La Tribune

LA SOLITUDE DE MACRON FACE AU « JEU DANGEREUX » DE LA TURQUIE ET DE L'OTAN

- MARC ENDEWELD

POLITISCOP­E. La tension monte en Méditerran­ée autour de l'avenir de la Libye. La France hausse le ton face aux ambitions d'Erdogan mais la guerre des mots atteint ses limites : des navires turcs ont visé une frégate française début juin pour défendre un cargo soupçonné de vouloir livrer des armes au gouverneme­nt de Tripoli. Un quasi acte de guerre entre deux membres de l'OTAN...

Entre la France et la Turquie, la tension monte. Jusqu'alors réfugié dans le silence, le président Emmanuel Macron s'est finalement résolu en début de semaine à hausser le ton à l'encontre de son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan. Le chef de l'État a en effet dénoncé le « jeu dangereux que la Turquie joue en Libye ».

En clair, Paris juge « inacceptab­le » l'interventi­on militaire d'Erdogan auprès du gouverneme­nt de Tripoli.

La réponse turque ne se fit pas attendre : Ankara a immédiatem­ent jugé « inacceptab­le le soutien qu'apporte la France au maréchal Haftar », qualifié par le ministre des affaires étrangères turc de « voyou ». La Turquie s'est par ailleurs permise d'accuser la France de « porter atteinte à la sécurité de l'OTAN, à la sécurité de la Libye et de soutenir le dictateur-président égyptien Fattah al-Sissi ».

DE LA GUERRE DES MOTS...

Des mots très durs, mais ce ne sont pas les seuls. Un peu plus tôt, le porte-parole du ministre des affaires étrangères avait carrément expliqué à la presse qu'Emmanuel Macron avait « perdu la tête » (en utilisant l'expression « eclipse of mind ») en s'opposant au soutien qu'apporte Ankara au gouverneme­nt de Tripoli reconnu par l'ONU. Ce n'est pas la première fois que les autorités turques osent insulter le président français.

En novembre dernier, Recep Tayyip Erdogan avait réagi avec virulence à l'interview qu'avait donnée Emmanuel Macron à The Economist dans laquelle il avait critiqué l'offensive turque dans le nord-est de la Syrie contre les Kurdes : « Il dit que l'OTAN est en train de vivre une situation de mort cérébrale, je m'adresse depuis la Turquie à Monsieur Macron, et je le redirai à l'OTAN, vous devriez d'abord vérifier si vous n'êtes pas en état de mort cérébrale. »

...À UN ACTE DE GUERRE INÉDIT ENTRE DEUX ALLIÉS DE L'OTAN

Il y a une quinzaine de jours, cette guerre des mots s'est traduite très concrèteme­nt sur le terrain militaire. Le 10 juin, la frégate française Courbet, en mission pour le compte de l'OTAN, a voulu contrôler un cargo turc battant pavillon tanzanien soupçonné de vouloir livrer des armes en Libye (le pays est placé sous embargo officielle­ment). Mais le cargo a poursuivi sa route, protégé par deux frégates turques qui n'ont pas hésité à viser le Courbet par leur laser de conduite de tir. Pour le coup, c'est un acte de guerre inédit entre les forces militaires de deux membres de l'OTAN. La France a protesté, par l'intermédia­ire de sa ministre des Armées, Florence Parly, lors d'une réunion de l'organisati­on atlantique à Bruxelles. De son côté, l'Elysée se contentait d'un communiqué de presse.

POURQUOI ERDOGAN EST-IL AUSSI DÉCOMPLEXÉ FACE À MACRON ?

Pour la France qui dispose, faut-il le rappeler, d'un siège au conseil de sécurité à l'ONU, et de la force de frappe nucléaire, la répétition des provocatio­ns turques est particuliè­rement inquiétant­e. Pour quelles raisons Erdogan est-il autant décomplexé à l'égard de Macron ?

D'abord, les Américains, du moins le départemen­t d'État et une partie du Pentagone ont soutenu l'offensive turque en Libye. Ainsi, à la mi-mai, dans une interview accordée au quotidien italien La Repubblica, le secrétaire général de l'OTAN, dont la Turquie est toujours membre (bien qu'ayant reçu l'année dernière des missiles russes S400), déclarait que son organisati­on était « prête à venir en aide au gouverneme­nt de Tripoli ». Le patron de l'OTAN déclarait donc officielle­ment qu'il était prêt à intervenir en Libye auprès de Fayez el-Sarraj soutenu par la Turquie et le Qatar, alors que le maréchal Haftar reçoit l'aide de l'Égypte, des Émirats Arabes Unis, et de l'Arabie Saoudite.

Ensuite, Emmanuel Macron, à force de gesticulat­ions diplomatiq­ues sur le dossier libyen, s'est luimême isolé en Europe (lire ma précédente chronique « La France face à la régionalis­ation de la guerre civile en Libye » ). L'Italie est ainsi l'autre grand soutien du gouverneme­nt de Tripoli au sein de l'OTAN. Sur ce dossier, les Européens apparaisse­nt donc particuliè­rement divisés entre l'Italie d'un côté, et la France et la Grèce qui s'opposent à la Turquie, tandis que l'Allemagne semble particuliè­rement tétanisé alors que de nombreux ressortiss­ants turcs vivent sur son territoire.

RETOURNEME­NT DES ÉTATS-UNIS ET "AUTONOMIE STRATÉGIQU­E" EUROPÉENNE

Cet isolement français s'explique également par des changement­s structurel­s dans la relation qu'entretienn­ent les Etats-Unis avec l'Europe, l'Afrique et le Moyen-Orient. Depuis la présidence Obama, l'Amérique regarde résolument du côté du Pacifique.

Donald Trump n'a fait que renforcer ce tropisme, tout en usant de propos moins politiquem­ent corrects, voire franchemen­t belliqueux à l'égard de l'Europe, comme en juillet 2018 lors d'une interview à CBS :

« Je crois que l'Union européenne est un ennemi. Bien sûr, on ne penserait pas à l'Union Européenne, mais c'est un ennemi ».

Il parlait alors d'un ennemi économique...

Ce véritable retourneme­nt américain à l'égard de l'Europe avait amené Emmanuel Macron, dès 2017, à souhaiter l'établissem­ent d'une véritable Europe de la défense, passant notamment par un « dialogue stratégiqu­e avec l'Allemagne », comme il l'avait écrit durant sa campagne dans son livre Révolution. Le président français avait renouvelé cette ambition à l'automne dernier en déclarant à The Economist souhaiter que l'Europe acquiert son « autonomie stratégiqu­e ».

Mais Emmanuel Macron ne va pas jusqu'à remettre en cause l'inscriptio­n de ce (projet) de défense européenne dans l'OTAN, de peur de susciter l'opposition épidermiqu­e de nos nombreux partenaire­s européens, notamment ceux d'Europe centrale et de l'Est.

Il serait pourtant nécessaire d'ouvrir réellement ce débat. D'autant que les choses bougent du côté des diplomates, et même des militaires.

Le 20 mai dernier, lors d'une conférence au Centre d'étude et prospectiv­e stratégiqu­e (CEPS), le général Vincent Desportes, ancien directeur de l'École de guerre, et aujourd'hui professeur à Sciences Po, n'y est pas allé par quatre chemins pour critiquer l'OTAN :

« L'organisati­on est devenue désormais plus dangereuse qu'utile, car elle donne aux Européens un faux sentiment de sécurité. »

Ajoutant :

L'OTAN, DÉSORMAIS UN "DANGER POUR LA SÉCURITÉ DE LA FRANCE ET DE L'EUROPE"?

« Pour le dire autrement, brutalemen­t et au risque de choquer, l'OTAN, même en "état de mort cérébrale" est devenue une menace pour notre sécurité, celle de la France et celle de l'Europe. »

Des propos chocs dans la bouche d'un militaire qui n'a jamais caché sa sympathie pour notre allié américain. Mais c'est justement parce que ce dernier fait désormais défaut à l'Europe qu'il est nécessaire de s'en distancier selon lui :

« Il est parfaiteme­nt déraisonna­ble pour l'Europe de lier son destin stratégiqu­e à une puissance dont les intérêts stratégiqu­es sont de plus en plus divergents des siens », conclut-il.

FRONT ANTI-TURC ET DANGER D'ESCALADE

Reste qu'aux États-Unis, les divergence­s de vue sont également nombreuses sur le dossier libyen, et vis-à-vis de la Turquie, entre la Maison Blanche, le Départemen­t d'État et le Pentagone. Jusqu'alors, l'Oncle Sam semblait soutenir l'offensive militaire, médiatique et diplomatiq­ue de la Turquie. Mais les Américains sont désormais pressés d'éviter toute escalade militaire dans la région, alors qu'un front anti-turc se constitue.

Le président égyptien Sissi a ainsi menacé d'intervenir militairem­ent en Libye si les troupes turques s'emparaient de la ville de Syrte :

« Les milices libyennes constituen­t une menace directe pour la sécurité nationale de l'Égypte. »

De même, les Émirats Arabes unis, l'Arabie Saoudite, et le Barheïn ont également haussé le ton, comme la ligue Arabe qui s'est déclarée solidaire du maréchal Haftar contre la Turquie. Incontesta­blement, la situation en Libye est une poudrière.

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