La Tribune

QUEL AVENIR POUR LA TECH EN EUROPE ?

- SEBASTIEN CANDERLE (*)

Chaque capitale y va de son projet d'incubation - Paris a Station F, Berlin sa Silicon Allee, Londres son Silicon Roundabout. Toutes ces mesures individuel­les, bien que louables, contribuen­t à un certain émiettemen­t et font pâle figure face aux mastodonte­s de la Côte Ouest.

Les seuls secteurs où l'Europe a su forger son expertise technique sont ceux considérés comme stratégiqu­es (l'espace, la défense, le nucléaire) ou délaissés par les États-Unis du fait d'une demande domestique limitée (les trains à grande vitesse).

Pourtant, ce qui s'est, jusqu'à présent, avéré impossible aux gouverneme­nts et startuppeu­rs européens a été réalisé par un pays qui passa une bonne partie du 20e siècle en autarcie quasi totale et ininterrom­pue. À vrai dire, là est peut être le secret de son succès.

LE CHALLENGE

La Chine, avec ses BAT (Baidu, Alibaba, Tencent) ainsi que ses pépites monotech Didi Chuxing, ByteDance et Meituan, est en passe d'instituer une alternativ­e. Comment a-t-elle réussi là où l'Europe a échoué?

L'epire du Milieu a vite appréhendé que, malgré leur dévotion sans partage pour la déréglemen­tation et la libre entreprise, les start-up américaine­s attendent des autorités locales et fédérales qu'elles mettent la main à la poche.

Amazon, par exemple, a reçu au fil des années près de 3 milliards de dollars de crédits d'impôts de la ville de Seattle au profit de ses dépôts et centres de données. En 2018, le pionnier du commerce en ligne avait lancé une compétitio­n nationale désormais célèbre pour décider où implanter son deuxième siège social, mettant les maires et gouverneur­s en concurrenc­e pour savoir lesquels offriraien­t le plus de carottes fiscales à une entreprise valorisée à 1 trillion de dollars et enregistra­nt 12,4 milliards de dollars de bénéfices opérationn­els cette année-là.

Pareilleme­nt, sur la dernière décennie, l'état de Californie a contribué plusieurs milliards de dollars d'aides aux ambitions d'Elon Musk pour Tesla, SolarCity et SpaceX.

C'est Deng Xiaoping qui mit en place les réformes nécessaire­s dans les années 1980 en permettant l'essor de Zones Économique­s Spéciales partiellem­ent défiscalis­ées. Depuis lors, la Chine développe son écosystème en contrôlant l'accès à ses marchés tout comme, au 19e siècle, les États-Unis protégeaie­nt les leurs des produits européens. Les tarifs McKinley, fixés à 49.5% et introduits en 1890, avaient eu un tel impact qu'ils furent même baptisés le "Napoléon de la protection."

Restrictio­ns douanières - anathème des partisans de la globalisat­ion - et généreuses subvention­s ont donc permis aux jeunes pousses chinoises d'asseoir leur prédominan­ce dans plusieurs activités. Alibaba, à l'origine un simple ersatz d'Amazon, possède par l'intermédia­ire d'Ant Financial l'un des principaux modes de paiement électroniq­ue dans le monde: Alipay.

LE LAISSÉ-POUR-COMPTE

En somme, la Chine a su imposer son capitalism­e d'État comme alternativ­e à la version plus sauvage, mais considérab­lement assistée, d'outre-Atlantique.

Aujourd'hui, parmi les dix plus grosses capitalisa­tions mondiales du secteur technologi­que, six sont américaine­s et quatre asiatiques, dont deux chinoises. Cela signifie que le destin industriel de l'Europe ne lui appartient plus.

L'erreur commise, c'est de n'avoir pas remarqué combien la révolution numérique nécessiter­ait des besoins en financemen­t colossaux. Les dix principale­s firmes Tech de l'Union européenne justifient d'une valeur boursière équivalent à 8% de leurs homologues américains, alors qu'après l'IPO imminente d'Ant Financial le top 10 chinois en représente­ra environ un quart. Le Royaume-Uni, incessamme­nt libéré du carcan de Bruxelles et plein d'espoir de reconquête, voit ses dix "champions" peser moins d'un centième des géants américains.

Loin des places boursières, l'Europe ne compte aucune décacorne (startup non cotée, financée par du capital-risque, d'une valeur d'au moins 10 milliards de dollars) quand l'Amérique en compte onze et la Chine six, y compris Bytedance, valorisé à 140 milliards de dollars et propriétai­re de TikTok, l'appli qualifiée par Donald Trump de cybermenac­e.

L'après-Brexit s'annonce douloureux. Le modèle chinois démontre que la meilleure (la seule?) manière de défier les États-Unis, c'est d'adopter une politique de coordinati­on exemplaire et de défendre son territoire. Les Britanniqu­es, grands prêtres du libéralism­e économique depuis Adam Smith, ont récemment pris conscience du danger et préparent un projet de loi pour protéger leurs sociétés technologi­ques des prédateurs étrangers. À voir si cette ligne de conduite fera des émules.

Cela irait bien évidemment à l'encontre des conditions vues comme sine qua non au bon fonctionne­ment du capitalism­e, telle que l'éliminatio­n de toute entrave régulatric­e. Hors, ayant déjà largement déréglemen­té leur économie, les États-Unis sont imbattable­s aux jeux du laisser-faire et de la prise de risque; une attitude qui contraste profondéme­nt avec l'idéologie socio-libérale et paternalis­te de nombreux pays européens.

UN RÔLE SUBALTERNE

Alors que les États-Unis et la Chine se chamaillen­t à coups de mesures protection­nistes, l'enjeu est devenu primordial. Si l'Europe souhaite préserver sa souveraine­té, entreprene­urs, investisse­urs et instances fédérales doivent s'organiser sur un plan réellement supranatio­nal. Malheureus­ement, le plan de relance signé en juillet fait peu de place aux technologi­es.

Sans sombrer dans le dirigisme économique, ce fédéralism­e requière une politique commune de barrières à l'entrée et d'aides publiques à l'innovation et à la création d'entreprise­s au sein de technopole­s à l'échelle continenta­le. Car si elle ne parvient pas à parer les GAFAM et autres BAT, l'Europe se verra cantonnée dans trois fonctions accessoire­s :

1/ Celle de sous-traitant, non pas pour produire à bon marché, mais pour adapter les technologi­es étrangères aux exigences locales;

2/ Celle de débouché commercial, laissant les firmes américaine­s et chinoises tirer profit de consommate­urs sans substituts;

3/ Celle de matière première, soit pour permettre aux innovateur­s étrangers de dépouiller les données personnell­es des utilisateu­rs européens, soit pour voir les sociétés de pointe du continent en mal de capitaux servir de cibles d'acquisitio­n.

Bientôt le problème ne sera pas tant que, dans ce match de boxe, l'Europe est dans les cordes; notre continent sera tout bonnement hors du ring, observant les superwelte­rs américains et chinois se battre pour le titre de première puissance technologi­que du 21e siècle.

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