La Tribune

NOUS AURIONS PU ELIMINER LES «FAIBLESSES DE NOTRE LOGISTIQUE» AVANT L'ARRIVEE DU COVID-19

- AURELIEN ROUQUET (*)

IDEE. Malgré une succession de situations sanitaires critiques depuis 15 ans, l’État s’est avéré incapable de construire un outil logistique puissant, à la différence du secteur humanitair­e. Par Aurélien Rouquet, Neoma Business School (*)

« Comme tous les pays du monde, nous avons manqué de blouses, de gants, de gel hydroalcoo­lique, nous n'avons pas pu distribuer autant de masques à nos personnels soignants que nous l'aurions voulu ».

Dans son allocution du lundi 13 avril, le président de la République Emmanuel Macron a souligné que la crise avait révélé des « faiblesses de notre logistique ».

Mais dans le même temps, il a relativisé ces faiblesses, en soulignant que la crise était difficile à prévoir, et que la plupart des États avaient été pris au dépourvu. La relative impréparat­ion logistique de la France était-elle inévitable ?

Ce n'est pas ce que suggèrent les théories logistique­s, notamment sur l'humanitair­e, ni l'histoire de notre système de réponse aux crises sanitaires.

Il existe ainsi des théories très claires sur la façon de répondre logistique­ment à des crises imprévisib­les. Celles-ci ont notamment été développée­s par les chercheurs qui s'intéressen­t depuis deux décennies à la logistique humanitair­e. Les profession­nels de l'humanitair­e affrontent en effet une situation similaire à celle des États face à une pandémie : l'enjeu est de répondre à des crises (tremblemen­ts de terre, tsunami, etc.), dont on sait qu'elles peuvent arriver, mais dont on est incapable de savoir quand, ni où elles vont se produire.

LE DIABLE SE NICHE DANS LES DÉTAILS

Comment les logisticie­ns humanitair­es s'organisent-ils pour réagir aux crises ? Citons ici deux points clefs, que l'on retrouve dans l'excellent cours en ligne de l'institut Humlog de la Hanken School of Economics, référence sur le sujet.

Premier point, il y a trois phases à distinguer sur le plan logistique : la préparatio­n, la réponse immédiate, et enfin la reconstruc­tion. La phase clef et déterminan­te est celle de la préparatio­n. C'est de la qualité de celle-ci que dépend l'efficacité de la réponse immédiate.

Les phases de la logistique humanitair­e. Kovacs et Spens, 2008

L'enjeu au cours de cette phase est de tout mettre en oeuvre pour pouvoir, en temps voulu, répondre efficaceme­nt et rapidement. Il s'agit d'abord d'identifier les ressources dont on aura besoin en cas de crise, de la plus complexe à la plus simple. Il s'agit ensuite de s'assurer que ces ressources seront rapidement disponible­s en cas de crise, ce qui passe par la détention de stocks de produits. Il s'agit enfin de penser à la manière dont ces produits pourront être rapidement projetés là où la crise survient.

Dans cet esprit, les logisticie­ns de l'associatio­n Médecins sans frontières (MSF) stockent sur leurs plates-formes de Mérignac, Bruxelles et Dubaï 15 000 références essentiell­es, qui peuvent être chargées dans des avions et envoyées en 24 heures à 48 heures aux quatre coins du globe.

Deuxième point, la stratégie que l'on va établir pour répondre à une crise ne peut être dissociée de la logistique. Au moment de la crise, tout est affaire de détail et il est fou de penser lors de la conception de la stratégie que « de toute façon la logistique et l'intendance suivront ».

Si une chose vient à manquer, la réponse peut être compromise. Cela suppose que la stratégie de réponse intègre finement toutes les contrainte­s logistique­s, et même que la réponse se base sur les contrainte­s logistique­s qu'on peut anticiper.

Dans cet esprit, MSF a développé des séries de kits, qui contiennen­t tout le matériel nécessaire pour certaines urgences (vaccinatio­n, nutrition, etc.), et sont stockés dans des containers qui n'ont plus qu'à être chargés dans un avion lorsque l'urgence survient. L'expertise logistique requise a d'ailleurs conduit MSF dès les années 1980 à se doter d'une filiale MSF Logistique.

UNE SUCCESSION DE MENACES SANITAIRES

Dire que l'on ne savait pas ce qu'il fallait faire en matière de préparatio­n logistique c'est ainsi faire fi des résultats des recherches en logistique humanitair­e, mais aussi de l'histoire récente du système de réponse sanitaire aux crises mis en place par l'État français.

Lorsqu'on se tourne vers cette histoire, on constate qu'au début 2000, la France n'était pas prête. Toutefois, à cette époque, l'État fait face à de multiples crises ayant une portée sanitaire : en 2001, c'est le 11-Septembre et l'explosion de l'usine AZF ; en 2003, l'épidémie du SARS puis la canicule ; en 2005 le chikunguny­a et la grippe aviaire. Les politiques prennent alors conscience que l'État doit mieux se préparer.

En 2004, la France se dote d'un plan face aux pandémies grippales. En 2005, un rapport du Sénat est publié sur les risques épidémique­s. En 2006, le sénateur Francis Giraud rédige une loi, qui aboutit à ce qu'en 2007, l'État créé l'Établissem­ent pour la préparatio­n aux risques et urgences sanitaires (EPRUS). Ce nouvel établissem­ent a deux missions : la création d'une réserve sanitaire et la gestion logistique des « moyens de lutte contre les menaces sanitaires graves ».

Le but est pour l'État de se doter d'un opérateur dont la mission est de préparer une réponse logistique aux crises sanitaires. Et cela est alors bien nécessaire. En 2007 en effet, les stocks de produits médicaux d'urgence, valorisés à plus de 700 millions d'euros, sont gérés par le départemen­t des situations d'urgence sanitaire du ministère de la Santé, qui n'a, d'après le rapport remis par l'ancien sénateur du Val-de-Marne Jean?Jacques Jégou, que « deux logisticie­ns dédiés au suivi opérationn­el des stocks ».

La situation que reprend initialeme­nt l'EPRUS est ainsi catastroph­ique sur le plan logistique, d'après le même rapport : les produits sont stockés dans près de 72 sites, répartis dans toute la France, dans des établissem­ents qui proposent des conditions de conservati­ons hétérogène­s, et le suivi de ces stocks est très difficile du fait de l'absence d'un système d'informatio­n intégré.

UN GRAND BOND EN ARRIÈRE

En quelques années, l'EPRUS, qui rassemble une trentaine de personnes va cependant se profession­naliser. Plusieurs millions vont être investis dans une plate-forme centrale à Vitry-leFrançois dans la Marne, et un schéma de stockage intégrant des plates-formes zonales va être mis en place.

Schéma directeur de stockage. Établissem­ent pour la préparatio­n aux risques et urgences sanitaires (EPRUS)

Alors que tout semblait en place pour que l'État peu à peu, à l'instar d'un MSF et de sa filiale MSF Logistique, construise un outil logistique performant, en 2016, l'État dissout l'EPRUS.

Cette année-là, l'établissem­ent est intégré dans l'agence Santé public France, en dépit du scepticism­e d'un rapport du sénat, qui craint que l'EPRUS ne « soit « noyé » dans la future structure d'environ 500 personnes, et ne devienne incapable de répondre à des situations d'urgence dans des délais extrêmemen­t courts ».

Comment expliquer qu'une telle montée en puissance logistique n'ait pas eu lieu durant ces années 2010 ? Citons ici deux facteurs déterminan­ts.

Le premier tient au fait que dès l'origine l'État n'a confié qu'une faible marge de manoeuvre à l'EPRUS. Ainsi, selon la convention-cadre État-EPRUS, tout achat doit être validé par le ministère de la Santé. On est loin d'un couplage fort entre stratégie et logistique, l'établissem­ent étant considéré comme un « strict logisticie­n », selon les mots du rapport de Jean?Jacques Jégou.

Deuxièmeme­nt, l'épidémie de grippe A en 2009-2010, au cours duquel l'État prévoyant, fait commander à l'EPRUS vaccins et masques, ne va avoir qu'un faible impact, et répandre l'idée que l'État en a trop fait.

Alors que le montant des stocks de l'EPRUS est passé de 765 millions en 2007 à plus d'un milliard fin 2009, l'État va s'attacher à les réduire, en suivant une logique bien plus budgétaire que logistique.

Pour cela, il transfère la responsabi­lité du stock de certains produits comme les masques aux employeurs. Il dilue la responsabi­lité de la gestion des stocks (et donc de leur financemen­t) entre l'EPRUS, qui sera chargé des stocks stratégiqu­es, et les établissem­ents de santé, chargés des stocks tactiques.

Avant que ne débute la crise du coronaviru­s, l'EPRUS est ainsi loin d'être monté en puissance et a au contraire perdu de son poids : il est un petit opérateur logistique noyé dans une grande agence qui n'a plus la main que sur une partie des stocks sanitaires désormais répartis entre une multitude d'acteurs.

Les conséquenc­es, nous les vivons. Face au coronaviru­s, au lieu de s'appuyer sur un opérateur logistique fort, la France affronte celle-ci mal préparée avec une organisati­on diluée, ce qui va entraîner le chaos sur les masques, mais aussi les ruptures de stocks sur les réactifs nécessaire­s pour les tests, etc. Sans revenir sur ce chaos, bien documenté par les journaux, comment à l'avenir l'État devra-t-il mieux se préparer ?

Citons deux points clefs. Premièreme­nt, toute préparatio­n devra être pensée à l'échelle européenne. Certes, la santé est une prérogativ­e des États membres, mais un virus n'en a que faire. L'enjeu est à l'avenir de mutualiser dans des plates-formes réparties sur le continent, les stocks européens de produits d'urgence, et de s'assurer que l'on dispose en Europe des capacités de production pour faire face en cas de crise.

Deuxièmeme­nt, il convient que les pouvoirs publics donnent dans la conception de la réponse du pouvoir aux logisticie­ns et à leur expertise. Pour rédiger cet article, j'ai consulté des dizaines de rapports, et aucun ne mentionne avoir consulté des spécialist­es de logistique en général, et de l'humanitair­e en particulie­r.

Pour cela, une possibilit­é serait que la France, en retard sur nos voisins allemands, créé un grand ministère de la Logistique, et qu'il prenne la responsabi­lité de la préparatio­n des urgences. Sa mission serait de faire en sorte que les ministères (Santé, Armée, Intérieur, etc.) aient bien, en cas de crise, tout le matériel nécessaire pour pouvoir l'affronter.

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