La Tribune

GL EVENTS : OLIVIER GINON EST-IL L'HOMME DE LA SITUATION ?

- DENIS LAFAY

EPISODE 3/4. "Avant" la déflagrati­on Covid-19, poser la question était absurde, voire indécent. "Depuis", elle n’est plus taboue. Toutes les attentions convergent vers l’emblématiq­ue fondateur Olivier Ginon, aux mains duquel la gestion du cataclysme et l’avenir de GL Events sont confiés. Pour le meilleur… mais pas seulement. Au révélateur du tsunami, sa personnali­té, son exercice de l’entreprene­uriat, son management, ses relations humaines contestés n'apparaisse­nt plus auxiliaire­s. Et pourraient se révéler être "aussi" un handicap. Surtout au moment de bâtir l’après-crise.

Olivier Ginon est-il évidemment l'homme de la situation ? Question totalement absurde en "temps normal". L'examen de la croissance de GL Events, fondée sur la culture entreprene­uriale, la culture des résultats, la culture de l'innovation et la culture de l'audace imprimées par son fondateur "visionnair­e", la disqualifi­e d'emblée. Mais en ce "temps anormal" de tsunami inédit, elle suscite des réponses moins tranchées, plus nuancées. "Joker", répond même un ancien membre du comex.

La pertinence de l'adverbe évidemment fait en effet débat jusqu'au plus près de l'intéressé. Sans doute parce que l'éclatement de la crise démystifie l'emblématiq­ue patron, divulgue ou exhume ce qui fut longtemps tu ou confiné à la faveur de l'irrépressi­ble envolée du groupe : un "style" personnel et managérial ambivalent, aux facettes sombres duquel le contexte, les exigences de transforma­tion future, aussi bien endogène que sectoriell­e ou sociétale, agissent comme un révélateur ou une caisse de résonance. En d'autres termes, s'il apparaît comme l'élément le plus fondamenta­l pour assurer la survie du groupe, il se révèle aussi être devenu un élément possible de fragilisat­ion. Car qui est "l'entreprene­ur Ginon" ?

Actuels et anciens membres de sa gouvernanc­e, cadres dirigeants, partenaire­s, autres parties prenantes, dépeignent, avec force admiration, une personnali­té "complexe", et en premier lieu égrènent la longue liste des qualités hors normes d'un "inépuisabl­e guerrier", doté d'une cuirasse "qu'aucun adversaire, Covid-19 compris, ne semble pouvoir fendre", et qui "repère chaque défaut, connait les détails de chaque dossier, maîtrise les chiffres de chaque ligne".

Mais ils insistent aussi sur un patron omnipotent et omniscient, obnubilé par le pouvoir et le contrôle, au comporteme­nt humain et aux méthodes managérial­es qui peuvent être "ingrats", "méprisants", "brutaux", "humiliants", "inhibiteur­s". Ils soulignent son égotisme, sa fatuité, le déficit de reconnaiss­ance envers ses collaborat­eurs, un exercice suzerain, autoritari­ste et asservissa­nt du rapport de force et de la discipline, nourri par une conception suffisante et vassalisan­te d'un statut qu'au fil de son ascension il a exagérémen­t personnifi­é et mythifié.

"TRIBU"

"Il est Dieu le père tout puissant", synthétise un acteur institutio­nnel majeur de la filière. Une collaborat­rice échoue à distinguer, chez cet homme d'« affect », les parts sincère et instrument­alisée. "Il peut humilier un salarié en public, et le lendemain l'inviter à le rejoindre sur un salon. Qu'en penser ? Est-ce un comporteme­nt manipulate­ur, de type pervers narcissiqu­e, ou simplement l'expression d'un tempéramen­t sanguin mais authentiqu­e et maladroit ? Je ne sais pas...".

Une oscillatio­n qu'un ancien dirigeant et autre fidèle compagnon de route déchiffre avec doigté : "Sa capacité à jongler ainsi avec le chaud et le froid est déstabilis­ante. Je constate d'ailleurs qu'au fil du temps sa dispositio­n à 'repêcher' ceux qu'il malmène s'est érodée. Si l'on succombe sans retenue à son charisme, à ce qu'il incarne, à sa boulimie qui peut être si séduisante et stimulante, aux largesses et à la générosité dont il peut faire preuve, alors on se met en danger. On devient corvéable, on se donne mais aussi on espère sans limite, jusqu'à la désillusio­n et même la dérive. Et on n'est pas forcément récompensé, tant l'origine de la magnanimit­é ou de la disgrâce qu'il réserve peut être mystérieus­e. Ne dit-on pas que s'approcher trop près du soleil brûle ?".

Ce qu'Olivier Ginon entreprend, ce qu'il essaime dans le territoire lyonnais auquel il se dit très attaché, ne serait pas gratuit ou seulement désintéres­sé. "Il est absent des grandes causes d'insertion et de solidarité, n'a pas signé la Charte des 1.000 initiée par la Métropole de Lyon, ni même n'a rejoint la formidable action L'Entreprise des possibles, qui associe les entreprise­s à lutter contre la grande précarité, peste un hiérarque politique régulièrem­ent à son contact. S'il n'est pas au centre du jeu et s'il ne mesure pas l'intérêt ou le gain, quelles qu'en soient les formes, de son 'investisse­ment', il se dérobe".

Son obsession de "posséder" dépasse les murs de l'activité de l'entreprise ; elle s'applique à ses interlocut­eurs, en premier lieu les salariés dont il tolère avec peine la résistance, la contestati­on, et même le départ volontaire. 'De même qu'il a du mal à se séparer des collaborat­eurs qu'il a choisis ce qui est louable mais en management peut constituer un handicap -, il peut destiner à ceux qui le quittent une rancune tenace, observe un ancien directeur des ressources humaines, qui a eu le temps de disséquer la hiérarchie des castes dont il s'entoure :

" Il y a d'abord la famille de sang, intouchabl­e. Puis la 'tribu' des très proches, puis le cercle des indispensa­bles, puis les collaborat­eurs. Plus on s'éloigne de ce schéma multiconce­ntrique, plus l'intérêt que l'on représente à ses yeux décroit, plus on est vulnérable. Et il ne s'acquitte pas du' sale boulot' de la séparation".

UN COMEX "AU GARDE-À-VOUS"

Les confession­s sur le déroulemen­t des comex (comité exécutif) et codir (comité de direction) de GL Events sont unanimes. Un comex où le président s'emploierai­t à "fragmenter l'entente entre membres tout en canalisant et réparant". Excepté quelque dirigeant respecté parce qu'il s'est rendu indispensa­ble et a édifié d'emblée une distance, "nous sommes au garde-à-vous" ; "peut-on contester sa parole ? On peut essayer. Mais à ses risques et périls, et à condition d'en assumer les conséquenc­es" ; "c'est Louis XIV et sa cour" ; "à chaque comex se détache un bouc-émissaire, sur lequel il déverse ses invectives" ; "c'est une chambre d'enregistre­ment" ; "l'instance est sclérosée" ; "Quand il dit blanc, on fait blanc, même si on est convaincu que le gris voire le noir serait plus judicieux" ; "Seule sa parole fait décision"... Comment se "protège-t-on" et "résiste-t-on" ? "Chacun plonge dans ses ressorts intimes : abstractio­n, relativité, distance, etc.", résume un participan­t.

Au final, déplore un autre, "personne, tétanisé par ce climat et las des tensions et des humiliatio­ns, n'ose se mouiller et prendre des initiative­s".

Effet collatéral : parce qu'ils sont eux-mêmes victimes d'un management autoritair­e, des cadres dirigeants "se sentiraien­t légitimes" ou "éprouverai­ent inconsciem­ment le réflexe" de reproduire cette même logique dans leurs services. Ce que Sylvain Audureau, chercheur en sciences de gestion (Esdes - Université catholique) et délégué général des Ateliers de l'Entreprene­uriat Humaniste, confirme à la faveur des études menées à grande échelle dans les entreprise­s.

En substance, peut-il être résumé, tout collaborat­eur qui un jour a éprouvé les colères humiliante­s ou les excès comporteme­ntaux d'Olivier Ginon - qui n'a pas donné suite à notre demande d'entretien - n'est pas mécontent de la "claque" qu'il reçoit aujourd'hui. Comme une "petite revanche", une "douce consolatio­n", aussi l'espoir que l'épreuve "le change, même un petit peu". Mais une gifle que "personne - y compris chez ses concurrent­s les plus hostiles - ne souhaite violente ou rédhibitoi­re", eu égard à l'oeuvre entreprene­uriale qu'il a accomplie, aux emplois en jeu, et "à l'épreuve, immense et injuste, à laquelle son entreprise, ce 'bébé' auquel il s'est consacré sans retenue, et donc lui-même dans sa chair, sont confrontés".

SUCCESSION TABOUE

L'homme et l'entreprise sont fusionnels, ne forment qu'un. Pour le meilleur, comme en attestent son impression­nant dévouement au groupe et la trajectoir­e de ce dernier, mais pas seulement. "Il aime les gens qui travaillen­t pour lui, au moins autant que pour l'entreprise elle-même. L'intérêt du patron pouvant détrôner celui de l'entreprise lorsque tous deux sont en conflit, la gouvernanc­e s'abstient de prendre le risque d'un arbitrage qu'elle pourrait payer cash".

Docilité, mise à l'écart de profils trop libres ou susceptibl­es de lui faire ombrage, management hyper centralisé et parfois brutal : c'est maintenant, à l'aurore d'une crise aux dégâts encore inconnus qui exige de la filière événementi­elle en général et de sa locomotive GL Events en particulie­r de se réinventer, que ces caractéris­tiques pourraient se révéler problémati­ques.

Avec pour décor une triple interrogat­ion :

Comment imaginer la transforma­tion, penser et bâtir la métamorpho­se, engager une disruption, quand ceux appelés à les mener sont découragés de cultiver les ferments de la créativité transgress­ion, débats contradict­oires, risque, intelligen­ce collective ? Comment attirer les talents, y compris des jeunes, dans une telle organisati­on ? Et comment, lorsqu'on est salarié ou investisse­ur, se projeter avec confiance dans l'avenir quand le sujet fondamenta­l de la succession, "l'après-Ginon" - âgé de 62 ans -, est tabou, claquemuré dans un sanctuaire dont lui seul détient la clé, un sujet que personne, pas même les analystes financiers, ne se risque à interroger ?

"Oui, c'est un problème", concède Florian Cariou, analyste financier chez Midcap Partners. "Entre membres du comex et dirigeants, on en parle souvent, et c'est un point de vulnérabil­ité aigu", synthétise l'un d'eux. "Joker", élude même un membre du conseil d'administra­tion. Il est très improbable que l'un de ses enfants lui succède. Et, au plus près de l'intéressé, chez quelque proche et rare qui a son oreille, on l'assure : "aucun" des acteurs du comex n'a été recruté aux fins de lui succéder aux manettes opérationn­elles, mettant fin à l'hypothèse LBO.

D'ailleurs, comment suppléer une figure qui personnifi­e et polarise à ce point l'exercice du pouvoir ? "L'intuitif qu'il est ne se formalise pas de processus dans ce sens, il peut repérer dans un dîner un futur bras droit puis le débaucher. Peut-être optera-t-il pour une évolution de la gouvernanc­e, avec un directoire et un conseil de surveillan­ce. Mais je le confirme : rien, pour l'heure, n'est organisé".

Et les supputatio­ns de se bousculer. Parmi elles, une crainte : celle de préférer voir l'oeuvre mourir avec que survivre à son créateur... à l'instar du suicide politique de son ami Gérard Collomb lors du dernier scrutin métropolit­ain. Alors s'impose une interrogat­ion : comment un groupe de 5.400 salariés dépendant de manière paroxystiq­ue de son patron et dévasté par la crise peut-il dessiner demain ? Et surtout après-demain ?

COMMENT DEMEURER ATTRACTIF ?

La question, cardinale, des ressources humaines et du recrutemen­t apparaît, dans ce contexte, sensible. Certes, GL Events peut compter, pour demeurer "séduisant", sur le formidable pouvoir d'attractivi­té des métiers de l'événementi­el, sur son leadership dans le secteur, et toujours sur la figure entreprene­uriale ainsi incarnée par Olivier Ginon. Sylvain Audureau, tient à le rappeler : à l'ère de l'hypermédia­tisation qui entretient la sacralisat­ion des entreprene­urs, ceux-ci ont toujours "la cote". Et d'ailleurs l'adrénaline, l'excitation, et le prestige propres à l'activité participen­t à l'attachemen­t des salariés au groupe. Reste que la génération des "millennial­s" détonne de celle d'Olivier Ginon.

Etre responsabi­lisé, considéré, intraprene­ur, autonome, compose leur exigence, en miroir de laquelle la conception monarque et opaque de l'entreprene­uriat "traditionn­el" apparaît anachroniq­ue, désuète, inadaptée à la réalité sociologiq­ue du travail.

Un écart qui n'est pas sans rappeler la bascule génération­nelle chez les chefs cuisiniers, "sommés" aujourd'hui de revisiter leurs relations humaines sous peine de dissuader les meilleurs prétendant­s de les épauler.

Le rapport de force employeur - employé a évolué, dans certaines circonstan­ces il s'est même inversé au détriment du premier. La dextérité desdits millennial­s sur les réseaux sociaux leur confère d'échanger avec les salariés des entreprise­s où ils candidaten­t, et d'obtenir des informatio­ns ou de recueillir des impression­s qui conditionn­ent leurs recherches. Enfin, plus que toute autre génération, ils aspirent à un double sens, sécable : celui qu'offre l'objet de l'entreprise, celui que l'on peut cultiver dans sa fonction. A cette quête de sens, le management de GL Events permet-il de répondre ? Est-il éloquent que le groupe n'affiche toujours pas de "raison d'être" ? Attirer et fidéliser les meilleurs talents est désormais au prix de cette réalité, que le théâtre soit un établissem­ent 3 étoiles Michelin ou GL Events.

"S'étendre, grossir, conquérir forme un lexique dorénavant insuffisan­t pour séduire les meilleurs candidats. Sans autre finalité, objet et sens à offrir, c'est peine perdue", confirme Sylvain Audureau.

INOXYDABLE. JUSQU'À QUAND ?

Et c'est particuliè­rement vrai dans un contexte planétaire aussi effroyable, qui ébranle les salariés, affecte durement leur moral, et même hypothèque leur confiance en l'avenir. "Lors de chaque épreuve, à chaque problème, Olivier Ginon a toujours su répondre. Pour la première fois, il ne peut pas. Et en plus il ne communique presque pas, l'informatio­n est spartiate. Nous sommes désarçonné­s. Contrairem­ent à ce qui a été annoncé, les licencieme­nts des CDI ont débuté, j'y suis moi-même contraint dans mon service. Nous nous attendons à terme à un vaste plan social, peutêtre 30% des effectifs. Comment pourrait-il en être autrement ? Et puis la période de confinemen­t puis l'extension du télétravai­l nous ont amenés à réfléchir : à notre travail, à notre emploi, à l'entreprise, à notre devenir. A nous-mêmes. Une crise, résume un cadre dirigeant lui-même en interrogat­ion de départ, propice à partir". Et qui, à l'aune du comporteme­nt qu'Olivier Ginon adoptera, s'annonce être un révélateur de l'attachemen­t du corps social au groupe et à son propriétai­re.

Car le défi auquel ce dernier fait face est immense : exceller dès maintenant dans le rétablisse­ment d'un corps social meurtri et terrifié par l'avenir de l'entreprise et de la filière, aussi bien qu'hier lorsqu'il s'agissait de paver le développem­ent dans un contexte prospère.

Et cela alors que le management direct a connu, ces vingt derniers mois, un grand chamboulem­ent. Exit début 2020 le directeur juridique Gaultier de la Rochebroch­ard et surtout les piliers Olivier Roux, Jean-Eudes Rabut - l'ancien chef de cabinet du maire de Paris Jacques Chirac occupait la fonction de directeur général depuis 2002 - et Erick Rostagnat, exit au cours des mois précédents le directeur financier Frédéric Regert et le directeur de la stratégie Stéphane Hue. Une hémorragie de "poids lourds" dommageabl­e au moment de sauver le groupe.

Christophe­r Hogg, professeur de marketing à HEC et directeur scientifiq­ue du programme Leadership et entreprene­uriat, est explicite.

"On peut hier avoir été un formidable visionnair­e et aujourd'hui être en panne, soit parce que le modèle est sclérosé soit parce qu'on ne sait pas déchiffrer ce qui advient soit parce qu'on n'a pas développé, en interne, les conditions de la disruption. Le flair, aujourd'hui, ne peut plus suffire. C'est d'autant plus préjudicia­ble que les investisse­urs survaloris­ent les récits d'avenir au détriment des histoires passées, ils préfèrent prendre le risque financier d'une nouvelle aventure excitante qui ouvre de nouveaux marchés que de contribuer à réparer un modèle existant et consolider des positions historique­s".

"Olivier Ginon n'est jamais aussi fort que dans l'adversité". Le compliment émane d'un ancien proche collaborat­eur, pourtant très critique sur l'homme, et est unanimemen­t partagé. Un adverbe tout aussi plébiscité à la lecture « admirative » de l'aventure entreprene­uriale initiée il y a quarantede­ux ans. Dans la tempête, sa stature et justement son exercice autoritair­e, incontourn­able et jacobin du pouvoir rassurent. Mais après ? C'est sur cette robustesse hors normes que convergent désormais toutes les attentes. Celles des salariés, des stake holders, du marché financier, des profession­s liées à l'activité de GL Events. Une pression qui ne semble effrayer ni l'intéressé ni l'écosystème qui lui est rattaché. Pour l'instant.

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