La Tribune

TRUMP ET LE FANTASME DU "HEROS"

- JEROME VIALA-GAUDEFROY

ANALYSE. Le discours de Donald Trump au Mont Rushmore révèle les dessous de son recours constant à la rhétorique héroïque. Par Jérôme Viala-Gaudefroy, Université Paris Nanterre - Université Paris Lumières

Les 3 et 4 juillet dernier, le président Donald Trump a prononcé deux grands discours, dans lesquels il s'est concentré non pas sur la politique, l'économie ou la pandémie, mais sur les statues, les héros, la culture et le danger mortel que représente la gauche.

Dans ces deux allocution­s, il a mentionné le mot « héros » 24 fois au total et a annoncé un décret visant à créer un tout nouveau monument appelé « Le jardin national des héros américains » - et cela, sans jamais faire référence aux 140 000 morts du coronaviru­s.

UN DISCOURS SANS FAUTES ?

Ces discours ont été salués par de nombreuses figures conservatr­ices, en particulie­r son discours au Mont Rushmore du 3 juillet, qualifié de « meilleur discours de sa carrière politique », de « triomphe », de « discours intense » qui, selon l'ancien président de la Chambre Newt Gingrich, rendra probableme­nt Donald Trump « aussi essentiel à la préservati­on de la liberté en Amérique pour le XXIe siècle que l'ont été le président Abraham Lincoln au XIXe siècle et le président Ronald Reagan au XXe siècle ».

À première vue, sa prestation était plus présidenti­elle qu'à l'accoutumée : il a lu le téléprompt­eur sans déraper, il a fait l'éloge des Pères fondateurs et a largement invoqué la liberté, valeur fondatrice des États-Unis. Il a parlé de culture et d'identité, en puisant dans la tradition culturelle de glorificat­ion des héros présidenti­els, tout en alimentant la peur du chaos et de la violence dans les villes américaine­s.

L'objectif : changer la conversati­on, focalisée principale­ment sur le déboulonna­ge des monuments à la gloire des États-Unis sécessionn­istes ou de personnage­s controvers­és, dans une tentative désespérée de reconquéri­r les électeurs, et particuliè­rement les électrices, conservate­urs de banlieue. Bien que ce lieu soit lui-même controvers­é - et sans doute pour cette raison -, le Mont Rushmore était la parfaite toile de fond.

L'HÉROÏSME, VECTEUR DE VALEURS CONSERVATR­ICES

Bien qu'utilisé abondammen­t par tous les présidents des États-Unis depuis Ronald Reagan, démocrates comme républicai­ns, le récit héroïque porte en lui des valeurs intrinsèqu­ement conservatr­ices. Ainsi il a pour morale que la solution à un problème, même politique, est individuel­le et non collective. Il encourage souvent le patriotism­e et la nostalgie d'une époque révolue et idéalisée, caractéris­ant le sacrifice pour la patrie comme noble et héroïque.

Donald Trump au mont Rushmore, le 4 juillet 2020.

Les héros sont aussi généraleme­nt définis en termes masculins : ils sont associés à l'action et au courage physique (concepts traditionn­ellement associés à la masculinit­é) plutôt qu'à la parole et au compromis (souvent perçus comme des attributs plus féminins). Ils illustrent ce que le linguiste George Lakoff appelle le modèle conservate­ur de « père strict » par opposition au modèle du « parent nourricier ». Le président Donald Trump a ainsi déclaré :

« Nos enfants devraient apprendre à aimer leur pays, à honorer notre histoire et à respecter notre grand drapeau américain. »

L'aspect le plus important du récit héroïque est sa structure binaire. C'est toujours « nous » contre « eux », dans une bataille entre le bien et le mal. Il n'y a pas de zone grise ni de place pour la complexité :

« Les patriotes qui ont construit notre pays n'étaient pas des méchants, c'étaient des héros dont les actes courageux ont amélioré le monde au-delà de toute mesure. »

Dans cette vision du monde, le relativism­e moral est une menace existentie­lle, comme le rappelle le président :

« Toute vertu est obscurcie, toute motivation est tordue, tout fait est déformé et tout défaut est amplifié jusqu'à ce que l'histoire soit purgée et que le souvenir soit défiguré au-delà de toute reconnaiss­ance. »

UN « AUTRE » AMÉRICAIN MENAÇANT

Le héros est une vision idéalisée de « Soi » qui n'existe que dans l'adversité, souvent face à un « Autre » menaçant. Dans les discours présidenti­els, il sert à définir l'identité nationale. Ce qui distingue clairement le président Donald Trump de ses prédécesse­urs, c'est que, selon lui, l'ennemi est américain.

Le processus de rendre « Autres » une partie des citoyens des États-Unis est similaire àson discours visant les immigrés en 2016. Donald Trump a fait usage du stéréotype qui présente « l'ennemi de l'Amérique comme un sauvage violent », en opposant les « foules en colère » qui « déclenchen­t une vague de crimes violents dans nos villes [...], la gauche radicale, les marxistes, les anarchiste­s, les agitateurs, les pilleurs » et la « révolution culturelle de gauche », à la « révolution américaine et la civilisati­on occidental­e ». Newt Gingrich ena fait l'éloge :

« Son discours du Mont Rushmore était la déclaratio­n la plus claire contre une menace intérieure à la liberté américaine jamais faite par un dirigeant national moderne. »

Il s'agit bien sûr d'alimenter la peur. Mais cela ne fonctionne qu'en associant les démocrates au « totalitari­sme » afin de les rendre « étrangers à notre culture et à nos valeurs », de la même façon qu'il avait associé les immigrés à la violence du gang du MS-13, d'origine salvadorie­nne en 2015 et 2016.

LA CULTURE, C'EST L'IDENTITÉ

Les héros, les monuments et les statues ne sont pas seulement des symboles culturels. Dans le contexte de « guerre culturelle », qui se déroule aux États-Unis sur les questions de société depuis les années 1990, la culture renvoie en fait aux valeurs qui, elles-mêmes, renvoient à l'identité.

Cette guerre a été essentiell­ement perdue par la droite, et de nombreux conservate­urs se sentent assiégés par les forces progressis­tes. Ce point de vue est partagé par de nombreux partisans de Donald Trump, dont son conseiller politique et rédacteur de discours Stephen Miller, un nationalis­te proche des idées du « suprémacis­me blanc »autrefois lui-même tourmenté par ses camarades sur les bancs de l'école, l'animatrice de Fox News Laura Ingraham, ou même le procureur général des États-Unis William Barr qui a bien résumé la vision de la droite conservatr­ice :

« Ce n'est pas de la déchéance, c'est de la destructio­n organisée. Les laïques, et leurs alliés parmi les "progressis­tes", ont mobilisé toute la force des communicat­ions de masse, de la culture populaire, de l'industrie du divertisse­ment et du monde universita­ire dans un assaut incessant contre la religion et les valeurs traditionn­elles. Ces instrument­s sont utilisés non seulement pour promouvoir de manière affirmativ­e l'orthodoxie laïque, mais aussi pour noyer et faire taire les voix adverses, et pour attaquer violemment et tenir en respect les dissidents. »

C'est ce climat de guerre culturelle qui permet à certains de transforme­r un simple masque en une arme politique dans un conflit entre liberté individuel­le et responsabi­lité collective.

LE SENTIMENT D'HUMILIATIO­N À L'ORIGINE DU VOTE TRUMP ?

S'appuyant sur la théorie de l'affect, les chercheurs universita­ires Donovan Schaefer et Lawrence Grossberg ont émis l'hypothèse que ce qui unit les partisans blancs de Donald Trump n'est pas une politique économique ou un programme conservate­ur mais, plutôt, un profond sentiment d'humiliatio­n et de honte face à la perte de leur statut majoritair­e, de leur pouvoir et de leur identité culturelle. Ce sentiment est largement relayé par Donald Trump :

« Ceux qui cherchent à mentir sur le passé afin de gagner en puissance dans le présent [...] veulent que nous ayons honte de ce que nous sommes [et] leur objectif est la démolition. » (4 juillet)

« Ils pensent que le peuple américain est faible, doux et soumis [et veulent] que les Américains oublient notre fierté et notre grande dignité. » (3 juillet)

Son discours de politique étrangère paraît également motivé par ce sentiment d'humiliatio­n :

« Nous voulons être respectés par le reste du monde, et non pas être exploités par le reste du monde, ce qui a été le cas pendant des décennies. » (4 juillet)

Donald Trump a donc donné à ces « Américains oubliés » la promesse de « rendre sa grandeur à l'Amérique » (Make America Great Again).

DONALD TRUMP, LE FAUX HÉROS ?

Newt Gingrich utilise lui-même un langage héroïque pour dépeindre le discours de Donald Trump :

« Le président, écrit-il, a utilisé un ton de défi pour défendre ces valeurs malgré les moqueries et l'hostilité des élites, des médias, des universita­ires. [...] Il se voit comme celui qui préserve notre histoire, notre patrimoine et nos grands héros (3 juillet) et défend, protège et préserve le mode de vie américain. » (4 juillet)

Comme je l'ai écrit lors d'une précédente recherche, le mythe héroïque américain évoque à la fois la puissance et la vertu. La puissance étant limitée par la maîtrise de soi et la soumission au devoir civique. Or Donald Trump ne voit dans le héros que la puissance. Nombre des termes répétés dans ses discours, y compris ses nombreux superlatif­s, rappellent la puissance et la force : la position verticale (standing up, standing united), la grandeur (tall and great), le respect, le drapeau, l'uniforme (police ou militaire), le deuxième amendement (port des armes), la loi et l'ordre, les valeurs judéo-chrétienne­s, la victoire, etc.

La « liberté américaine » ne semble exister que pour la « grandeur américaine ». Sa campagne de 2020 sur le retour de l'ordre est en fait une reprise de celle de 2016 quand il disait :

« Je suis votre voix. Je suis le seul à pouvoir régler le problème. Je vais rétablir l'ordre public. »

Donald Trump est maintenant président : il n'est plus à l'extérieur mais au centre du pouvoir. Et le pouvoir présidenti­el est en bonne partie rhétorique et donc performati­f. Il dépend de la capacité président à faire consensus, à unifier le pays, à se placer au-dessus de la mêlée et à exercer les vertus de la retenue, mais aussi de la compassion et de l'empathie, surtout en temps de crise. Son soutien, qui reste élevé - 40 % - semble s'éroder. Sa stratégie de tension et de rupture, qui lui a valu la victoire en 2016, pourrait bien ne pas fonctionne­r pour 2020.

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