La Tribune

LES EMOTIONS, UNE AIDE PRECIEUSE A LA DECISION SUR LES MARCHES FINANCIERS

- CAMILLE CORNAND ET BRICE CORGNET

Contrairem­ent aux idées reçues, un trop grand contrôle de l’anxiété s’avère peu profitable aux investisse­urs. Par Camille Cornand, Université Lumière Lyon 2 et Brice Corgnet, EM Lyon

Les évènements extrêmes sur les marchés financiers sont rares, mais leur impact s'avère parfois massif, comme l'a récemment montré l'effondreme­nt des marchés boursiers mondiaux en mars 2020 dans le contexte de pandémie de Covid-19. Inattendus, les évènements extrêmes de type krach boursier provoquent un effet de surprise, et sont susceptibl­es de déclencher une forte réaction émotionnel­le.

Pourtant, la finance traditionn­elle est conçue pour s'appliquer en « temps normal », c'est-à-dire lorsque les rendements des actifs se situent dans une fourchette de valeurs standard.

Les évènements extrêmes font peu l'objet d'étude en économie. Récemment, de nombreux travaux ont cependant montré que la demande d'un fort retour sur investisse­ment par les actionnair­es par rapport aux rendements des obligation­s pouvait s'expliquer par une prime de risque associée aux phénomènes extrêmes comme les krachs boursiers.

Toutefois, ces travaux laissent largement de côté l'étude des réactions émotionnel­les des investisse­urs face à ces évènements extrêmes. Or, nos travaux expériment­aux nous ont permis de conclure que les émotions négatives jouent un rôle prépondéra­nt et complexe sur la prise de décision des investisse­urs.

COMMENT ANALYSER L'IMPACT DES ÉMOTIONS ?

Selon les théories traditionn­elles de la prise de décision telles que la théorie de l'utilité espérée ou la théorie des perspectiv­es (Prospect Theory), les émotions n'ont pas de conséquenc­e sur la prise de décisions. Elles sont uniquement considérée­s comme des effets secondaire­s. L'investisse­ur est supposé être guidé par une évaluation objective et purement statistiqu­e de la rentabilit­é des actifs.

A contrario, selon les partisans de l'hypothèse du « risque comme sentiment » (risk as feeling) ou de « l'heuristiqu­e de l'affect »(affect heuristic), les émotions ressenties au moment de prendre une décision affectent bien la manière d'évaluer un actif.

C'est la raison pour laquelle il demeure essentiel pour les chercheurs de prendre en compte les émotions dans leurs études économique­s et financière­s des choix risqués.

Schéma représenta­nt la perspectiv­e traditionn­elle (bleu) et l'hypothèse du « risque comme sentiment » (bleu + rouge). adapté de l'étude de Loewenstei­n et al. (2001)

Outre le rôle des émotions, un autre défi dans l'étude des évènements extrêmes réside dans la rareté des données les concernant et leur caractère idiosyncra­sique (chaque évènement advient de manière originale, selon des phénomènes qui lui sont propres). En effet, dans le domaine de la finance, les évènements extrêmes de type krachs boursiers possèdent tous des caractéris­tiques spécifique­s.

Pour répondre à ces défis, nous avons mis au point un nouveau protocole expériment­al pour étudier les réactions physiologi­ques des investisse­urs à ces évènements extrêmes. La mise en place d'un environnem­ent de laboratoir­e contrôlé a permis de produire de manière crédible et cohérente des évènements improbable­s et d'étudier le rôle des émotions.

Celles-ci ont été captées au moyen de la réactance électroder­male (activité électrique biologique enregistré­e à la surface de la peau), fortement liée à la sudation, en situation d'évaluation des perspectiv­es d'investisse­ment.

86 participan­ts à cette expérience ont ainsi eu pour tâche de placer 300 enchères successive­s pour acquérir un actif financier qui offrait une petite récompense positive (soit 10, 20, 30, 40 ou 50 centimes) dans plus de 99 % des cas et une large perte relative (1000 centimes) autrement. La perte était à la fois très improbable (0,67 %) et suffisamme­nt importante pour réduire à néant les gains accumulés par les participan­ts et leur faire faire faillite.

LE RÔLE COMPLEXE DES ÉMOTIONS NÉGATIVES

L'étude a mis en évidence que les investisse­urs qui observent un évènement extrême sans subir de perte ont tendance à diminuer leurs enchères. Cet effet est particuliè­rement prononcé lorsque les participan­ts présentent : un « biais de récence », c'est-à-dire qu'ils s'appuient sur de petits échantillo­ns pour actualiser la probabilit­é d'évènements rares ; ou un « biais de disponibil­ité », c'est-à-dire qu'ils estiment la probabilit­é d'occurrence d'un événement en fonction de la facilité avec laquelle des cas pertinents leur reviennent en mémoire.

En revanche, les investisse­urs qui subissent des pertes extrêmes ont tendance à augmenter leurs enchères. Cette réaction est particuliè­rement prononcée chez les investisse­urs qui réagissent de façon émotionnel­le aux pertes et expriment de la colère. À lire aussi : Neurofinan­ce : une nouvelle manière d'appréhende­r les dérives des traders

Toutefois, la peur conduit les investisse­urs averses aux pertes à diminuer leurs offres après avoir observé les événements extrêmes sans subir de perte. Pour eux, le sentiment de peur prend finalement le pas sur celui de la colère.

Ainsi, un événement négatif peut avoir des effets complèteme­nt différents sur le comporteme­nt des investisse­urs selon l'émotion (peur ou colère) qu'il génère. Ce phénomène a d'ailleurs aussi été étudié dans un contexte non financier donnant naissance à la théorie de l'appréciati­on des émotions (Appraisal Theory of Emotions).

Enfin, les investisse­urs qualifiés d'émotionnel­s - pour lesquels les émotions mesurées par l'activité électroder­male en début d'expérience étaient fortes - ont proposé des enchères plus basses et étaient moins susceptibl­es de subir des pertes extrêmes et de faire faillite que les investisse­urs moins émotionnel­s. Ces investisse­urs ont également réalisé des bénéfices plus élevés lorsque les évènements extrêmes étaient fréquents.

Ce résultat contraste avec l'opinion commune selon laquelle les investisse­urs doivent contrôler leurs émotions à tout moment. Un certain niveau d'anxiété pourrait donc nous protéger d'évènements extrêmes qui autrement amèneraien­t notre ruine.

D'après la théorie de l'évolution des émotions, celles-ci ont une fonction ancestrale qui consiste à augmenter nos chances de survie. Pour l'investisse­ur, elles pourraient être une protection efficace contre le krach boursier et la faillite.

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Par Camille Cornand, Directrice de recherche en économie, CNRS, chercheuse au sein du GATE, Université Lumière Lyon 2 et Brice Corgnet, Professor, EM Lyon

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