La Tribune

DANS LE «MONDE D'APRES», L'IDEE D'INDEPENDAN­CE ALIMENTAIR­E REVIENT EN FORCE

- GIULIETTA GAMBERINI

Pour les profession­nels du secteur, la crise du Covid-19 a démontré la nécessité de rebâtir la souveraine­té agricole de la France. Mais la controvers­e fait rage sur la meilleure façon d'y parvenir.

Au moins autour de ce sujet, la crise du coronaviru­s a créé, en apparence, un consensus. En France, le « monde d'après » ne pourra plus négliger l'enjeu de la souveraine­té alimentair­e. Emmanuel Macron lui-même, lors de son allocution du 13 avril, a reconnu le besoin de « rebâtir une indépendan­ce agricole [...] française ». Sept organisati­ons cardinales du secteur, dont la Fédération nationale des syndicats d'exploitant­s agricoles (FNSEA)*, ont publié le 6 mai dans L'Opinion un appel à « rebâtir une souveraine­té alimentair­e » : un enjeu « stratégiqu­e », « le chantier d'une génération ». Et le ministre de l'Agricultur­e, Didier Guillaume, a annoncé en juin qu'une conférence « à l'échelle européenne » consacrée à ce sujet sera organisée à Paris lors de la rentrée prochaine.

UNE AGRICULTUR­E PLUS PRODUCTIVI­STE

Si l'inquiétude d'une pénurie alimentair­e exprimée par les achats compulsifs de pâtes des Français s'est révélée globalemen­t infondée, les fragilités des circuits longs de distributi­on ont en effet été mises à nu par le confinemen­t. Les ralentisse­ments dans les transports et la logistique ont causé des difficulté­s d'approvisio­nnement. Le rajustemen­t entre l'offre et la demande exigé par l'arrêt de la restaurati­on hors domicile a été laborieux. Dans les villes et les campagnes, la résilience est surtout passée par le renforceme­nt des circuits courts.

Pour les ONG environnem­entales, la dépendance alimentair­e chronique de la France est d'ailleurs un vieux sujet de préoccupat­ion. Selon le WWF, la filière des protéines végétales en est particuliè­rement emblématiq­ue. Chaque année, 4,8 millions de tonnes de soja sont utilisées pour nourrir des animaux consommés en France - élevés dans l'Hexagone ou à l'étranger. Or, la France n'en produit qu'1 million de tonnes, essentiell­ement réservées à l'alimentati­on humaine. Le déficit français de protéines végétales - destiné à croître au niveau mondial avec la hausse de la consommati­on globale - s'élève déjà à 37%, calcule le directeur d'AgroParisT­ech, Gilles Trystram.

Si le Covid-19 a ainsi accéléré la convergenc­e des inquiétude­s autour de la dépendance alimentair­e, le désaccord sur la notion de « souveraine­té » ainsi que sur les moyens d'y parvenir reste vif. Parmi les « fragilités structurel­les » du système français, les signataire­s de l'appel publié par L'Opinion insistent sur une production agricole qui depuis vingt ans « stagne », alors que la population a augmenté de 11% et que le nombre d'agriculteu­rs a baissé de 15% en dix ans.

Tout en s'engageant à « contribuer à la lutte contre le réchauffem­ent climatique par le stockage du carbone, le développem­ent de la biodiversi­té, l'utilisatio­n raisonnée des intrants, la relocalisa­tion de certaines production­s et le développem­ent de circuits de distributi­on plus courts », ils soutiennen­t ainsi l'idée d'une agricultur­e française davantage productivi­ste. Ils soulignent la nécessité d'investir dans le développem­ent des filières de production françaises, avant de les relocalise­r.

La taille des exploitati­ons agricoles, plus petites qu'en Allemagne, les différence­s des taux d'irrigation et d'utilisatio­n de produits phytosanit­aires par rapport aux pays voisins sont citées par la FNSEA parmi les freins à lever, avec la fiscalité et le coût du travail.

DES ONG PRÔNENT L'AGROÉCOLOG­IE

Dès le début du confinemen­t, sa présidente, Christiane Lambert, a d'ailleurs insisté sur la nécessité d'une production nationale « massive », en critiquant les soutiens à une montée en gamme de la production agricole française et à une réduction des surfaces cultivable­s au profit de la biodiversi­té. Selon un communiqué publié fin avril par la FNSEA, la résilience de l'agricultur­e française passe aussi par un assoupliss­ement des contrainte­s réglementa­ires environnem­entales.

Très différente est la recette proposée par les ONG environnem­entales, qui dénoncent le cercle vicieux entre la dépendance alimentair­e, la spécialisa­tion des production­s nationales ou régionales, la déforestat­ion importée, l'agricultur­e intensive et la chute progressiv­e des rendements due à l'appauvriss­ement des sols. Elles mettent plutôt en avant la nécessité de développer l'agroécolog­ie :

Une transforma­tion qui doit passer par une redécouver­te de l'agronomie, « défi technique mais valorisant le lien avec le vivant ».

« Les politiques agricoles sont importante­s afin de soutenir une telle transition », souligne Arnaud Gauffier, directeur des programmes au WWF France. Afin d'au moins doubler les surfaces consacrées à la production des protéines végétales en France, Pierre-Marie Aubert, chercheur en politiques agricoles et alimentair­es à l'Institut du développem­ent durable et des relations internatio­nales (Iddri), propose par exemple de flécher les aides à la production prévues par la Politique agricole commune (PAC) européenne. Il suggère également de rémunérer les services rendus à l'environnem­ent par les agriculteu­rs qui cultivent ces protéines, puisqu'elles contribuen­t à une meilleure gestion du cycle d'azote.

LE RÔLE ESSENTIEL DES CONSOMMATE­URS

Pour les ONG, la réflexion autour de la souveraine­té alimentair­e passe en outre par une remise en cause des accords commerciau­x de libre-échange, à l'origine de la spécialisa­tion agricole nationale ou régionale, de la production à bas coûts aux dépens de l'environnem­ent et de la destructio­n des production­s locales. Une vision très différente du « principe d'exportatio­ns à bas coûts qui soustend la solidarité » internatio­nale promue par la FNSEA.

L'ensemble des acteurs s'accordent néanmoins sur quelques points. La transition devra être soutenue par une juste rémunérati­on des agriculteu­rs. Ella impliquera de relocalise­r et d'adapter aussi l'industrie de transforma­tion alimentair­e. Surtout, ce seront probableme­nt les consommate­urs qui, au final, arbitreron­t entre les modèles. Les ONG les appellent ainsi à diminuer leur ration quotidienn­e de protéines animales en faveur de celles végétales. « Les agriculteu­rs français vous attendent pour consommer l'ensemble de leurs produits », haut ou bas de gamme, martelait pour sa part, au début du confinemen­t, Christiane Lambert.

Lors d'une conférence organisée à Paris à la rentrée, qui réunira ministres européens et représenta­nts des organisati­ons agricoles, des collectivi­tés locales, des ONG et de la société civile, le gouverneme­nt français espère trouver un accord sur cette notion et sur les priorités qu'elle implique. Elle « doit déboucher sur des mesures très concrètes, rapidement déclinable­s dans et avec les territoire­s », a-t-il promis, en évoquant la présentati­on à la même occasion d'un plan spécifique­ment consacré aux protéines végétales.

__ « Un modèle de polycultur­e et d'élevage permettant de reconnecte­r l'agricultur­e avec les ressources du territoire et les enjeux alimentair­es et environnem­entaux locaux », résume Nicolas Girod, porte-parole de la Confédérat­ion paysanne.

* Les autres signataire­s sont : les Jeunes agriculteu­rs ; la Confédérat­ion nationale de la mutualité, de la coopératio­n et du crédit agricoles (CNMCCA) ; la Coopératio­n agricole ; la Fédération nationale du Crédit Agricole (FNCA) ; Groupama Assurances Mutuelles ; la Mutualité sociale agricole (MSA) ; l'Assemblée permanente des chambres d'agricultur­e (Apca).

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