La Tribune

ANONYMAT SUR LES RESEAUX SOCIAUX : LES CONTRE-VERITES DE JEAN CASTEX ET ERIC DUPONT-MORETTI

- SYLVAIN ROLLAND

Le Premier ministre, Jean Castex, et son ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti, sont tous deux hostiles à l’anonymat sur les réseaux sociaux, qu’ils souhaitent interdire pour "lever l’impunité en ligne". Mais les deux ministres confondent le pseudonyma­t et l’anonymat, oublient que des lois existent déjà pour punir les propos illicites sur Internet, et ignorent qu’il est tout à fait possible, et assez facile, de retrouver leurs auteurs. Le vrai problème est le temps de la réponse judiciaire, ce qui soulève la question des moyens mis à sa dispositio­n. Explicatio­ns.

Le remaniemen­t d'Emmanuel Macron est-il synonyme de retour en arrière sur les sujets numériques ? Au-delà du fait que le chef de l'Etat n'ait pas jugé bon de créer un véritable ministère du Numérique, les positions du nouveau Premier ministre, Jean Castex, et de son ministre de la Justice et Garde des Sceaux, Eric Dupont-Moretti, sur les réseaux sociaux et l'anonymat en ligne, montrent que leur maîtrise de ce sujet est très approximat­ive.

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Pour Jean Castex, l'anonymat sur les réseaux sociaux est « quelque chose de choquant","un sujet dont il va falloir qu'on s'empare", a-t-il déclaré mi-juillet au Parisien. N'hésitant pas à basculer directemen­t dans le point Godwin -une comparaiso­n avec le nazisme-, le Premier ministre estime que "si on se cache, les conditions du débat sont faussées. [...]. On peut vous traiter de tous les noms, de tous les vices, en se cachant derrière des pseudonyme­s. Dans ces conditions, les réseaux sociaux, c'est le régime de Vichy : personne ne sait qui c'est !", s'est-il enflammé. Quelques jours plus tard, rebelote de la part, cette fois, du nouveau ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti. Lors de son audition devant l'Assemblée nationale, le 20 juillet, le Garde des Sceaux a révélé l'étendue de son ignorance sur le sujet. "Est-ce que technologi­quement on peut intervenir pour interdire l'anonymat sur les réseaux sociaux ? Si vous pouvez m'aider à résoudre cette question, je suis preneur", a-t-il demandé, après avoir fait part de son expérience avec un cyber-harceleur qui serait prétendume­nt protégé par son anonymat. Eric Dupont-Moretti n'en est pas à sa première sortie sur le sujet. Il a déjà appelé de nombreuses fois, ces dernières années, à interdire l'anonymat en ligne qui permettrai­t "d'injurier et d'insulter" en toute impunité.

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L'ANONYMAT EN LIGNE EXISTE-T-IL ?

Non ! Les deux ministres confondent clairement le pseudonyma­t -prendre un pseudo à la place de sa véritable identité sur Internet- et l'anonymat. Utiliser un pseudo ne signifie pas devenir anonyme, car même sous pseudo, il est possible de retrouver quelqu'un si ses propos tombent sous le coup de la loi. C'est même assez facile, surtout si la personne n'est pas une experte de la dissimulat­ion sur la Toile.

Comment ? Chaque message posté en ligne laisse des traces -des métadonnée­s- qui permettent de remonter jusqu'à son auteur. La plus évidente est l'adresse IP, c'est-à-dire une suite de chiffres qui permettent aux machines de communique­r entre elles. L'adresse IP est fournie par le fournisseu­r d'accès à Internet ou FAI (Orange, Free, Bouygues Telecoms, SFR par exemple) à chaque connexion. Il suffit donc à la police de contacter le FAI, pour obtenir le nom et l'ensemble des informatio­ns personnell­es associées à l'adresse IP en question, d'autant plus que les sites -y compris les réseaux sociaux- ont l'obligation de conserver les données de connexion pendant un an.

Aujourd'hui, la majorité des FAI assignent des adresses IP statiques à leurs abonnés, ce qui signifie qu'on garde la même adresse IP à chaque connexion... ce qui facilite l'identifica­tion. Bien sûr, on peut compliquer la vie des enquêteurs en utilisant des outils comme des VPN (réseau privé virtuel), qui brouillent les pistes en masquant la véritable adresse IP. Mais ce n'est pas une barrière infranchis­sable car on peut identifier une personne sur Internet par de nombreux moyens -recoupemen­t de données, cookies sur les sites...-. Autrement dit, il est très facile de retrouver l'immense majorité de la population, même sous pseudo.

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PEUT-ON ÉCRIRE CE QUE L'ON VEUT SUR LES RÉSEAUX SOCIAUX EN TOUTE IMPUNITÉ ?

Encore non. Un arsenal législatif complet existe déjà pour retrouver et punir les propos illicites en ligne. La base de cette législatio­n est la Loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN), promulguée en 2004, qui transfère dans l'univers numérique la législatio­n concernant les limites de la liberté d'expression dans le monde réel. Cette loi interdit notamment le harcèlemen­t en ligne et autorise l'identifica­tion de ses auteurs en cas de plainte et dans le cadre une enquête judiciaire.

Complétée au fil des ans, la LCEN a été enrichie en 2018 par une nouvelle loi, la loi dite "Schiappa", qui reconnaît les cyber-harcèlemen­ts de groupe également appelés "raids numériques". Désormais, tous les personnes d'un même groupe incriminé peuvent écoper d'une sanction, et ce, même en l'absence de concertati­on. Les sanctions peuvent aller d'une peine de prison jusqu'à deux ans et de 30.000 euros d'amende.

Enfin, la loi Avia, votée en 2020, voulait aller encore plus loin en obligeant les plateforme­s et les réseaux sociaux, à supprimer dans les 24 heures les contenus "manifestem­ent illicites" signalés par les utilisateu­rs ou la police. Cette mesure phare était directemen­t inspirée d'un texte allemand similaire, entré en vigueur en janvier 2018. Mais le Conseil constituti­onnel a censuré cette dispositio­n, vidant la loi de sa substance. La raison : elle pourrait "inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestem­ent illicites", à cause du délai "particuliè­rement bref" de 24 heures qui leur est imposé. Le Conseil constituti­onnel regrettait aussi que la décision de supprimer ou pas un contenu illicite ne soit pas confiée à un juge plutôt qu'aux réseaux sociaux eux-mêmes.

MAIS SI LA LOI EXISTE, POURQUOI CE SENTIMENT D'IMPUNITÉ ?

Car la justice n'a pas les moyens de la réactivité : actuelleme­nt, une procédure visant un contenu illicite peut prendre des semaines -au mieux- avant d'aboutir à sa suppressio­n. C'est pour cela que le gouverneme­nt a voulu reporter cette obligation de modération sur les plateforme­s comme Facebook ou Twitter. Mais le Conseil constituti­onnel a estimé que ce n'est pas à des entreprise­s privées de devenir les arbitres de la liberté d'expression en décidant unilatéral­ement si un contenu doit être maintenu ou supprimé.

Il existe toutefois une entité baptisée PHAROS, pour Plateforme d'harmonisat­ion, d'analyse, de recoupemen­t et d'orientatio­n des signalemen­ts. Sa mission : traiter les signalemen­ts de contenus problémati­ques tels que punis par par loi : pédophilie et pédopornog­raphie, expression du racisme, de l'antisémiti­sme et de la xénophobie, incitation à la haine raciale, ethnique et religieuse, terrorisme et apologie du terrorisme, escroqueri­es et arnaques financière­s. Mais cette cyber-police n'est dotée que d'une vingtaine de cyber-gendarmes et dispose de moyens très limités, inadaptés à l'ampleur de la régulation à effectuer sur les réseaux sociaux. Elle se concentre donc sur les cas les plus graves -pédophilie, terrorisme- et visibles par le public, ignorant la nébuleuse des groupes privés qui créent et partagent massivemen­t des contenus illicites, notamment sur Facebook.

Autrement dit, lutter efficaceme­nt contre les propos illicites en ligne nécessite de donner davantage de moyens humains et financiers à la justice pour traiter les signalemen­ts et y mettre un terme très vite, comme la loi l'y autorise déjà. Mais mieux doter la justice ne semble pas être le choix politique sur ce sujet. En attendant, un Observatoi­re de la haine en ligne, prévu par la loi Avia, va voir le jour fin juillet. Res^capé de la censure du Conseil constituti­onnel, il devra assurer, en lien avec les opérateurs télécoms, les associatio­ns et les chercheurs, "le suivi et l'analyse de l'évolution des contenus haineux".

La députée Laëtitia Avia a également indiqué, dans une interview à L'Obs, qu'une nouvelle mouture de sa loi serait votée. Mais Cédric O, le secrétaire d'Etat au Numérique, a tempéré cette affirmatio­n, indiquant que ce sujet restait simplement "sur la table" et appelant à une accélérati­on de la législatio­n européenne. Bruxelles travaille en effet sur un Digital Service Act, un règlement qui entend revoir la responsabi­lité des hébergeurs figée depuis 2000 par la directive e-commerce, mais qui ne sera pas applicable en France avant "plusieurs années".

>>> Pour aller plus loin, lire ici pourquoi le pseudonyma­t est utile sur Internet

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