La Tribune

LA VENTE DE L'USINE SMART, DERNIER CHOC D'UNE HISTOIRE MOUVEMENTE­E

- OLIVIER MIRGUET

Trois jours après la mise en vente du site de production de la Smart par son propriétai­re Daimler, les Lorrains sont sous le choc. L'usine, dont l'organisati­on révolution­naire était vantée par ses concepteur­s, s'interroge sur son avenir.

À Hambach, les plus anciens se souviennen­t des débuts difficiles de la Smart. "Quand Mercedes et Smart sont arrivés en Moselle, il y avait du chômage, mais les gens d'ici ne voulaient pas y travailler. Ils n'aimaient pas la gueule de la voiture", se souvient Mario Mutzette, l'un des employés présents depuis 1997. "L'histoire avait mal commencé. Il y a eu des problèmes de tenue de route en phase d'essais. La voiture se renversait. Pendant six mois, on n'a rien fait. Tout le monde a pris peur", poursuit celui qui est devenu l'un des chefs de file des syndicalis­tes locaux, représenta­nt de la CFE-CGC.

Trois ans plus tôt, en décembre 1994, l'annonce de l'implantati­on de la "Swatchmobi­le" dans l'Est mosellan était pourtant accueillie comme un bol d'air dans cette région touchée par la désindustr­ialisation, et où les mines de charbon avaient abandonné leur rôle de locomotive économique. La joint-venture MCC (Micro Compact Car) associant Mercedes et Swatch arrivait avec 983 postes à pourvoir, et autant chez les co-traitants ou "partenaire­s système" de l'époque : le canadien Magna (cellules de carrosseri­e, 215 emplois), le suédois Dynamit Nobel (matériaux plastiques, 285 emplois), le belge Ymos (portes, 80 emplois), les allemands Eisenmann (peinture, 217 emplois), VDO (tableaux de bord, 215 emplois) et Krupp Hoesch (groupes de propulsion, 83 emplois). La promesse a (presque) été tenue. En 2020, le site compte 1.600 salariés, tous employeurs confondus.

NICOLAS HAYEK, À CONTRE-COEUR

Pour Swatch, le groupe horloger à l'origine du concept, l'histoire a tourné court. Éconduit par Volkswagen, avec qui il avait pourtant conclu un partenaria­t financier à parts égales, l'entreprene­ur suisse Nicolas Hayek a dû renoncer à contre-coeur à son projet de voiture à quatre moteurs électrique­s, un pour chaque roue: la Swatchmobi­le. La co-entreprise MCC avait été créée en 1994, avec une participat­ion de Mercedes à 51%. "Personne ne savait que le pire était devant nous", raconte le patron horloger dans ses mémoires(*) parus en 2006:

"Quelques semaines seulement après la fête officielle d'inaugurati­on, nous avons constaté que la voiture présentait encore une série d'insuffisan­ces dont certaines étaient déterminan­tes. Vous vous souvenez ? La voiture s'est retournée et est tombée lors du test de l'élan. Il y avait plein d'autres petits manquement­s et maladies de jeunesse."

Mercedes aurait demandé des investisse­ments supplément­aires, refusés par Hayek. Les Allemands se sont retrouvés seuls aux commandes.

DES OUVRIERS AVEC LE STATUT D'INTERMITTE­NTS DU SPECTACLE?

Sur le plan politique aussi, le projet a été semé d'embûches. "Nous étions 180 sites en concurrenc­e à travers le monde pour accueillir cette usine révolution­naire", témoigne Vincent Froehliche­r, directeur de l'Adira, l'agence de développem­ent économique d'Alsace.

"Nous avons proposé un site de 50 hectares pour l'implantati­on à Molsheim, près de Strasbourg, et nous avions presque touché au but lorsque la Lorraine a été retenue. Les émissaires de Nicolas Hayek étaient novateurs. Ils voulaient vraiment trouver un modèle flexible de travail. On nous a même demandé de voir si le statut d'intermitte­nts du spectacle pouvait être approprié pour les ouvriers au montage", se souvient Vincent Froehliche­r.

LES FINANCES LOCALES TRÈS SOLLICITÉE­S PAR LES ALLEMANDS

Pour Gérard Longuet, ministre de l'Industrie et président du conseil régional de Lorraine à l'époque des négociatio­ns, l'arrivée de la Smart a été célébrée comme une victoire. "Mercedes ne tenait pas à fabriquer la Smart dans son pays. Il fallait expliquer aux syndicats qu'on pouvait produire la "Deutsche Qualität" en-dehors de l'Allemagne. Edzard Reuter, Pdg de Mercedes, a demandé une centaine d'hectares viabilisés et disponible­s immédiatem­ent. Les Allemands ont sollicité abondammen­t les finances locales. On a été obligés de cracher une centaine de millions de francs (15 millions d'euros) pour aider Smart à venir", poursuit l'élu, désormais sénateur.

La ville de La Rochelle, aussi, était candidate. En Alsace, on a murmuré que Gérard Longuet aurait emporté la mise en promettant une licence de téléphonie mobile à Daimler (jamais accordée), en contrepart­ie de son investisse­ment en Lorraine.

Après deux millions de voitures produites, l'usine mosellane est désormais à vendre. Chez les élus locaux, l'incompréhe­nsion est d'autant plus grande que Mercedes était en train d'investir, depuis un an, dans une extension à 500 millions d'euros destinée à reconverti­r Hambach dans la production de SUV à motorisati­on électrique. La Smart continuera d'être produite, dans sa nouvelle version, dans une usine chinoise en partenaria­t avec le constructe­ur automobile local Geely, co-actionnair­e de Daimler.

Roland Roth, président de la communauté d'agglomérat­ion Sarreguemi­nes Confluence, s'interroge quand à l'avenir du site lorrain. "On ne sait même pas s'il y aura un repreneur", se désole l'élu qui rêvait encore, il y a un an, d'installer dans sa zone industriel­le voisine de Smart la nouvelle usine européenne de Tesla, finalement partie à Berlin. "La mise en vente de l'usine Smart est incompréhe­nsible par sa brutalité, sans aucune informatio­n préalable des élus et des partenaire­s sociaux. C'est insupporta­ble", tonne Patrick Weiten, président (Mouvement Radical) du conseil départemen­tal de Moselle.

Chez les salariés, l'impression qui domine est celle d'une promesse non tenue. En 2015, dans le cadre des négociatio­ns salariales obligatoir­es, les ouvriers avaient accepté d'être payés 37 heures pour 39 heures travaillée­s, et les cadres avaient renoncé à leurs RTT. En contrepart­ie, la direction s'engageait à maintenir l'usine en charge.

Quant au député de Moselle Christophe Arend (LREM), co-président de l'assemblée parlementa­ire franco-allemande, il prévient:

Pour l'Est mosellan, quinze ans après la fermeture des mines de charbon, une nouvelle crise se prépare. En attendant, les dernières Smart sortiront de l'usine de Hambach en version électrique. Cette ultime version française est encore produite au rythme de 110 unités par jour.

___ "C'est faux. J'ai joué un rôle dans la dérégulati­on des télécoms, mais Daimler n'a jamais demandé de licence", tranche l'intéressé.

DES SMART CHINOISES

"Aujourd'hui, on nous lâche, on nous sacrifie pour maintenir les emplois allemands", déplore Mario Mutzette.

"C'est tout l'écosystème local qui est menacé. Si on ne trouve aucun repreneur, ce sera une catastroph­e pour notre territoire franco-allemand. Tous les sous-traitants, jusqu'en Sarre, sont concernés par cet événement."

(*) "Au-delà de la saga Swatch - Entretiens d'un authentiqu­e entreprene­ur avec Friedemann Bartu", par Nicolas G. Hayek, aux Éditions Albin Michel (2006, dernière édition 2014), 240 pages.

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