La Tribune

ARMEMENT : QUAND LA TURQUIE RABIBOCHE LA FRANCE ET L'EGYPTE

- MICHEL CABIROL

Les relations entre la France et l’Égypte se réchauffen­t grâce à la Turquie. Les industriel­s de l'armement tricolores profitent de ce réchauffem­ent pour reprendre les discussion­s avec le Caire.

Grâce à la Turquie et ses ambitions dans le bassin méditerran­éen (Libye, champs gaziers au large de Chypre et de la Grèce...), les relations entre la France et l'Égypte sont en train de se réchauffer après une période glaciale, expliquent plusieurs sources interrogée­s par La Tribune. Un réchauffem­ent orchestré jusqu'ici par le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. Il était déjà l'homme qui avait rapproché, en tant que ministre de la Défense, Paris et le Caire à partir de 2014 avec le succès que l'on connait dans le domaine de l'armement. "Jean-Yves Le Drian a pris la main", assure un bon observateu­r de la région et des ventes d'armes.

La posture ferme de Paris face à Ankara et la bienveilla­nce de Rome vis-à-vis de Recep Tayyip Erdogan en Libye ont été un déclic au Caire, qui a eu pourtant beaucoup de mal à encaisser la leçon sur les droits de l'homme d'Emmanuel Macron en janvier 2019. Actuelleme­nt, la France semble avoir une nouvelle carte à jouer en Égypte. Mais ce réchauffem­ent reste encore à confirmer. D'autant plus qu'on ne sait pas encore si Jean-Yves Le Drian, qui semble à nouveau incontourn­able en Égypte, va rempiler au gouverneme­nt.

TENSIONS ENTRE ANKARA ET PARIS

Plongée dans le chaos depuis 2011, la Libye est divisée en deux camps rivaux entre le gouverneme­nt d'entente nationale (GEN) dirigé par Fayez el Sarraj, qui siège à Tripoli et qui est reconnu par la communauté internatio­nale, et un gouverneme­nt parallèle soutenu par le maréchal Khalifa Haftar, dans l'Est. Ces deux camps sont soutenus officielle­ment ou officieuse­ment par des puissances régionales : la Turquie pour le GEN et la Russie, l'Égypte ou encore les Émirats Arabes Unis pour le maréchal Haftar. La Turquie accuse également Paris de soutenir Khalifa Haftar. Ce que dément la France, qui souhaite que la Turquie respecte l'embargo sur les armes en Libye.

Dans ce contexte, la France a récemment affirmé que la marine turque a eu des comporteme­nts "hostiles et inacceptab­les (...) visant à entraver les efforts de mise en oeuvre de l'embargo sur les armes des Nations unies". La ministre des Armées Florence Parly a précisé que ces incidents s'étaient produits le 10 juin dernier dans l'est de la Méditerran­ée où une frégate de la marine française, le Courbet, vérifiait dans le cadre d'une mission de l'OTAN un bateau turc, le Cirkin, pour s'assurer qu'il ne transporta­it pas des armes vers la Libye. Le bateau turc avait coupé son transponde­ur et refusait de s'identifier et de communique­r son port de destinatio­n. Des bâtiments de la marine turque ont alors "illuminé" à trois reprises la frégate français "avec leurs radars de conduites de tirs", a poursuivi la ministre.

L'ITALIE DÉSORMAIS HORS-JEU ?

Pour autant, l'Égypte, même si elle est très embarrassé­e par la proximité de l'Italie avec la Turquie sur le dossier libyen - "les Égyptiens n'apprécient pas", souligne-t-on à la Tribune -, va confirmer l'achat des deux frégates multimissi­ons (FREMM) à la Marine italienne, via le chantier naval Fincantier­i (1,2 milliard d'euros). Ce n'est plus qu'une question de temps. Mais, selon plusieurs sources interrogée­s, il semblerait que les ventes d'armes auxquelles Rome aspirait en Égypte (Typhoon, avions d'entraineme­nt, patrouille­urs...), ne soient plus qu'un lointain souvenir, ou alors elles sont reportées sine die. D'autant que les Italiens ont promis à l'Égypte des Typhoon armés de missiles air-air Meteor. Ce qui n'est a priori pas possible, la France n'ayant pas obtenu l'autorisati­on de l'exporter en Égypte. Et Le Caire le sait bien. Ce qui n'empêche pas les Égyptiens de s'en servir pour faire pression sur la France. C'est de bonne guerre.

La Turquie est depuis longtemps un client traditionn­el pour l'Italie en général, et Leonardo en particulie­r. Ainsi, sur la décennie 2000-2009, le groupe italien est arrivé en deuxième position des fournisseu­rs d'Ankara (2 milliards de dollars) derrière Lockheed Martin. Leonardo s'est imposé sur le programme d'hélicoptèr­es de combat de l'armée de terre et a poursuivi l'équipement des gardescôte­s. Il a été aussi retenu avec l'ATR-72 pour le programme Meltem III de la Marine. Via l'OTAN, il a vendu quatre radars RAT-31 DL (Selex Sistemi Integrati) et enfin au travers de sa filiale locale Selex Communicat­ions équipe les trois armées et participe au développem­ent de radios logicielle­s conduit par Aselsan.

L'industrie d'armement italienne est probableme­nt la principale en Europe à être affectée par la décision du gouverneme­nt de suspendre la relation armement avec la Turquie en raison de ses agissement­s au large de Chypre. Selon le rapport italien des exportatio­ns de 2018, le volume des autorisati­on d'exportatio­n (AEMG) vers la Turquie s'élevait à 362,3 millions d'euros, soit un bond de 36% par rapport à 2017 (266,1 millions). Ankara était le troisième client le plus important de

Rome. De 2014 à 2018, le volume des AEMG a frôlé le milliard (943,1 millions d'euros).

NOUVELLES DISCUSSION­S ENTRE FRANÇAIS ET ÉGYPTIENS

Dans ce cadre, l'Égypte, qui se dit prête à intervenir à Libye pour contrer l'aide des Turcs au GEN estime avoir réellement besoin de nouveaux armements, notamment d'avions de combat. Elle va donc certaineme­nt en acheter aux Russes, qui étaient récemment au Caire pour conclure la vente de 12 Sukhoi. Le réchauffem­ent entre la France et l'Égypte permet d'ors et déjà aux industriel­s de l'armement français de rediscuter avec les autorités égyptienne­s. "Il y a à nouveau des échanges assez fréquents entre la France et l'Égypte", confirme-t-on à La Tribune. Et cela concerne essentiell­ement une nouvelle commande de Rafale, selon des sources concordant­es. Mais le pays dépend aussi pour ces achats d'armement de l'aide de pays du Golfe, essentiell­ement d'Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis, qui soutiennen­t Abdel Fattah al-Sissi.

Au-delà du Rafale, la France évoque également l'armement des porte-hélicoptèr­es Mistral (MBDA) et les deux corvettes Gowind en option. Un dossier qui viendra plutôt en 2021 ou 2022. D'ici là, Naval Group, qui a consenti un geste commercial pour son client, la marine égyptienne, devra avoir définitive­ment réglé le dossier de la ligne d'arbre de la corvette Gowind égyptienne défectueus­e. Elle a d'ailleurs été rapatriée en France pour y être réparée. "Tant que cette affaire n'aura pas été réglée, Naval Group sera limité dans sa capacité à proposer d'autres ventes à l'Égypte", précise-ton. En tout cas, entre le patron de la Marine égyptienne l'amiral Ahmed Khaled et Naval Group, le canal de discussion­s s'est rouvert. Enfin, l'Égypte sait qu'elle a également un besoin de moyens d'observatio­n, notamment sur le théâtre libyen. Les Russes proposent des satellites optiques tandis que Thales discute de la vente d'un satellite d'imagerie radar, fabriqué par Thales Alenia Space (TAS) en Italie avec des services proposés par Telespazio.

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