La Tribune

«UNE SOCIETE DE SURVEILLAN­CE DESHUMANIS­ANTE EST EN TRAIN DE NOUS ETRE IMPOSEE»

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANAIS CHERIF

FACE A LA CRISE. Drones, reconnaiss­ance faciale, caméras thermiques... Des technologi­es intrusives ont été déployées au cours de la pandémie de Covid-19 dans le monde. Félix Tréguer, chercheur au CNRS et fondateur de la Quadrature du Net (associatio­n de défense des droits et libertés des citoyens sur le Web) met en garde contre le « solutionni­sme technologi­que » et ses dégâts sur le contrat social.

LA TRIBUNE - Des technologi­es de surveillan­ce ont été déployées, notamment en France, pour suivre la propagatio­n du coronaviru­s. Des États ont même étendu des moyens juridiques réservés à la lutte antiterror­iste pour légaliser certains dispositif­s, comme la géolocalis­ation des smartphone­s. Pourquoi existe-il cette tentation politique du recours à la technologi­e en temps de crise ?

FÉLIX TREGUER, chercheur au CNRS et fondateur de la Quadrature du Net - Les crises amplifient toujours des biais civilisati­onnels préexistan­ts. Or, l'informatis­ation de nos sociétés est un phénomène majeur depuis plus d'un demi-siècle, notamment pour répondre à des problémati­ques sociales. Elle a transformé les processus bureaucrat­iques et donc, la gestion des crises sanitaires.

Le point commun entre la lutte antiterror­iste et les déploiemen­ts techno-sécuritair­es pour des raisons sanitaires est le contexte de crise. La peur et la sidération des citoyens favorisent les réactions politiques rapides qui permettent aux États de s'émanciper d'un cadre juridique de droit commun. Soit en s'appuyant sur des interpréta­tions juridiques laxistes et lacunaires, soit en recourant à des législatio­ns d'exception lorsqu'un état d'urgence est décrété.

Les gouverneme­nts recourent donc à une rhétorique de l'exception pour justifier l'accélérati­on de déploiemen­t de technologi­es de surveillan­ce qui existaient déjà, mais qui étaient extrêmemen­t controvers­ées.

Le cas des drones est très révélateur. Les forces de police ont utilisé les drones en France pour contrôler le respect des obligation­s de confinemen­t, alors que jusqu'ici ils ne devaient servir qu'à la surveillan­ce des manifestat­ions. Ce nouvel usage a été réalisé sans cadre juridique adéquat, et c'est pour cette raison que le Conseil d'État a suspendu leur utilisatio­n en mai.

En période de crise, certains droits fondamenta­ux, comme la liberté d'aller et venir, peuvent être drastiquem­ent réduits. Cela a été le cas au cours du confinemen­t. Cela pousse-t-il les citoyens à tolérer in fine des technologi­es de surveillan­ce alors qu'ils ne l'auraient peut-être pas accepté dans un contexte normal ?

C'est évident, et c'est le danger du solutionni­sme technologi­que. Nous avons connu une période de privation de libertés extrêmemen­t forte avec le confinemen­t. En parallèle, les dispositif­s de surveillan­ce et de contrôle social sont rendus désirables par les pouvoirs publics en offrant un prétendu surcroît de praticité pour les utilisateu­rs. Par exemple, l'applicatio­n de traçage StopCovid en dépit de nombreux problèmes techniques et éthiques - a été présentée comme une arme pour se protéger de l'épidémie. Le gouverneme­nt joue sur une forme d'acculturat­ion à la surveillan­ce. Le fait de se surveiller et d'être tracé est rendu ludique, permettant à ce genre de dispositif­s de s'imposer de façon extrêmemen­t douce.

Lorsque des technologi­es intrusives sont déployées de manière exceptionn­elle, cela facilitet-il leur acceptatio­n sociale hors période de crise ? Et pourra-t-on revenir en arrière ?

Avec la proliférat­ion de l'informatiq­ue et des objets connectés, une société de la surveillan­ce déshumanis­ante et antidémocr­atique est en train de nous être imposée. Au-delà des nouvelles technologi­es de surveillan­ce dont le déploiemen­t a été amplifié au cours de la crise, nous avons assisté à une accélérati­on de cette société sans contact, avec des interactio­ns à distance. Cela a pu sembler extrêmemen­t pratique, mais, là encore, cela va multiplier les formes de contrôle social. Par exemple, le télétravai­l a souvent été accompagné d'outils pour surveiller à distance les salariés. La surveillan­ce a donc pris des allures très diverses.

La réponse doit être collective. Il faut freiner l'innovation technologi­que tous azimuts et déconstrui­re le mythe d'une technologi­e qui apportera des solutions durables aux problémati­ques politiques de nos sociétés. Nous devons aussi résister à cette fuite en avant d'une société sans contact, pour sortir de cette crise en ayant le désir de retrouver une façon plus charnelle de faire société.

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