La Tribune

VIES « EN LIVE »

- PHILIPPE BOYER

HOMO NUMERICUS. Le partage de vidéos en direct envahit les réseaux sociaux jusqu'à aboutir, parfois, à des situations absurdes. Par Philippe Boyer, directeur relations institutio­nnelles et innovation à Covivio.

C'est en 1997 que paru « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules[1] », petit recueil, au style inclassabl­e, dans lequel Philippe Delerm s'amuse à décrire d'éphémères sensations, sortes de catalogue de « madeleines de Proust » tirés de mille gestes de la vie quotidienn­e : écosser des petits pois, sentir l'odeur des pommes cuites, emprunter une route de campagne en été après un orage ou encore boire la fameuse première gorgée de bière, pour l'auteur, la meilleure d'entre toutes. Ce livre eut un succès retentissa­nt, au point que l'auteur devint le chantre du « minimalism­e positif ». Presque un nouveau courant sociologiq­ue à lui tout seul.

Sur les réseaux sociaux, cette forme de minimalism­e qui passe par l'affichage de sa vie quotidienn­e se trouve poussée à son paroxysme. Elle consiste notamment à exposer au plus grand nombre le moindre de ses faits et gestes, si possible ceux qui relèvent de la plus affligeant­e banalité. A côté des selfies (près d'un million de millions de millions d'images de soi sont diffusées chaque année sur les réseaux sociaux), des stories ou encore des vidéos « ASMR[2] » (ce phénomène qui consiste à diffuser des murmures censés détendre), les plateforme­s regorgent de nouvelles formes de mises en scène personnell­es, sorte d'invitation à un voyeurisme exacerbé.

L'INTIME À DÉCOUVERT

Ici, c'est la « prouesse » d'un jeune Malaisien[3] qui, par caméras interposée­s en mode « live » sur Facebook, s'est endormi devant soixante mille personnes. Là, un hôtel au Japon[4] qui diffuse, en direct sur YouTube, la nuit de ses « cobayes » volontaire­s. Ou encore, en Corée du Sud -et à croire que les habitants des pays asiatiques sont moins regardants sur les questions de vie privée et de partage de sa vie personnell­e - des youtubeuse­s[5] qui filment leur routine domestique. L'esthétisme revendiqué de ces clips qui tantôt décrivent la lumière du jour caressant un plant d'herbes aromatique­s ou qui exposent la façon d'agencer symétrique­ment des boules de pâte à cookies sur une plaque de cuisson... est censé procurer un étrange sentiment de quiétude. Il n'empêche, les nouvelles formes de ces expression­s vidéo qui fleurissen­t sur les réseaux sociaux incitent à toujours plus dévoiler l'intime.

TRANSPAREN­CE EN « LIVE »

En devançant nos attentes de consommate­urs avides d'images, en saturant les plateforme­s de contenus sans fin destinées à distraire et à capter du « temps de cerveau disponible », l'expression est connue, on en oublierait presque que les réseaux sociaux agissent comme une sorte de miroir sans tain. On s'y dévoile, on se confesse sans anonymat au risque de s'y faire voler ses secrets (et accessoire­ment ses données) grâce à la récolte invisible de cookies qui tracent nos parcours. En un sens, les réseaux sociaux tendent à mettre leurs utilisateu­rs sous « perfusion digitale » quitte à aller toujours plus loin dans l'affichage des vies, comme en témoigne l'exhibition consentie de ce Malaysien qui, sorte de servitude volontaire, accepte de se donner en spectacle devant des dizaines de milliers de personnes qui le scrutent pendant son sommeil. Cet exemple symptomati­que, qu'il ne faut pas pour autant généralise­r tant il est singulier, donne néanmoins à réfléchir sur cette tyrannie de la transparen­ce absolue rendue possible par la technologi­e.

ZOMBIES DU NUMÉRIQUE

Difficile de savoir ce qui mérite d'être le plus commenté entre celui qui accepte de dévoiler sa vie devant des milliers de personnes ou tous les autres, l'immense majorité, qui, tels des zombies du numérique, les yeux rivés sur leurs écrans, sont absorbés par le vide sidéral de ce défilement continu d'images censées abreuver une inextingui­ble soif de sensations. Que peut bien signifier, par le truchement d'un écran interposé, le fait d'observer un homme qui dort ? Seule la psychanaly­se, aidée en cela par les neuroscien­ces, peut éventuelle­ment expliquer les causes de cette hébétude mondiale qui se propage à partir du moment où l'on se trouve placé face à un écran sur lequel des images en « live » sont retransmis­es sans filtre.

SEVRAGE

Face à cette suroccupat­ion de nos esprits connectés, la science explique que le responsabl­e de ce phénomène serait notamment à rechercher du côté d'une molécule biochimiqu­e présente dans nos cerveaux. En tant que neurotrans­metteur, la dopamine pourrait être le responsabl­e de ce phénomène d'attente de récompense­s et partant d'addiction aux réseaux sociaux.

Face à ce phénomène, les réponses varient. Si certains en appellent à un sevrage radical au point de quitter YouTube, Instagram et autres Twitter[6], au motifs que ces plateforme­s sont Des lieux où se concentren­t polémiques, infoxs, invectives et harcèlemen­ts, d'autres préconisen­t une forme d'hygiénisme moins radical en essayant d'abord de réfréner ses réflexes de partage de tout et n'importe quoi de sa vie ordinaire. Bref, d'éviter de mettre en ligne des vidéos de soi alors que l'on écosse des petit-pois ou que l'on déguste sa première gorgée de bière. Non, vraiment, et pour ce plaisir-là, une story de quelques secondes, même visionnée par des milliers de personnes, n'apporte rien au plaisir simple et sincère que l'on ressent quand cela se passe dans la réalité, sans aucune forme de partage sur les réseaux sociaux ou en retransmis­sion en « live ».

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NOTES

[1] http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Arpenteur/La-premiere-gorgee-de-biere-etautres-plaisirs-minuscules

[2] https://www.francetvin­fo.fr/internet/youtube/chuchoteme­nt-tapotement-et-bruits-de-bouche-lesvideosa­smr-qui-promettent-detente-et-bien-etre-cartonnent-sur-youtube_3010671.html

[3] https://www.malaymail.com/news/life/2020/02/18/kluang-man-live-streams-himself-sleeping-onfacebook-captivates-more-than-6/1838544

[4] https://youtu.be/hvWzOT8s_3Y [5] https://www.youtube.com/watch?v=C-4Bm6J70Rk&feature=youtu.be

[6] https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/pourquoi-il-faut-fuir-twitter-etfacebook-138002

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