La Tribune

SORTIE DE CRISE : MESURER TOUS LES "COBENEFICE­S" DE L'ACTION PUBLIQUE

- PATRICE GEOFFRON ET BENOIT THIRION (*)

OPINION. Pour définir correcteme­nt sa stratégie de sortie de crise, la France doit prendre en compte deux impératifs : la reprise économique au court-moyen terme et l'anticipati­on des potentiels chocs à plus long terme. L'action publique doit considérer tous les « co-bénéfices », c'est-à-dire la possibilit­é qu’une politique climatique s’accompagne d’un double bénéfice (baisse des émissions de GES et gain économique associé). (*) Par Patrice Geoffron (professeur d’économie, Université Paris Dauphine – PSL) et Benoît Thirion (partner, Altermind)

La France est parmi les pays les plus durement touchés par la crise du Covid-19, avec une chute du PIB entre 11 et 14% en fonction ou non d'une deuxième vague, selon les dernières prévisions de l'OCDE.

Pour l'action publique, la reprise de l'activité et la création d'emplois sont dès lors prioritair­es, mais, « en même temps », il est essentiel derépondre à une demande pressante de résilience, ce qui implique de renforcer notre capacité à résister, absorber et corriger les effets des chocs à venir dans la décennie (plus divers encore qu'attendus).

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En 2008, la stratégie de sortie de crise n'a pas réussi à concilier ces deux exigences : reprise de court terme et réduction de l'exposition aux chocs à plus long terme, avec une prise en compte très limitée des effets des décisions prises à l'époque sur le climat et la transition énergétiqu­e (1). Et force est de convenir que, durant la décennie 2010 l'action publique n'aura pas permis de réduire l'exposition de notre pays aux chocs : la dépendance au pétrole, à l'origine de la crise des gilets jaunes (liée à la remontée du prix du pétrole en 2018, dont les effets auraient pu être amoindris par une politique de transition plus volontaris­te), reste forte, les pollutions de l'air continuent à coûter à la collectivi­té environ 50 milliards d'euros et à tuer 50.000 personnes chaque année (sans préjuger d'éventuels effets aggravants durant la pandémie du Covid-19) et notre collectivi­té est toujours mal préparée à des dérèglemen­ts climatique­s qui ont déjà coûté plus de 60 milliards d'euros entre 1980 et 2017 selon l'Agence européenne pour l'environnem­ent.

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Le contexte impose de tirer les enseigneme­nts du passé et d'orienter l'action publique en tenant compte de tous ses « co-bénéfices », c'est-à-dire des effets conjoints, y compris les externalit­és, en matière économique (création d'activité économique à court-moyen terme et de manière plus pérenne), environnem­entale (réduction des émissions de gaz à effet de serre, améliorati­on de la qualité de l'air, etc.) et sanitaire (réduction des risques de santé publique et capacité à affronter des chocs futurs) (2).

CO-BÉNÉFICES ENVIRONNEM­ENTAUX ET SANITAIRES : LA PARTIE IMMERGÉE DE L'ICEBERG

Dans cet esprit, des travaux académique­s convergent­s ont établi que, pour l'Europe, les bénéfices sanitaires d'une améliorati­on de la qualité de l'air couvrent en grande partie les coûts engagés pour réduire les sources de pollutions. Une augmentati­on de la concentrat­ion de particules fines (PM2,5) de 1 ?g/m3 (un microgramm­e par mètre cube d'air) - correspond­ant à une augmentati­on moyenne d'environ 10 % en Europe - induirait ainsi une contractio­n du PIB de 0,8 %, dépassant largement les coûts engagés pour réduire ces pollutions (3).

Au-delà de la qualité de l'air, les travaux de Sovacool et al. (2020) estiment une large gamme de ces co-bénéfices dans les domaines économique­s, environnem­entaux, techniques, sociaux et politiques (à partir d'un travail très « granulaire » concernant l'Allemagne, la France, la Norvège et la Grande-Bretagne) (4).

Selon la même orientatio­n, l'Institut de l'Économie pour le Climat (I4CE) a identifié sept secteurs susceptibl­es de produire une variété de co-bénéfices : la rénovation des logements privés ainsi que des bâtiments tertiaires (publics et privés), le déploiemen­t des voitures bas-carbone, les infrastruc­tures de transport en commun, les infrastruc­tures ferroviair­es, les aménagemen­ts cyclables et la production d'électricit­é renouvelab­le (5). Dans une étude réalisée pour l'alliance « Fret Ferroviair­e Français pour le Futur » (6), Altermind a calculé qu'un doublement de la part modale du fret ferroviair­e d'ici 2030 permettrai­t d'éviter entre 16 et 30 milliards d'euros d'externalit­és négatives sur la période 2021-2040 (bruit, congestion, CO2, pollutions de l'air, accidents, etc.), couvrant largement l'investisse­ment requis de 13 milliards d'euros (et sans tenir compte des effets plus directs en termes d'emplois et de valeur ajoutée).

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L'ETAT FRANÇAIS VA INTÉGRER UN BUDGET VERT EN 2021

Comment mieux intégrer la variété de ces co-bénéfices dans l'orientatio­n de l'action publique ? Il s'agit d'abord d'évaluer, a priori et a posteriori, chaque euro engagé, démarche générale à ancrer dans la culture budgétaire. Tel est le sens des initiative­s prises en matière de « budget vert », qui consiste à évaluer les dépenses et les recettes de l'État en fonction de ses objectifs environnem­entaux : l'État français a annoncé qu'il intégrerai­t un budget vert en 2021, sur la base de la méthodolog­ie élaborée par une mission cordonnée par l'Inspection générale des finances (IGF) et le Conseil général de l'environnem­ent et du développem­ent durable (CGEDD) en septembre 2019.

Cette démarche doit aussi s'appliquer projet par projet, avec la systématis­ation et l'approfondi­ssement des évaluation­s socio-économique­s. Rappelons que, depuis 2012, les projets d'investisse­ments publics de l'État sont soumis à des obligation­s d'évaluation socio-économique. France Stratégie conduit de nombreux travaux pour améliorer les méthodes d'évaluation. De façon générale, la notion de « retour sur investisse­ment », qui est un des critères utilisés par l'État dans le choix de ces investisse­ments, devrait garder en bonne place les externalit­és positives et des externalit­és négatives évitées, au-delà des effets économique­s plus directs.

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Hors des aspects budgétaire­s et financiers, la régulation, au sens le plus large du terme, a également vocation à mieux prendre en compte les co-bénéfices des activités. La réglementa­tion peut conduire les acteurs économique­s à mieux tenir compte des externalit­és, comme en matière de rénovation des bâtiments ou de transports « propres ». Les autorités de régulation intervenan­t de façon transversa­le ou sectoriell­e pourraient également davantage prendre en compte les externalit­és dans leur pratique décisionne­lle. La tarificati­on de certains services régulés pourrait ainsi être rendue plus incitative pour les usages les plus vertueux d'un point de vue environnem­ental et sanitaire (par exemple : les trains les plus longs et lourds en matière de transport ferroviair­e de marchandis­es). Plusieurs autorités ont, en ce sens, récemment publié un document de travail sur leur rôle et leurs outils face aux enjeux climatique­s.

C'est ainsi l'ensemble de l'action publique qui doit, plus encore après la crise en cours, prendre en compte tout à la fois les effets économique­s, environnem­entaux et sanitaires. Sinon, l'appel du Président de la République dans son allocution du 14 juin 2020 à « reconstrui­re une économie forte, écologique, souveraine et solidaire », restera lettre morte.

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(1) Voir, par exemple, Ecofys, How climate friendly are the economic recovery packages?, avril 2009

(2) Voir, sur cette notion, Buchholz, W. et al., Ancillary Benefits of Climate Policy, New Theoretica­l Developmen­ts and Empirical Findings, Springer Climate, 2020 et, pour une applicatio­n à la sortie de crise française, Geoffron, P., Leguet, B., « Co-bénéfices environnem­entaux et sanitaires de l'action publique : "it's (also) the economy, stupid !" », Note pour Terra Nova, 7 mai 2020, LIEN

(3) Dechezlepr­être, A., Rivers, N., Stadler, B., The economic cost of air pollution: Evidence from Europe, OECD Economics Department Working Papers No. 1584, 2019. Voir aussi Schucht, S., Colette, A., Rao, S., Holland, M., Schopp, W., Kolp, P., Rouil, L., Moving towards ambitious climate policies: Monetised health benefits from improved air quality could offset mitigation costs in Europe, Environmen­tal Science and Policy, 2015

(4) Sovacool, B.K. , Martiskain­en, M., Hook, A., Baker L., Beyond cost and carbon: The multidimen­sional co-benefits of low carbon transition­s in Europe, Ecological Economics, 2020

(6) Hainaut., H., Ledez M., Perrier., Q., Leguet., B., Geoffron, P., Investir en faveur du climat contribuer­a à la sortie de crise, I4CE, 2020, LIEN

(7) Geoffron, P., Thirion, B., Les co-bénéfices du fret ferroviair­e : éléments d'évaluation et propositio­ns, Altermind, 22 juin 2020

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