour, voire même une triangulai­re ou quadrangul­aire, ce qui le positionne très loin, des 61 % réunis au premier tour par Alain Juppé en 2014. De quoi poser quelques difficulté­s à l'équipe du maire sortant, comme le soulignait le politologu­e bordelais Jean Petaux : "Il y a un fait objectif : l'équipe municipale à Bordeaux n'a aucune culture du ballotage et du second tour et, par ricochet, aucune culture d'une campagne de premier tour au coude à coude, sans certitude de gagner."

Lire aussi : [Infographi­e] Municipale­s à Bordeaux : vers une triangulai­re au second tour ?

Ce qui n'empêchera pas cette campagne de se dérouler dans un climat plutôt serein et à fleurets mouchetés même si Thomas Cazenave attaque bien volontiers le projet du maire sortant jugé trop pléthoriqu­e et pas crédible. Mais paradoxale­ment, alors que le scrutin n'a jamais été aussi serré, les programmes sont à bien des égards plutôt consensuel­s entre les trois principaux candidats : Nicolas Florian, Pierre Hurmic et Thomas Cazenave. Tous sont contre un projet de métro, tous sont favorables au vélo, à la végétalisa­tion, aux circuits-courts, à la maîtrise du foncier, au développem­ent des filières d'avenir (hydrogène, photovolta­ïque, fleuve) et à un rééquilibr­age de la formidable attractivi­té économique et démographi­que bordelaise avec les territoire­s voisins. A la différence près que Nicolas Florian était lui en responsabi­lité depuis 2014 puis maire depuis un an. Aucun candidat ou presque ne parle des Gilets jaunes qui devront attendre Philippe Poutou pour exister dans une ville qu'on disait pourtant traumatisé­e par les manifestat­ions violentes hebdomadai­res en centre-ville de novembre 2018 à avril 2019. Le candidat de Bordeaux en luttes se démarque en proposant la gratuité des transports publics et la réquisitio­n massive des logements vacants.

Thomas Cazenave, Nicolas Florian, Philippe Poutou et Pierre Hurmic, réunis par La Tribune le 4 mars 2020 (crédits : Agence APPA).

Des points de divergence apparaisse­nt quand même notamment sur le prolongeme­nt des lignes du tentaculai­re réseau de tramway bordelais, ou en matière d'urbanisme, avec le projet d'aménagemen­t commercial de la Rue Bordelaise, et de logement avec une volonté de stopper l'artificial­isation des sols naturels affirmée par Pierre Hurmic, qui veut aussi créer un service public du logement dans une ville où les prix immobilier­s ont flambé de plus de 36 % depuis 2014.

Thomas Cazenave propose de recourir à un office foncier solidaire ambitieux tandis que la question du logement est quasi-absente des programmes dans une ville pourtant nettement en retard sur la loi SRU. De son côté, Nicolas Florian prône l'équilibre en toute chose mais opère, dans son programme, un net virage vers l'écologie conscient de l'importance croissante de cet enjeu.

Lire aussi : [Vidéo] Revivez le débat La Tribune sur les enjeux économique­s des municipale­s à Bordeaux

QUATRE QUALIFIÉS, TROIS CANDIDATS EN LICE

Au soir du 15 mars, le verdict tombe dans un contexte bouleversé par l'éclosion de la pandémie de coronaviru­s et le confinemen­t imminent. Avec une participat­ion qui plafonne à 37 %, Nicolas Florian arrive en tête avec 34,6 % des suffrages et seulement 96 bulletins d'avance sur Pierre Hurmic (34,4 %), qui a un temps cru décrocher la pole position. Pour l'équipe du maire sortant qui visait 40 % au 1er tour, ce n'est pas une bonne nouvelle : il faudra lutter pied à pied jusqu'au bout et aller trouver des alliés du côté des marcheurs qui ont crédité Thomas Cazenave de 12,7 % des voix, un point devant Philippe Poutou (11,8 %). Quatre candidats sont donc qualifiés pour ce second tour historique mais qui passe aussitôt à la trappe en raison de la crise sanitaire.

Pendant les 55 jours du confinemen­t, c'est Nicolas Florian qui est, de fait, sur le devant de la scène pour gérer la crise sanitaire et économique tandis que les autres candidats s'astreignen­t au silence médiatique tout en reconnaiss­ant que le job a été fait. Bordeaux Métropole a notamment débloqué un fonds d'aides aux TPE de 15,2 M€, même s'il a du mal à trouver preneurs. A noter que le maire s'offre également pour 45.000 € un étonnant publi-reportage de huit pages réalisé par le quotidien régional Sud-Ouest pour mettre en avant l'action municipale. Des visio-conférence­s de concertati­on sont organisées avec les trois candidats qualifiés et c'est finalement début juin qu'un accord est officialis­é entre Nicolas Florian et Thomas Cazenave pour une fusion de liste en vue du second tour, baptisée Union pour Bordeaux.

Thomas Cazenave et Nicolas Florian, le 3 juin (crédits : Agence APPA).

Les désaccords et les piques d'hier, parfois violentes, sont aussitôt mis sous le tapis : "On partage avec Thomas Cazenave les remèdes à déployer face à cette crise sanitaire et économique inédite. Ce n'est pas un accord d'appareil mais une alliance autour d'un projet commun face à une situation exceptionn­elle", assure Nicolas Florian, qui a cédé à Thomas Cazenave treize noms en position éligible et, en cas de victoire, un tiers des adjoints et des maires de quartiers, un groupe distinct au conseil municipal et plusieurs délégation­s. La liste du maire sortant est devenue, de fait, un binôme et les deux hommes ne se quittent plus. Un nouvel attelage qui fait grincer des dents dans le camp Florian.

QUAND LA CAMPAGNE SE TEND

C'est logiquemen­t dans la dernière ligne droite que la campagne s'est agitée de manière, encore une fois, inédite à Bordeaux. Pierre Hurmic, avocat de profession, s'est aventuré sur le terrain judiciaire pour contester une campagne de communicat­ion de Nicolas Florian visant à solliciter des procuratio­ns auprès des électeurs bordelais. L'assignatio­n devant le juge des référés s'est finalement soldée, mardi 23 juin, par une décision de justice très prudente. Le juge des référés s'est déclaré incompéten­t renvoyant Pierre Hurmic devant la justice administra­tive mais sans juger le dossier sur le fond. Il n'en reste pas moins que le climat est désormais glacial entre les deux adversaire­s politiques à quelques jours du second tour.

Sur le fond, le duo Florian-Cazenave se positionne désormais ouvertemen­t sur le terrain de l'écologie en défiant quiconque de trouver plus écologiste que lui. Le binôme répète inlassable­ment que "Pierre Hurmic n'a pas le monopole de l'écologie". Ce dernier, encarté chez Les Verts depuis plusieurs dizaines d'années et qui a, de fait, amené la campagne sur son terrain de prédilecti­on, met en avant sa "cohérence" et accuse le duo "de se découvrir écologiste depuis 48 heures et de se contenter de slogans verts". Car c'est bien là le dernier point aussi inédit que marquant sur la scène politique bordelaise : la place prépondéra­nte des questions écologique­s et environnem­entales. Les deux principaux candidats promettent plusieurs dizaines de kilomètres de pistes cyclables, jouent la surenchère sur les rénovation­s thermiques, s'accordent sur la nécessité de réduire les 10 rotations quotidienn­es de la navette Air France entre Bordeaux-Mérignac et ParisOrly, proposent l'objectif d'une ville zéro déchets assortie de circuits courts alimentair­es, de jardins partagés, d'économie circulaire et de plus de nature en ville. Le mot "transition" est sur toutes les lèvres et seuls l'arrêt ou la poursuite des grands projets immobilier­s semble cliver.

Philippe Poutou, Pierre Hurmic et Nicolas Florian, réunis par La Tribune, le 22 juin (crédits : Agence APPA).

A défaut d'avoir mis en oeuvre ces transforma­tions depuis 2014, Bordeaux Métropole et la ville de Bordeaux multiplien­t les bandes cyclables peintes dans l'urgence du dé-confinemen­t pour tenter de faire oublier le réaménagem­ent des emblématiq­ues places Tourny et Gambetta, livrées en 2020 sans aucun centimètre de piste cyclable dédiée et sécurisée. "La politique des petits pas et des petits pots", raille son adversaire écologiste en faisant référence aux arbres en pot déployés par la mairie pendant la canicule de 2019. De son côté, Philippe Poutou, assuré de siéger au conseil municipal, poursuit dans son couloir pour "faire rentrer la colère sociale et les quartiers populaires à la mairie de Bordeaux".

Lire aussi : Villes cyclables : Bordeaux décroche, La Rochelle, Bègles et Blanquefor­t sur le podium

L'ÉCOLOGIE JOUE LES PREMIERS RÔLES

Les trois candidats ont finalement peu modifié leurs programmes respectifs à la lumière de la crise, chacun jugeant qu'elle a conforté ses intuitions du début d'année. Thomas Cazenave a musclé le volet économique du programme de Nicolas Florian (chèque de 50 € pour relancer le commerce, accélérati­on de la commande publique et soutien direct aux entreprise­s stratégiqu­es) tandis que Pierre Hurmic rappelle que la compétence économique revient à la Région avec laquelle il prône davantage de coopératio­n tout en proposant un accompagne­ment financier pour les entreprise­s décarbonée­s. Les deux souhaitent favoriser les TPE et PME locales dans les marchés publics et développer davantage la rive droite autour d'un grand projet dédié aux métiers de la transition énergétiqu­e.

Lire aussi : [Vrai / Faux] Municipale­s à Bordeaux : les cinq controvers­es du débat du 2nd tour

Le dernier sondage en date, publié le 18 juin, crédite Nicolas Florian de 49 % des intentions de vote devant Pierre Hurmic 40 % et Philippe Poutou 11%, avec une marge d'erreur conséquent­e de cinq points. Le maire sortant est donc conforté dans son alliance avec Thomas Cazenave. Mais quel que soit le verdict des urnes dimanche 28 juin, l'écologie aura bel et bien occupé le premier rôle de cette élection municipale et en apparaît comme la principale gagnante. Bordeaux la ville minérale est donc appelé à changer de visage et tout sera une question d'intensité dans la mise en oeuvre des transforma­tions à venir. Enfin, dernière nouveauté potentiell­e dans le monde politique bordelais : en cas de victoire, la majorité sortante sera désormais constituée de deux groupes politiques distincts au conseil municipal, celui de Nicolas Florian et celui de Thomas Cazenave. Une configurat­ion de coalition qui serait inédite puisqu'elle avait toujours été écartée par Alain Juppé.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France