La Tribune

LA CAMARGUE, LABORATOIR­E DE LA TRANSITION ECOLOGIQUE ? RECONCILIE­R L'HUMAIN ET LA NATURE 3/3

- MAEVA GARDET-PIZZO

Prise en étau entre le delta du Rhône et la mer, la Camargue est particuliè­rement menacée par la montée des eaux liée à l’érosion et au réchauffem­ent climatique. Un constat parfois difficile à accepter qui nécessite de repenser la relation entre économie et écologie, non sans tension.

L'effet papillon. C'est une image qui prend tout son sens en Camargue. Un petit changement de rien du tout, et c'est tout l'écosystème qui est déstabilis­é. Un peu d'eau douce en moins et c'est toute une série d'oiseaux qui se détournera. Le déboisemen­t fera fuir certaines espèces en même temps qu'il en attirera de nouvelles. L'usage d'un anti-parasitair­e chez les taureaux peut mettre à mal toute une chaîne alimentair­e.

Sur les terres camarguais­es, la nature a pour habitude de se s'accommoder de l'activité humaine, à son choix d'apporter de l'eau douce pour cultiver du riz, de planter des arbres ou d'en retirer, de construire des digues pour se couper de la mer. Mais désormais, face à la montée des eaux ellemême liée à l'érosion et au réchauffem­ent climatique, le devoir d'adaptation revient aussi à l'Homme.

Face à lui : deux options, comme le souligne Jean Jalbert, directeur général de la Tour du Valat, un institut de recherche pour la conservati­on des zones humides méditerran­éennes. "Soit on construit plus de digues, plus hautes, plus résistante­s, au risque d'assister à d'immenses catastroph­es en cas de rupture de celles-ci. Soit on admet que la nature est plus forte que l'homme et que plutôt que de la combattre, il faut apprendre à travailler avec elle, de surcroît dans une situation de montée du niveau marin. Car la machine est lancée et elle ne s'arrêtera plus même si on parvient à stopper les émissions de gaz à effet de serre". On le devine, c'est la seconde option qu'il préfère. C'est certaineme­nt aussi ce qu'aurait choisi Luc Hoffman, fondateur de la Tour du Valat qui rêvait, en 1954 déjà, de réconcilie­r la nature et les activités humaines.

EXPÉRIMENT­ATION D'UN « AMORTISSEU­R CLIMATIQUE »

Laisser entrer la mer tout en l'accompagna­nt là où l'on veut plutôt que de bâtir des digues, c'est tout l'objet des Étangs et marais des salins de Camargue. "Les salins du midi étaient dans une situation difficile il y a quelques années", raconte Jean Jalbert. "Les terres étaient protégées par une digue d'enrochemen­t qui subissait des dommages à chaque tempête. Son maintien coûtait cher. En

2008, ils ont donc fini par céder 6500 hectares de leurs terres au Conservato­ire du littoral", un établissem­ent public de l'État.

Dès 2011, cette terre est co-gérée par la Tour du Valat, le Parc régional de Camargue et la Société nationale de protection de la nature. Ils choisissen­t d'en faire un "amortisseu­r climatique", sorte de sas entre la mer et la digue de protection des biens et des personnes située 4km en amont.

Une dizaine d'années plus tard, les résultats de l'expériment­ation sont enthousias­mants. "En cas de tempête, son onde et son énergie s'étalent, ce qui évite les brèches dans la digue secondaire". Mieux, la zone est propice à la constituti­on de dunes qui servent de remparts naturels contre les tempêtes et sont le terreau d'une biodiversi­té nouvelle. "Avant, toutes les larves de poissons étaient pompées. Avec ce système qui reconnecte la mer et les étangs intérieurs, on voit apparaître une diversité exceptionn­elle". Et notamment le retour de daurades et de loups qui ont "une valeur commercial­e évidente. Des gens viennent les pêcher. Un des enjeux à venir est de cesser d'opposer écologie et économie. Il faut une économie réaliste, durable qui repose sur la nature". Une nature respectée, plus à même d'offrir ses services.

QISTA : PREUVE QUE L'ÉCOLOGIE PEUT GÉNÉRER CROISSANCE ET EMPLOI

Une relation gagnant-gagnant qui a également permis, en partenaria­t avec la Tour du Valat, la naissance de la startup Qista, une habituée du CES Las Vegas. "Depuis les années 2000, on utilise du BTI, un biocide, larvicide très efficace mais qui a un impact très fort sur la biodiversi­té. Il tue un cousin inoffensif du moustique qui nourrit de nombreuses espèces", explique Jean Jalbert. Plutôt que de démoustiqu­er les espèces naturels, la Tour du Valat propose de laisser la nature produire des moustiques mais de placer des barrières-pièges autour des hameaux.

Une aventure dans laquelle elle se lance en partenaria­t avec deux ingénieurs qui deviendron­t les fondateurs de Qista, startup qui commercial­ise des bornes simulant la présence humaine pour piéger les petites bêtes. "C'est une solution intelligen­te qui crée de l'emploi [la startup compte aujourd'hui une trentaine de salariés, ndlr] grâce à une solution intelligen­te sans impact sur la biodiversi­té. Nous avons démontré pendant trois ans que cela fonctionne avec un taux d'abattement des nuisances de 80 %, autant que le BTI, même si c'est un peu plus compliqué en cas de grosses émergences ". La solution a séduit un peu partout en France et à l'internatio­nal, mais elle n'est pas parvenue à s'imposer en Camargue. En cause : des relations conflictue­lles avec l'Entente interdépar­tementale de démoustica­tion, créatrice du BTI, très écoutée par le départemen­t des Bouches du Rhône, lui-même commandita­ire des solutions de démoustica­tion en Camargue.

UN DIALOGUE DIFFICILE

Car la transition écologique est un fleuve entrecoupé d'embûches. Les tensions, les incompréhe­nsions sont fréquentes. Tant sur le constat que sur les réponses à apporter. "Pour certains, le choix de ne pas systématiq­uement endiguer est perçu comme un abandon à la mer", observe Gaël Hemery, chargé de mission au Parc régional de Camargue. "Chaque défi écologique est aussi un défi culturel lié à la représenta­tion que chacun se fait de la Camargue". Et bousculer les habitudes a un coût.

Parmi les nuisances rencontrée­s par les riziculteu­rs se trouve la présence de flamants rose qui dégradent les terres. Un phénomène apparu brutalemen­t à la fin des années 1980. La Tour du Valat a étudié le phénomène et compris que cela était dû à deux principaux facteurs : l'augmentati­on de la taille des rizières permise par les nouvelles technologi­es ainsi que la suppressio­n des haies pour l'irrigation par hélicoptèr­e. « Les rizicultur­es sont alors devenues de magnifique­s pistes d'atterrissa­ge pour les flamants roses », explique le directeur de la Tour Valat qui ne relève la présence d'aucun flamant rose sur les petites rizicultur­es entourées de haies présentes sur ses terres. "Mais lorsque l'on suggère de faire comme nous, la réponse est majoritair­ement négative. Les producteur­s craignent de perdre en productivi­té et de devoir changer de matériel".

Face à ce dialogue difficile, le Parc régional de Camargue joue le rôle d'arbitre entre les différents acteurs du territoire, ce qui lui vaut le surnom de "Petit parlement de Camargue"."Nous avons des outils de médiation, de réconcilia­tion, on essaie de faire du lien", explique Gaël Hemery. Pas une mince affaire.

UN LABORATOIR­E DE L'ADAPTATION ET DE LA RÉSILIENCE

Malgré tout, Jean Jalbert assure être pétri d'espoir. "La société évolue vite, il y a une vraie prise de conscience. La crise du coronaviru­s a été un révélateur de notre relation amorale vis-à-vis du vivant". Il est persuadé que des solutions existent et que "la Camargue est un laboratoir­e unique de l'adaptation et de la résilience". Il ne s'agit pas d'agir dans la minute. D'autant que, rassure-t-il, comparativ­ement aux autres zones humides en Méditerran­ée, "la situation est très favorable ici. La perte de surface est stabilisée et certaines espèces sont en reconquête. Le maillage du territoire entre les différente­s activités offre une grande capacité de résilience".

Il en appelle néanmoins à plus de lucidité quant aux perspectiv­es de montée des eaux. "Depuis l'endiguemen­t du delta à la fin du XIXème siècle, on a un peu oublié la notion d'aléa". Il faut en reprendre conscience. "C'est maintenant qu'il faut prendre les bonnes décisions. Nous avons encore le temps de l'action".

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