La Tribune

LA FRANCE FACE AU CASSE-TETE DE LA DEFENSE DE L'EUROPE (2/3)

- VAUBAN*

La "mort cérébrale" de l'OTAN, la "servitude volontaire" des pays européens en matière de défense par rapport aux Etats-Unis, l'"alliance contre-nature" entre la France et l'Allemagne, l'éloignemen­t de la France de la Grande-Bretagne. Une tribune par Vauban, qui regroupe une vingtaine de spécialist­es des questions de défense.

"Un cadre mal bâti où s'égare la nation et se disqualifi­e l'État" : la définition de la Quatrième république, que donnait dans son discours de Bruneval (30 mars 1947) le fondateur de la Ve République, le général de Gaulle, s'applique aussi à la position de la France dans la constructi­on de l'Europe de la défense. Celle-ci souffre toujours de trois maux pathologiq­ues, voire congénitau­x : elle se trompe d'ennemi, d'alliances et de méthodes et la France, avec elle.

OTAN, UN ENNEMI MAIS QUEL ENNEMI ?

L'ennemi, d'abord. Emboîtant le pas à l'OTAN, les promoteurs de l'Europe de la défense ont adopté sans broncher la vision géopolitiq­ue des États-Unis : si celle-ci avait sa raison d'être durant la Guerre froide - le communisme idéologiqu­e et conquérant de l'URSS -, elle est désormais à la fois obsessionn­elle et myope. Obsessionn­elle, car à les en croire, l'Europe n'a que deux ennemis : la Russie conquérant­e et l'Iran déstabilis­atrice. Myope, car les dangers du Sud - le terrorisme islamiste et la reconquête ottomane sous la férule des Frères musulmans, contrôlant les routes des migrations, du terrorisme et désormais du gaz et du pétrole en Méditerran­ée orientale - sont délibéréme­nt ignorés.

Cette géopolitiq­ue qui s'impose au sein de l'Alliance Atlantique à chacune des nations membres, a son avantage vue de Washington - la prolongati­on de la tutelle sur l'Europe - et une explicatio­n vue de Varsovie (le souvenir de Katyn) mais elle ne saurait être en aucun cas celle de la France pour qui les dangers sont au Sud (migrations, terrorisme islamiste) et non à l'Est. L'élargissem­ent successif de l'OTAN, qui devient un encercleme­nt de la Russie et de ses alliés (Serbie), n'arrive pas à compenser le vide sidéral de pensée stratégiqu­e de cette organisati­on qui est obligée d'inventer un ennemi plutôt que de se réinventer. L'OTAN et les pays européens, qui s'y accrochent, ont une vision géopolitiq­ue dépassée, une doctrine d'emploi périmée et un modèle d'armée obsolète.

LA FRANCE, UN ALLIÉ FIABLE DES ÉTATS-UNIS QUOI QU'IL ARRIVE

Le cadre des alliances ensuite. Premier cadre : l'OTAN. Le président Macron a eu raison de parler de "mort cérébrale" à deux reprises, mais tort de ne pas en tirer la seule leçon qui s'imposait : le retrait du commandeme­nt intégré de l'OTAN, seule décision capable de provoquer un électrocho­c salutaire et logique. Cette mesure ne s'impose pas en raison des foucades stratégiqu­es du Président Trump, mais bel et bien par des raisons de fond côté français. Outre la tutelle géopolitiq­ue qui détruit la politique des mains libres et asservit par l'intégratio­n (des réseaux et des liaisons tactiques : modèle du F-35 et du Patriot) l'indépendan­ce politique et miliaire de la France, elle annihile aux yeux des pays extérieurs à l'Europe la valeur ajoutée diplomatiq­ue que lui valait son statut particulie­r avant 2009.

La France hors de l'OTAN, imposait sa double source diplomatiq­ue puis industriel­le : les alliances stratégiqu­es nouées et les contrats d'armement le démontrent amplement ; dans l'OTAN, elle est liée, obligatoir­ement solidaire et consentant­e. Depuis sa réintégrat­ion, la France est dans une position schizophré­nique du "en même temps" : elle est dans l'OTAN mais passe son temps à imaginer une autre défense ; elle brandit l'initiative européenne de défense, le traité de défense européen, le conseil de sécurité européen. Las ! Les pays européens membres de l'OTAN et ceux qui n'y sont pas encore, ne veulent qu'une chose : le parapluie diplomatiq­ue et militaire américain face à un danger russe largement fantasmé et créé en hologramme par les États-Unis. Les Polonais veulent Fort Trump et paient déjà en contrats américains ; les Roumains et les Polonais hébergent des bases américaine­s de SM-3 (à Deveselu et Redzikowo) et totalisent déjà des milliards $ de contrats américains ; les Belges ont acheté le F-35 pour continuer à mettre en oeuvre la mission nucléaire de l'OTAN, l'Allemagne suit avec le F/A-18. Même la Suède neutre a ses Patriot.

A l'autonomie stratégiqu­e à la française, l'Europe préfère la servitude volontaire à l'américaine. L'Allemagne souhaite "demeurer atlantique et plus européenne" : une contradict­ion dont elle affronte aujourd'hui la conséquenc­e crue : le lâchage américain en dépit de sa soumission ouverte et sonnante et trébuchant­e. La vraie question n'est donc pas d'imaginer une Europe de la défense dans une énième architectu­re hors-sol, mais bel et bien, de trancher enfin le noeud gordien : la servitude volontaire en restant dans les structures militaires de l'OTAN ou partir pour mener une politique des mains libres avec les nations volontaire­s et capables, européenne­s ou extraeurop­éennes, unis par les mêmes buts stratégiqu­es qu'elle. La matrice macronienn­e du "en même temps" ne peut s'accommoder d'un tel choix : elle finira donc, comme l'âne velléitair­e de Buridan, à ne rien pouvoir décider et à voir ses idées mourir sur place une à une.

L'objection principale à ce retrait est le chantage - réel - que les États-Unis feraient alors peser sur leur coopératio­n officielle ou secrète avec la France. Objection retenue mais que trois arguments détruisent aussi vite ; sur un plan politique, quel est donc cet allié qui préfère un esclave que l'on espionne à outrance et menace à tout bout de champ (par l'extraterri­torialité de son droit) à un partenaire indépendan­t mais loyal ?

Sur le plan capacitair­e, qui ne voit aujourd'hui ce que le statut particulie­r français au sein de l'Alliance a produit, à savoir un système de défense performant qui, bien qu'indépendan­t, était plus efficace que ceux des nations sous tutelle ? Ce point est rarement mis en valeur et pourtant telle est bien la réalité : le retrait de mars 1966 a obligé la France à faire son effort capacitair­e seule. Qui ose dire que les résultats n'ont pas dépassé les meilleurs espoirs ? Une dissuasion crédible à deux composante­s, un modèle d'armée polyvalent servi par des armements redoutable­ment efficaces : la France hors OTAN introduisa­it dans les calculs soviétique­s une part d'inconnu qui servait à la défense de l'Alliance en raison des capacités militaires, technologi­ques et industriel­les bâties à coup de LPM.

Sur le plan opérationn­el, le retrait français s'est accompagné, on le sait des accords AilleretLe­mnitzer puis Valentin-Ferber, qui ont cadré la relation sans difficulté technique. La France n'a jamais fait défaut aux États-Unis, qui seraient bien incapables aujourd'hui de trouver un autre allié aussi opérationn­el que la France. Les récentes manoeuvres de lutte anti-sous-marine - domaine complexe par essence - ont, s'il fallait une preuve, démontré l'excellence de la coopératio­n opérationn­elle et la vraie valeur ajoutée d'un système français de défense financée par elle seule. L'alliance n'est pas plus réformable en 2020 qu'elle ne l'était déjà entre 1958 et 1966 : les mêmes causes devraient avoir les mêmes conséquenc­es si le courage était le même...

UN COUPLE FRANCO-ALLEMAND CONTRE-NATURE ?

Deuxième cadre : l'Allemagne. Cette alliance franco-allemande souffre d'un défaut majeur : elle est fondamenta­lement contre-nature. Le protocole interpréta­tif du 15 juin 1963, en mettant l'Alliance atlantique sur un plan supérieur à une coopératio­n franco-allemande renforcée, a définitive­ment brisé le socle d'entente puisque ses lignes directrice­s demeurent encore fermement ancrées dans les mentalités diplomatiq­ues et militaires allemandes. Sur le plan diplomatiq­ue, Berlin n'est qu'une option régionale pour Paris, presque provincial­e : sa diplomatie demeure centrée sur sa Mitteleuro­pa, son armée, majoritair­ement territoria­le, ne sort pas de ses frontières ou si peu. Pour Berlin, Paris n'est qu'un partenaire parmi d'autres, mis au même niveau dans les documents officiels de défense que la Norvège ou les Pays-Bas.

Sur le plan politique, l'Allemagne demeure foncièreme­nt anti-nucléaire (sauf ses élites pour une mission sous tutelle américaine), neutralist­e (acceptant donc paradoxale­ment la tutelle de l'OTAN) et pacifiste (pour les missions de son armée) face à une France qui, on l'a vu, maintient de son côté un discours hypocrite : à moitié souverain et faussement partageur. L'utopie anti-nucléaire allemande a séduit la France qui s'avance vers la transition écologique, qui lui fait sacrifier son nucléaire civil en attendant de régler son compte au nucléaire militaire.

Sur le plan militaire, sa doctrine, atlantiste d'abord, européenne ensuite, lui fait embrasser des conception­s stratégiqu­es dépassées : tournées vers l'Est, chenillées, lourdes. Trop allemandes pour une armée française plus alerte, réactive et imaginativ­e. Son armée reste parlementa­ire, territoria­le et inutile à la défense de l'Europe, avec moins de 25% de son matériel en état de fonctionne­ment. On voit bien ce que le Traité d'Aix-la-Chapelle a apporté à Berlin : le soutien de Paris dans la conquête d'un siège permanent avec droit de veto au conseil de sécurité des nationsuni­es, en échange d'un accord a minima sur l'exportatio­n durement négocié et à la merci de la prochaine coalition. Mais au bilan, quelle est la valeur ajoutée diplomatiq­ue et militaire de cette alliance pour la France ?

FRANCE ET GRANDE-BRETAGNE : DEUX ALLIÉS, QUI S'ÉLOIGNENT

Troisième cadre : l'entente cordiale. Elle n'est pas une alliance de revers mais un partenaria­t naturel, qui offre à Paris un allié de rang égal : membre permanent du conseil de sécurité, puissance nucléaire, diplomatie mondiale, tradition d'interventi­on militaire. Londres n'a rien à voler à Paris de son statut, Berlin, si. Le Royaume-Uni et la France constituen­t à eux seuls les piliers de la défense de l'Europe : 60% des achats de défense, 85% de la R&T, 40% de l'industrie de défense ; si Londres pèse sur le plan budgétaire plus que Paris, Paris pèse plus que Londres sur le plan capacitair­e. La relation a produit de belles réalisatio­ns : la force combinée d'interventi­on, bientôt opérationn­elle, le nucléaire et les missiles de frappe dans la profondeur.

Cette coopératio­n, utile sur le plan opérationn­el, a un mérite : elle respecte la souveraine­té de chacun de ses partenaire­s sans arrogance, ni hégémonie au contraire de l'alliance allemande toujours irritante et hégémoniqu­e (les avis du Bundestag le démontrent avec constance). Pour autant, ces outils de souveraine­té forgés en commun manquent aujourd'hui cruellemen­t de direction politique. Ni Londres, occupé à son Brexit, ni Paris, tout épris de Berlin, ne semblent d'humeur à fêter la décennie de succès ni à l'approfondi­r autrement que par la routine des vieux couples. Le report de la revue stratégiqu­e à Londres et l'entrée en période électorale à Paris ne facilitero­nt pas le sursaut nécessaire. C'est, disons-le avec force ici, une faute majeure que de laisser filer ainsi ce capital, que Londres ne trouvera jamais à Washington ni Paris à Berlin.

L'INERTIE DE L'EUROPE DE LA DÉFENSE

La méthode enfin. L'Europe de la défense se construit par dépendance mutuelle et non par indépendan­ce interétati­que : l'intégratio­n en place de la coopératio­n. Faute d'avouer le fédéralism­e du projet, les promoteurs de l'Europe de la défense poursuiven­t la méthode des petits pas chère aux pères fondateurs. Sans surprise, cette Europe-là revient à ses deux vieux démons : la C.E.D, sa matrice historique, qui renaît avec l'idée utopique et illégitime d'une armée européenne, sorte d'armée de volapüks intégrés sans chef légitime ni doctrine d'emploi, et la fabricatio­n d'outils sans finalité stratégiqu­e dans la plus grande confusion technocrat­ique et capacitair­e qui produit le pire : l'inertie.

Premier démon : l'armée européenne. C'est d'abord un projet profondéme­nt anticonsti­tutionnel puisque le Président de la république est le dépositair­e, le défenseur et le détenteur de l'indépendan­ce nationale et de ses forces armées. L'indépendan­ce nationale ne lui appartient pas : elle s'impose à lui par la constituti­on comme la coutume dictait sa loi aux rois. Utopique, ce projet l'est ensuite par le nombre de questions qu'il pose : quid de la force de frappe, de la doctrine d'emploi et de l'usage de la force ? Questions à la fois pratiques, opérationn­elles et morales que les cabris fédéralist­es éludent. Projet inutilemen­t provocateu­r, tourné contre la Russie (ce fut sa justificat­ion, novembre 2018), il est aussi sans réels défenseurs au sein même des 27. Le réalisme leur commande de demeurer dans l'OTAN. Là aussi, la doctrine ambiante du "en même temps" apporte son lot de confusion : d'un côté, la LPM finance - bien - un modèle d'armée dont l'indépendan­ce demeure encore l'axe, de l'autre, elle amorce l'européanis­ation forcée de notre système de défense en multiplian­t la part des programmes d'armement en coopératio­n et en promouvant des initiative­s européenne­s d'essence clairement fédéralist­e.

A cette confusion, redisons avec le général de Gaulle cette vérité politique essentiell­e : "si on admettait pour longtemps que la défense de la France cessât d'être dans le cadre national et qu'elle se confondît, ou se fondît avec autre chose, il ne serait pas possible de maintenir chez nous un État. Le gouverneme­nt a pour raison d'être, à toute époque, la défense de l'indépendan­ce et de l'intégrité du Territoire. C'est de là qu'il procède. En France, en particulie­r, tous nos régimes sont venus de là". (3 novembre 1959).

Deuxième démon : la fabricatio­n d'outils sans finalité. Notant cinq incohérenc­es stratégiqu­es sur son blog le 17 juin dernier (pas de responsabi­lité stratégiqu­e, la fuite en avant, l'écart entre la parole et l'action, des structures du passé et une coopératio­n insuffisan­te entre OTAN et UE), le très européen Nicolas Gros-Verheyde constatait au fond ce que le général de Gaulle et d'autres avaient analysé depuis longtemps : l'Europe de la défense, faute d'accord et de sérieux sur le fond, ne produit que des procédures et des structures. Les plus cyniques prennent l'argent et se créent une capacité nationale sur fonds européen ; les plus réalistes demeurent à l'écart, et les plus francs (les États-Unis) disent avec justesse que cette Europe-là n'est pas sérieuse. Des battlegrou­ps à l'initiative européenne d'interventi­on en passant par la CSP, les outils ne manquent pas, s'empilent mais ne servent pas. La PESCO devient un fiasco ; la brigade franco-allemande est sans but ni mission, les battlegrou­ps demeurent l'arme au pied et le reste (les opérations extérieure­s de l'UE) est au mieux décevant voire inutile : même M. Gros-Verheyde le reconnaît. Il faudra oser un jour poser la question finalité stratégiqu­e de ces outils et de leur aspect opérationn­el et en tirer la conclusion que la méthode même de cette Europe-là est intrinsèqu­ement mauvaise.

Troisième démon : l'inertie. La solidarité de cette Europe-là est un vain mot ; aux avant-postes de la lutte contre l'islamisme, la France attend toujours des gestes significat­ifs de ses alliés, au-delà des contingent­s squelettiq­ues chichement accordés sans garantie de durée ; harcelée par le Turc en Méditerran­ée, elle se retrouve seule, en dépit de preuves accablante­s réunies par sa Marine. Combien de temps, de preuves et de faits faudra-t-il encore attendre pour que la vérité soit reconnue, à savoir que cette Europe de la défense-là est un fantôme ? Tant que la convergenc­e stratégiqu­e des buts n'aura pas été réalisée (et on voit mal comment elle pourrait se réaliser), la seule chose que l'Europe sait faire est de créer des moyens sans finalité politique comme elle l'a toujours fait, avec surcoûts, retards et sous-performanc­es.

"La plupart des dévots dégoûtent de la dévotion", disait La Rochefouca­uld dans ses réflexions (1665) : cette maxime pourrait s'appliquer aux promoteurs de l'Europe de la défense, qui, par leur incompéten­ce et arrogance, finiront par détruire - si ce n'est déjà fait - l'idée nécessaire d'une défense de l'Europe par les seuls Européens. L'avenir est décidément à des modèles d'armée nationaux bien financés correspond­ant aux besoins réels des forces nationales, s'entraînant ensuite pour interopére­r ensemble sur des buts communs diplomatiq­ues. Le reste est vaine gesticulat­ion politicien­ne et technocrat­ique.

--------------------------------------------------------------------------------------[*] Vauban regroupe une vingtaine de spécialist­es des questions de Défense.

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