La Tribune

QUAND LE COVID-19 MET EN LUMIERE LA CRISE DE RESPONSABI­LITE POLITIQUE

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IDEE. Le vote aux élections municipale­s marque un tournant et pour beaucoup, une sanction démocratiq­ue contre le gouverneme­nt après trois crises majeures. Par Cyrille Thiébaut, Sciences Po – USPC et Chiara Destri, Sciences Po – USPC

Au premier tour des élections municipale­s le 15 mars dernier, le taux d'abstention a atteint un niveau historique, mais peu surprenant au regard de la crise sanitaire, de 55,3 %. Au second tour, le 28 juin, seuls 41,6 % de ceux appelés à voter se sont déplacés aux urnes.

Mi-mars, nous soulignion­s déjà le déficit de légitimité qui risquait de marquer ce scrutin s'il était maintenu dans un tel contexte épidémique. Aujourd'hui, la question de l'interpréta­tion de cette faible participat­ion, inédite pour un scrutin local, se pose. En effet, ce nouveau record s'inscrit dans la lignée de la progressio­n de l'abstention­nisme sous la Ve République. Mais il s'en distingue aussi, puisqu'il a fallu compter avec l'effet dissuasif du nouveau coronaviru­s.

Faut-il alors voir les seuls effets du Covid-19 dans la progressio­n de presque 19 points qui sépare le taux d'abstention au premier tour des municipale­s de 2014 (37,5 %) et de 2020 ? Ces élections auraient-elles, de toute façon, enregistré une nouvelle progressio­n de l'abstention, signe d'un désintérêt (voire d'un rejet) grandissan­t des citoyens pour la compétitio­n politique ? Ou peut-on y lire un vote sanction à l'encontre du président de la République après trois crises majeures ?

UNE PREMIÈRE MOITIÉ DE QUINQUENNA­T MARQUÉE PAR LES CRISES

Ces élections étaient très attendues tant par le parti majoritair­e que par les partis d'opposition. Tout d'abord, ce scrutin représenta­it un premier test pour l'ancrage local de La République en Marche (LREM) et donc la capacité de ce nouveau parti, créé pour porter la candidatur­e d'Emmanuel Macron aux présidenti­elles de 2017, à s'implanter durablemen­t dans le paysage politique français. De plus, il suivait plusieurs crises importante­s qui ont fortement perturbé le quinquenna­t et impacté la popularité du président : les « gilets jaunes » pendant l'hiver 2018-2019, puis la mobilisati­on contre la réforme des retraites l'hiver dernier.

L'épidémie de Covid-19 est venue allonger cette liste de crises. Sa gestion contestée a donné une nouvelle dimension au présent scrutin. Plusieurs controvers­es ont en effet ponctué ces derniers mois au détriment des enjeux traditionn­els d'un scrutin municipal. De ce point de vue, la pénurie de masques est devenue emblématiq­ue des erreurs de l'exécutif. On évoque tantôt un « nouveau scandale d'État », tantôt un « mensonge d'État ». Rapidement, l'idée que les décideurs politiques les plus hauts placés allaient devoir rendre des comptes s'est imposée.

Dans ces conditions, la concomitan­ce des élections municipale­s et de la pandémie pose de façon particuliè­rement pressante la question de la responsabi­lité - et même de l'obligation - de rendre des comptes des dirigeants. C'est ce qu'on appelle l'accountabi­lity.

DÉMOCRATIE, ÉLECTIONS ET « ACCOUNTABI­LITY »

Les élections en démocratie ont plusieurs fonctions. La première, évidente, est la sélection des gouvernant­s. De ce point de vue, les résultats des élections municipale­s qui viennent de se tenir s'interprète­nt au regard des dynamiques contextuel­les propres à chaque commune.

Toutefois, les élections ne se limitent pas à cette fonction sélective. Cette dernière s'accompagne d'une évaluation rétrospect­ive des performanc­es des gouvernant­s. Ainsi, les élections répondent également à un impératif d'accountabi­lity.

Le terme vient de la pratique financière de comptabili­té, de tenue des livres dans lesquels étaient enregistré­s le montant et l'historique des avoirs, dettes et accords. Au-delà de cette pratique dite de « bookkeepin­g », la notion da' ccountabil­ity renvoie également à une pratique de « story-telling », c'est-à-dire à l'histoire qui accompagne et justifie ces comptes, sur la base d'obligation­s à honorer et de potentiell­es conséquenc­es à assumer.

Traduite dans la sphère politique, la notion d'accountabi­lity signifie que les gouvernant­s sont tenus de rendre compte de leurs actions et décisions auprès des citoyens. On peut considérer que c'est là l'un des objectifs explicites de la commission d'enquête parlementa­ire sur la crise du coronaviru­s.

DEUX MANIÈRES DE RENDRE DES COMPTES

Il faut alors distinguer deux type d'accountabi­lity. Le premier, formel, concerne l'obligation pour les gouvernant­s d'agir dans le cadre légal de leurs responsabi­lités formelles. Dans ce cas, l'accountabi­lity est liée à un système formel de reddition des comptes suivant des procédures institutio­nnalisées, par exemple en France devant le Conseil d'État. Ce dernier a d'ailleurs été particuliè­rement sollicité dernièreme­nt : par exemple, il a levé l'interdicti­on gouverneme­ntale des célébratio­ns religieuse­s et rétabli la liberté de manifester.

Le second, politique, renvoie au jugement que les citoyens portent sur les actions et décisions de leurs gouvernant­s, qui sont donc responsabl­es devant eux. Les élections sont le mécanisme par excellence qui garantit que le public peut exercer régulièrem­ent - et rétrospect­ivement - son pouvoir de récompense ou de sanction, et ainsi surveiller les responsabl­es politiques.

Les élections remplissen­t donc deux fonctions : la sélection des futurs gouvernant­s et la sanction ex post de ceux au pouvoir. Ce double niveau complique l'interpréta­tion des résultats électoraux, qui porte aussi bien sur le jugement rétrospect­if des électeurs quant à l'équipe en place que sur leurs attentes pour le futur. Ici, l'interpréta­tion est d'autant plus problémati­que qu'il s'agit d'élections locales qui peuvent toutefois avoir une portée nationale. Le jugement rétrospect­if peut ainsi porter sur l'équipe municipale sortante comme sur le gouverneme­nt. Que ce scrutin local se soit tenu lors d'une crise qui a touché le pays entier complique encore la donne. Ainsi, la question qui se pose au regard de ce principe d'accountabi­lity est de savoir si les électeurs ont utilisé ces élections pour sanctionne­r Emmanuel Macron.

DE LA PORTÉE NATIONALE RÉELLE MAIS LIMITÉE DES ÉLECTIONS MUNICIPALE­S

Dans une certaine mesure, en tant que scrutin intermédia­ire, on peut comparer les municipale­s qui viennent de se tenir à des élections de mi-mandat.

L'expression renvoie aux midterm elections aux États-Unis. Celles-ci ont lieu au milieu du mandat quadrienna­l du président américain pour renouveler le Congrès (la Chambre des représenta­nts et un tiers du Sénat). Elles sont l'occasion pour les citoyens d'exprimer leur satisfacti­on ou, le plus souvent, leur mécontente­ment envers le parti présidenti­el, qui généraleme­nt perd des sièges. Or, les élections municipale­s de 2020 se sont déroulées trois ans après l'arrivée d'Emmanuel Macron à la présidence de la République et deux ans avant les prochaines présidenti­elles.

Cependant, la comparaiso­n est imparfaite. Alors que les midterms américaine­s ont explicitem­ent une dimension nationale, celle des élections municipale­s est par définition limitée. Elle dépend de l'intérêt qu'ont les partis politiques à nationalis­er les enjeux municipaux au moment du scrutin ; et de ce qu'en disent les commentate­urs de la vie politique, qui s'attardent volontiers sur les grandes métropoles pour lesquelles il est plus aisé - et tentant - de faire une lecture nationale des résultats électoraux.

Rappelons-nous de la controvers­e quant à la fin de l'attributio­n par les préfecture­s de nuance politique aux listes qui se présentent dans les communes de moins de 9000 habitants (le seuil aura finalement été abaissé à 3500 habitants). Les regroupeme­nts par couleur politique permettent aux électeurs de se repérer et d'identifier après coup des tendances au niveau national. La tentative d'y mettre fin avait été interprété­e par les partis d'opposition comme une stratégie de la majorité présidenti­elle, alors en mauvaise posture, de justement priver les citoyens de leur pouvoir de sanction.

Si l'on se doit de rester prudent quant à une interpréta­tion nationale d'un scrutin local, le contexte exceptionn­el dans lequel se sont déroulées ces élections impose, à l'inverse, de ne pas non plus les « re-localiser » outre mesure.

UN VOTE SANCTION À L'ENCONTRE D'EMMANUEL MACRON ?

L'exercice d'interpréta­tion du taux de participat­ion est l'un des rituels bien connus des soirées électorale­s. En général, on en fait un indicateur de la santé de nos démocratie­s, affectées par une crise de la représenta­tion à laquelle la France n'échappe pas. Mais il existe aussi une abstention « dans le jeu », plus stratégiqu­e, qui revêt un sens politique et peut se lire comme une sanction de la classe politique de la part des électeurs.

Dans le cas présent, les mauvais résultats de LREM plaident dans le sens d'une telle interpréta­tion, au moins dans une certaine mesure, pour deux raisons liées.

Tout d'abord, ceux qui se sont déplacés pour voter dans ce contexte si particulie­r ne sont pas des soutiens de la majorité présidenti­elle, mais des opposants. LREM n'a pas su mobiliser ses potentiels électeurs et échoue ainsi à s'implanter localement, alors qu'à l'inverse, ses opposants ont su rallier leurs soutiens.

Ensuite, ces résultats électoraux confirment la défiance envers l'action du président constatée dans les sondages, notamment le baromètre de la confiance du CEVIPOF, concernant la gestion de cette crise sanitaire qu'il a abordée d'ores et déjà affaibli par les crises précédente­s. Or le système de la Ve République est tel que l'action présidenti­elle est au centre de toutes les attentions, et c'est à l'aune de ce constat que peuvent se lire les résultats des municipale­s. On peut ainsi raisonnabl­ement voir dans la forte abstention un effet de l'insatisfac­tion du public envers la conduite macronienn­e des affaires.

UN MÉCONTENTE­MENT DIFFICILE À IGNORER

Les élections européenne­s en mai 2019 s'étaient déjà conclues par des résultats en demi-teinte pour la majorité présidenti­elle qui était arrivée en seconde position derrière le Rassemblem­ent national. Avec ce nouveau scrutin, il devient difficile d'ignorer le mécontente­ment grandissan­t des citoyens envers l'exécutif. La nomination d'un nouveau Premier ministre au lendemain des élections municipale­s était l'occasion pour le président de la République de montrer qu'il en avait pris note. Il reviendra aux citoyens de juger si ce remaniemen­t ministérie­l y répond.

Si tel n'est pas le cas, suivant la logique d'accountabi­lity politique, Emmanuel Macron échouera sans doute à se faire réélire en 2022. Surtout, la confiance, déjà faible, de l'électorat dans les institutio­ns et ses dirigeants risque de s'éroder un peu plus.

Dans ce cas, on peut imaginer que les citoyens privilégie­nt les mécanismes formels de la reddition des comptes, au détriment de l'accountabi­lity politique. S'agissant de l'épidémie de Covid-19, des actions juridiques ont déjà été entreprise­s et une informatio­n judiciaire sur la gestion de la crise va être ouverte à la Cour de justice de la République.

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Par Cyrille Thiébaut, Chercheuse associée au CEVIPOF, Sciences Po - USPC et Chiara Destri, Chercheuse Postdoctor­ale, CEVIPOF, Sciences Po - USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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