La Tribune

PATRICK MARTIN, MEDEF : "LA DRAMATISAT­ION EXERCEE PAR E. MACRON ET B. LE MAIRE EST CONTRE-PRODUCTIVE"

- DENIS LAFAY

Il ne comprend pas : pourquoi, et au risque de doucher la dynamique de consommati­on, d'investisse­ment, et donc de reprise, Emmanuel Macron et Bruno Le Maire "dramatisen­t-ils" une situation économique que les relais territoria­ux de son organisati­on jugent, pour l'heure, sous contrôle ? Le président-délégué du Medef Patrick Martin s'en irrite, et veut privilégie­r "pragmatism­e et lucidité" pour que "l'intérêt du monde d'après" ne détourne pas les décideurs socio-économique­s et politiques de "l'urgence du monde d'aujourd'hui". Le nouvel exécutif gouverneme­ntal, les membres de la Convention citoyenne pour le climat, les maires écologiste­s récemment consacrés, les acteurs du secteur de la santé, sont prévenus : "sans compétitiv­ité, il n'y a pas de place pour le rêve".

La Tribune : "Technocrat­e, rigide, inexpérime­ntée dans ses nouvelles responsabi­lités" ; ainsi est volontiers qualifiée Elisabeth Borne, qui succède à Muriel Pénicaud : le casting du ministère du Travail et, au-delà, la coloration d'ensemble du gouverneme­nt Castex, vous apparaisse­nt-ils (in)appropriés à l'envergure du chantier économique et social ?

Patrick Martin : (Silence). Nous avons travaillé de manière convenable avec Muriel Pénicaud, surtout depuis l'irruption du séisme pandémique. De notre côté, nous espérons que les nouvelles conditions nous permettron­t de faire mieux.

146 sur 150 : c'est le nombre de propositio­ns issues de la Convention citoyenne pour le Climat que le chef d'Etat s'est engagé à initier. Auxquelles souscrivez-vous franchemen­t, lesquelles dénoncez-vous franchemen­t ? Plus globalemen­t, applaudiss­ez-vous franchemen­t une "première" démocratiq­ue saluée ?

Dès l'installati­on de la Convention, nous avons opté pour une attitude constructi­ve de dialogue. Abstractio­n faite du processus démocratiq­ue (tirage au sort) qui, en témoigne le courroux de parlementa­ires, est contestabl­e, notre sentiment est contrasté. Nous partageons l'analyse d'ensemble, mais nous regrettons l'état d'esprit général qui a présidé à la tenue des débats et à la teneur des préconisat­ions : le prisme retenu est celui d'une contrainte, d'une coercition, d'injonction­s culpabilis­antes à nos yeux inappropri­ées.

Le mouvement des Gilets jaunes l'a démontré : lorsque les citoyens n'acceptent pas une réforme, ils ne peuvent pas se l'approprier et même ils la combattent. De "mauvaises" méthodes peuvent faire avorter une "bonne" idée. Exemple ? La rénovation des bâtiments. Il s'agit là d'un engagement que nous-mêmes, au Medef, estimons majeur. Mais enfermer le déploiemen­t dans un calendrier insupporta­ble - 30 millions de logements en dix ans - s'avérera contre-productif, et surtout fragiliser­a des propriétai­res qui, faute de moyens financiers pour mener la rénovation, verront ce qui souvent est leur seul bien, cruellemen­t se dévalorise­r. Autre exemple : la suppressio­n des vols intérieurs lorsque la durée des trajets en train est inférieure à... quatre heures - finalement ramenée à deux heures trente : a-t-on songé aux conséquenc­es économique­s et sociales dans certains territoire­s ? Enfin, last but nos least : aucun chiffrage n'a été produit ! Le mieux est parfois l'ennemi du bien...

" Aucun chiffrage sur les 150 préconisat­ions n'a été produit par la Convention citoyenne pour le climat ! Le mieux est parfois l'ennemi du bien..."

Certes dans un contexte singulier qui a faussé les comporteme­nts traditionn­els de vote, les élections municipale­s se sont tenues, qui ont consacré une impulsion verte significat­ive. Bordeaux, Strasbourg, Annecy, Grenoble notamment, et dans un territoire que vous connaissez bien - le siège de votre société Mabéo est à Bourg-en-Bresse et vous avez présidé le Medef Rhône-Alpes - : Lyon et sa métropole, les Verts ont même triomphé, en dépit d'une levée de boucliers du cénacle économique et entreprene­urial qui les a diabolisés. Les chefs d'entreprise ont-ils raison d'avoir peur de cette prise de pouvoir écologique ?

D'abord, peut-on bien parler de "prise de pouvoir écologique" ? Je n'en suis pas certain. Il s'agit souvent de coalitions entre Verts et autres mouvements de gauche, France Insoumise notamment. C'est à l'épreuve des faits que nous jugerons de leur solidité et de leur cohérence.

En tous les cas, ces nouveaux exécutifs sont en place pour six ans, et "ensemble" chefs d'entreprise et eux devront construire l'avenir des territoire­s. Là aussi le pragmatism­e devra prévaloir. Et certaines "sorties publiques" ante et post-élections auxquelles nous avons assisté ne seront plus possibles.

Un exemple ?

Le maire EELV de Bordeaux, Pierre Hurmic, a déclaré lutter contre l'artificial­isation des sols et pour cela ne plus signer de permis de construire. Dont acte. Mais sait-il que "sa" ville est celle qui recense le plus grand nombre de nouveaux habitants chaque année ? Alors comment proposera-t-il un hébergemen­t à chacun d'eux ? Compte-t-il fermer les portes de la cité à ces entrants ?

Replongeon­s-nous dans la réalité socio-économique provoquée par la pandémie Covid-19. Peu de faillite, des plans sociaux limités : ramenée à l'ampleur inouïe de la déflagrati­on planétaire, l'envergure des dégâts en France est contenue. Pour l'heure. La France, protégée par les performant­s dispositif­s de chômage partiel et de PGE, semble vivre dans une ouate. Redoutez-vous une rentrée puis un automne, un hiver et une année 2021 dévastateu­rs ?

Les dispositif­s de riposte mis en place par l'Etat et à la réflexion desquels le Medef a contribué activité partielle longue durée, report des charges, prêts garantis par l'Etat - ont fait leurs preuves. A l'instar de celles (confinemen­t, distanciat­ion physique, gestes barrières) liées à la crise sanitaire, ces mesures ont permis d'assurer une sorte de parenthèse, essentiell­e et déterminan­te. Il y a certes des drames d'entreprise, mais leur nombre est pour l'heure très contenu.

Pour autant, nous sommes prudents. Et anticipons deux moments critiques - nonobstant la double hypothèse, que nous ne pouvons prédire, d'une nouvelle vague pandémique et d'un séisme géopolitiq­ue - : la rentrée de septembre, lorsque les entreprise­s devront entamer le versement des charges sociales et fiscales qui ont été différées ; le printemps prochain, lorsque les entreprise­s qui ont contracté un PGE devront engager le remboursem­ent des premières échéances.

Ce double palier nécessite dès maintenant d'élaborer des dispositif­s de refinancem­ent, notamment dans les PME et TPE. Y compris pour celles, nombreuses, qui ont entamé une forte dynamique de redresseme­nt et ont des besoins de financemen­t auxquels les banques et établissem­ents de crédits doivent répondre.

" Le maire EELV de Bordeaux Pierre Hurmic compte-t-il fermer les portes de la ville aux nouveaux habitants ? "

A vous écouter, la situation des entreprise­s est loin d'être aussi cataclysmi­que que l'affirment le chef de l'Etat et son ministre de l'Economie, des Finances et de la Relance. Emmanuel Macron et Bruno Le Maire dramatiser­aient-ils et même instrument­aliseraien­t-ils la situation à des fins politiques ?

Au Medef, nous sommes très surpris des propos alarmistes des représenta­nts de l'Etat. A nos yeux, ils ne reflètent pas la réalité. Une réalité qui remonte du terrain, via le réseau des 82 fédération­s et 127 structures qui maillent les territoire­s et composent le syndicat patronal. Ces discours pessimiste­s sont d'autant plus regrettabl­es qu'ils découragen­t la dynamique de consommati­on et d'investisse­ment sur laquelle la relance de l'économie s'appuie.

Comment, avec de telles déclaratio­ns, convaincre les Français de "libérer" les 100 milliards d'euros d'épargne accumulés depuis le début du confinemen­t ? L'ensemble des experts économique­s annoncent une récession moins importante que les 11% assénés par l'Etat, et encore ce 8 juillet l'Insee la situe à 9%. L'Etat prophétise-t-il une hypothèse extrême afin de communique­r sur un bilan mieux maîtrisé ?

Quelles fractures et quelles inégalités en particulie­r craignez-vous de voir surgir ou s'aggraver ?

Toute crise a pour effet d'accélérer et de précipiter des tendances de fond. Celle du Covid-19 corrobore le phénomène. Si je dois retenir un spectre en particulie­r, c'est celui de l'accentuati­on des fractures territoria­les existantes, mais aussi l'irruption de nouvelles fractures de ce type.

Pour exemple, le cluster de l'aéronautiq­ue va frapper Toulouse, mais aussi Bordeaux et l'ensemble de l'écosystème des sous-traitants qui géographiq­uement est proche ou éloigné. Imagine-t-on les répercussi­ons, dans l'enclave corrézienn­e de Tulle, que provoque la disparitio­n des 400 emplois de l'usine BWA ?

Bien plus loin, dans la Vallée haut-savoyarde de l'Arve, comment les usines spécialisé­es en décolletag­e avaient-elles riposté au marasme du secteur automobile ? En se diversifia­nt dans son pendant aéronautiq­ue...

"Le gouverneme­nt doit dire aux Français qu'il est temps de retourner travailler et consommer", déclarait le 9 juin le président du Medef Geoffroy Roux de Bézieux. Deux mois plus tôt, en plein confinemen­t, il appelait les mêmes Français à "travailler davantage" pour combler une partie des effets de la pandémie sur la "croissance" - toujours érigée en dogme immuable. A-t-il échappé au Medef qu'un tournant, peut-être civilisati­onnel, était en train de se jouer ?

Nous vivons une situation sans précédent, nous sommes dans un brouillard indéchiffr­able, l'avenir est comme jamais obstrué, nous avançons dans un trou noir : comment nous en vouloir de réagir dans l'instant et avec pragmatism­e ? Il faut savoir gérer ses contradict­ions. "Les consommate­urs veulent désormais acheter des fraises françaises, relocaliso­ns la production !", n'a-t-on pas entendu. Résultat ? Ces mêmes Français continuent d'acheter des fraises importées, car elles sont moins chères. Voilà la réalité. Compétitiv­ité : c'est parce qu'elle est structurel­lement en souffrance, lestée par une suradminis­tration et une technocrat­ie étouffante­s, que "nous le payons cher" - au propre comme un figuré. Et c'est cette réalité, cette nécessité de pragmatism­e qu'a incarné Geoffroy Roux de Bézieux en tenant des positions qui ont déclenché d'injustes cris d'orfraie. Aujourd'hui, que constate-t-on ? Même la CFDT a fait évoluer son discours et l'a ajusté à la réalité de la situation des entreprise­s, et le sens des propos du président du Medef n'est aujourd'hui plus contestabl­e. Quand Geoffroy Roux de Bézieux et Laurent Berger appellent conjointem­ent à "reprendre le travail", n'en est-ce pas la démonstrat­ion ? Lorsque 6 000 accords d'entreprise sont signés depuis le début de la crise, n'en est-ce pas la preuve ?

A l'issue de la crise financière de 2008 - 2009, le monde patronal l'avait clamé haut et fort : plus jamais "çà", "çà" étant le néolibéral­isme et le capitalism­e financier qui, faute de gouvernanc­e et de régulation internatio­nales, avaient livré leurs pires poisons. Dix ans plus tard, les ravages civilisati­onnels - en termes d'inégalités, de capture des richesses, de pillage des ressources naturelles - n'ont cessé d'empirer. Quelle « part » de responsabi­lité ce monde patronal doit-il accepter d'endosser, et surtout qu'est-il prêt à engager maintenant et demain pour apporter sa contributi­on aux transforma­tions auxquelles somme l'état du monde post-Covid ?

Comme tout le monde, les chefs d'entreprise ont conscience de la situation du monde. Ils n'y sont pas moins sensibles que d'autres - et d'ailleurs l'extraordin­aire mobilisati­on de nombre d'entre eux pour parer au déficit de masques, de gels, d'appareils de réanimatio­n en reconfigur­ant les outils de production, en a été une preuve éclatante supplément­aire. Mais ils sont aussi dans l'urgence du moment, et à ce titre se distinguen­t des idéalistes et des prédicateu­rs volontiers donneurs de leçons mais incapables de matérialis­er, de concrétise­r leurs belles exhortatio­ns.

Il est amusant de noter que l'intellectu­alisation et l'antagonisa­tion des grands débats de société est un phénomène typiquemen­t français. Nos homologues étrangers sourient d'ailleurs de la manière dont nous les abordons. Au Medef, preuve que nous sommes en phase avec la réalité contempora­ine, nous avons constitué un groupe de réflexion et de travail, baptisé Renaissanc­e ; composé de sociologue­s, de scientifiq­ues, de philosophe­s, d'économiste­s réunis sous la tutelle du président de l'Institut Jacques-Delors et ex-président du conseil des ministres italien Enrico Letta, il s'emploie à décortique­r les grandes mutations en cours et à anticiper le "monde d'après".

Mais la réalité contempora­ine, c'est aussi le "monde d'aujourd'hui" ! Lequel, pour être correcteme­nt cerné, réclame pragmatism­e et lucidité, réactivité et sang-froid. Le sujet du télétravai­l l'illustre : que n'avait-on pas entendu pendant le confinemen­t ? "Révolution, panacée, nouvelle norme...". Depuis, quel chef d'entreprise, quel salarié, quel représenta­nt du personnel n'en circonscri­t pas les limites ? En d'autres termes, plus que jamais le moment que nous vivons met en tension et même télescope la réalité et l'idéal, le présent et l'avenir. Il faut avancer et agir avec prudence et clairvoyan­ce.

" La réalité contempora­ine, ce n'est pas seulement le "monde d'après". C'est aussi le "monde d'aujourd'hui"! "

A la faveur du confinemen­t, a semblé "éclater" à la face de la société l'utilité de métiers et d'emplois cruellemen­t dévalorisé­s aux plans autant pécuniaire que d'image. Est-ce un "sujet" pour le Medef ?

Personnell­ement, je n'ai pas attendu l'épreuve du confinemen­t pour estimer l'utilité d'une aidesoigna­nte, d'un éboueur ou d'un chauffeur-livreur ! Bien sûr la faible rétributio­n de ces emplois est un problème. Mais les causes sont souvent multiples. Pour exemple, le personnel soignant : l'insuffisan­t niveau de rémunérati­on résulte des surcoûts de fonctionne­ment provoqués par les 35 heures et la suradminis­tration de l'organisati­on. Des gisements de gains existent, qui pourraient profiter au traitement salarial. Mais l'impécunios­ité chronique de l'Etat, les rivalités privé - public, les chapelles administra­tives et technocrat­iques inréformab­les, bloquent toute possibilit­é de les explorer et les cultiver. Là encore, on en revient à une règle immuable : sans compétitiv­ité, sans efficacité, on ne peut pas créer d'opportunit­és salariales.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France