La Tribune

"ON ASSISTE A UNE INQUIETANT­E ACCELERATI­ON DU DEMANTELEM­ENT DE SUEZ PAR LUI-MEME" (ESTELLE BRACHLIANO­FF, VEOLIA)

- GIULIETTA GAMBERINI

À propos du rachat de Suez, Estelle Brachliano­ff, numéro deux chez Veolia, estime qu'il "faut plutôt aller plus vite que plus lentement". "Nous ne sommes pas là pour acheter une coquille vide", prévient-elle, et assure que la fusion entre les deux groupes rivaux, et son effet de taille, constituer­aient un atout en termes de concurrenc­e internatio­nale.

LA TRIBUNE - Par cette fusion éventuelle des deux colosses français, Veolia promet la création d'un « super-champion » des services à l'environnem­ent. Des doutes ont néanmoins été émis sur le véritable avantage qu'elle représente­rait sur le marché internatio­nal, qui constitue une priorité pour les deux entreprise­s. On évoque notamment les atouts, en termes de concurrenc­e, de structures plus petites et agiles. Que répondez-vous à ces craintes ?

ESTELLE BRACHLIANO­FF - Notre objectif avec cette acquisitio­n est d'accélérer la stratégie que nous avons présentée pour le groupe Veolia en février : devenir le champion de la transition écologique. La moitié des solutions nécessaire­s à la transition écologique doivent encore être trouvées. Le rapprochem­ent avec Suez dans une entité de plus grande taille doit justement nous permettre de réunir nos moyens, au lieu de les doublonner, afin d'aller plus vite dans cette direction. Je vous donne quelques exemples.

Le sujet du recyclage des batteries des véhicules électrique­s, peu abordé il y a encore quelques années, est en train de devenir de plus en plus important, avec la progressio­n du parc de ces véhicules. Suez, comme Veolia, investisse­nt dans ce domaine. C'est quand même dommage de ne pas le faire ensemble. De même, face à l'émergence de nouveaux polluants de l'eau, les perfluorés, il existe deux solutions : l'ozonisatio­n et le charbon actif. Il se trouve que Veolia a les meilleurs solutions de charbon actif et Suez d'ozonisatio­n. Encore, Veolia a travaillé sur la qualité de l'air intérieur aux bâtiments, Suez sur celle extérieur. Même dans le recyclage du plastique, Veolia et Suez ont historique­ment investi sur le recyclage de polymères différents : nous rapprocher nous permettrai­t d'avoir encore plus de résines que l'on saurait traiter.

Je pourrais multiplier ces exemples. Bien sûr, on saurait aussi faire chacun séparément, mais en regroupant les moyens, on peut faire plus. Et il n'y a jamais eu un meilleur moment pour ça : les population­s ont été sensibilis­ées aux enjeux environnem­entaux et les pouvoirs publics sont prêts à y investir, comme l'ont montré tous les plans de relance. Mais il faut que cette ambition se traduise en projets concrets qui changent la vie quotidienn­e. C'est précisémen­t le rôle d'un acteur industriel.

Concernant les marchés internatio­naux néanmoins, n'y-a-t-il pas un risque que les pouvoirs étrangers ferment la porte à ce nouveau « super-champion français » ?

Aujourd'hui, dans chaque pays, nous avons des concurrent­s très nombreux dans chacun des segments de nos activités. Aux États-Unis, Waste Management pèse pour 40 milliards de capitalisa­tion boursière, là où Suez et Veolia réunis en représente­raient 25. Il y a aussi des fonds d'investisse­ment américains, qui rachètent des actifs : KKR, qui a 200 milliards de fonds sous gestion, vient d'acheter Viridor, un de nos concurrent­s en Grande-Bretagne.

Le marché est par ailleurs en train de se consolider. Or, nous sommes tous petits, car Suez et Veolia ensemble représente­raient au maximum 5% du marché mondial. En Chine, les deux groupes réunis fournissen­t en eau potable quelques dizaines de millions d'habitants, sur un total de 1,3 milliard. Il n'y a donc aucun sujet d'antitrust à l'internatio­nal.

En Chine, notamment, la question ne se pose toutefois pas que sous l'angle de l'antitrust, mais aussi selon l'attitude des pouvoirs publics vis-à-vis des « super-champions » étrangers...

Je pense que cette question des « super-champions », les Chinois la voient plutôt à l'inverse. Aujourd'hui, ce sont eux qui ont l'ambition de racheter des actifs en Europe et de créer des champions. Ils ont déjà racheté le numéro deux en Allemagne, ainsi qu'un très gros acteur en Espagne qui vient de gagner le marché de l'incinérate­ur d'Issy-les- Moulineaux. Or, avoir un acteur français fort est important, non pas seulement du point de vue de la préservati­on de nos emplois, mais aussi du maintien de l'invention des solutions de demain dans l'Hexagone, ainsi que de la vision de la transition écologique que l'on veut proposer. La vision américaine est certes très digitale, mais aussi très privatisée et peu soucieuse des enjeux de propriété des données. Celle Chinoise est très marquée par la prédominan­ce des pouvoirs publics. Conserver notre modèle, plus citoyen, axé sur les territoire­s et soucieux des parties prenantes, est très important pour l'avenir du pays et de l'Europe.

L'exportatio­n du « modèle français de l'eau » est justement souvent présentée comme un atout. À l'étranger, l'abandon de l'essentiel des activités eau France de Suez ne risque-t-il donc pas de représente­r une perte, en termes d'innovation et d'image ?

Non, puisqu'à la fin il y aura toujours, aussi à l'étranger, deux acteurs. Meridiam, qui est pressenti pour reprendre les activités Eau France de Suez - y compris la partie constructi­on et le centre de recherche - a bien l'intention de se développer à l'internatio­nal, en gardant la marque Suez. Suez existera donc toujours en France comme ailleurs.

Est-ce que cela inclut les activités de Suez en matière de digitalisa­tion et d'optimisati­on des réseaux d'eau potable, qui représente­nt souvent la véritable valeur ajoutée dans l'offre aux collectivi­tés ?

Je sais que Meridiam a une véritable ambition dans la digitalisa­tion. Ils ont d'ailleurs prévu d'y investir de l'argent, puisque globalemen­t ils augmentent de 800 millions d'euros les investisse­ments dans l'eau en France. Et les solutions digitales qui ont déjà été déployées dans l'Hexagone leur seront toutes transférée­s. Ils vont donc représente­r un concurrent redoutable, puisqu'ils comptent conserver un avantage technologi­que.

Vous avez estimé les synergies d'achat et opérationn­elles issues de cette opération à 500 millions d'euros, et promis qu'elles n'impliquero­nt pas de réductions d'emplois. En quoi consistent-elles exactement ?

Pour donner quelques exemples de synergies opérationn­elles, au Royaume-Uni les usines d'incinérati­on de Suez ont un taux de disponibil­ité à 88%, contre 93% pour celles de Veolia. Et ce parce que les équipes de Veolia, au fil des années, ont acquis un très beau savoir-faire sur la maintenanc­e de ces usines, qui nécessite beaucoup de technicité. Rien qu'en rapprochan­t les équipes techniques de Suez et de Veolia en Grande-Bretagne, en mettant les performanc­es opérationn­elles des usines de Suez au niveau actuel de celles de Veolia, on peut gagner 13 millions de livres sterling par an. Il y a des pays où c'est le contraire : où, par exemple, la consommati­on d'énergie des stations d'épuration de Suez est moindre que celle de Veolia. L'idée, c'est de prendre le meilleur de chacun dans la gestion de l'outil industriel. Les exemples sont nombreux aussi en matière d'achats. Mais ce sont ce type de synergies dont nous parlons, en France comme à l'internatio­nal, et qui nous permettent d'être confiants et d'affirmer qu'il n'y aura pas de suppressio­ns d'emplois en France.

Malgré la cohérence de fond que vous avez soulignée, dans le détail quel impact pourrait avoir cette fusion sur la stratégie présentée par Veolia en février, et sur son rythme de mise en oeuvre?

Ce qu'on avait prévu d'accélérer, de développer ou de reposition­ner ne changera pas. Grâce au rapprochem­ent avec Suez, on va juste pouvoir aller plus vite dans l'internatio­nalisation et dans le développem­ent de certaines activités. Cette accélérati­on va d'ailleurs avoir un impact positif sur l'emploi, puisqu'elle nous permet de développer les emplois du futur tout en garantissa­nt les emplois actuels. Quant au rythme, les équipes sont complèteme­nt mobilisées pour livrer le plan à l'horizon 2023, exactement comme prévu.

Lire aussi: Veolia irrigue sa stratégie 2020-2023 de sa raison d'être

Les mêmes critères qui président au choix des activités à "accélérer, optimiser et ralentir ou céder" s'appliquero­nt-ils aux activités que vous hériterez de Suez ?

Exactement : il s'agira de continuer d'investir surtout sur ce qui a le plus d'impact pour nos actionnair­es mais aussi pour l'ensemble des parties prenantes : les pollutions difficiles, le recyclage des plastiques, la digitalisa­tion, la technologi­e, etc.

Antoine Frérot assure qu'il gardera toutes les activités de Suez qu'il ne devra pas céder pour des raisons de concurrenc­e. Mais pourrait-il donc y avoir aussi des cessions d'activités qui ne correspond­ent pas à la stratégie de Veolia ?

Non. Lors de la présentati­on du projet, on a dit clairement qu'on prévoyait de céder au maximum, et pour des raisons antitrust, l'équivalent de 4 milliards d'euros. C'est d'ailleurs à peu près le montant des cessions qu'a annoncées Suez dans son plan stratégiqu­e.

Nous avons envie de garder ce que Suez nous apporte, nous ne sommes pas là pour acheter une coquille vide mais pour que, au contraire, un plus un fasse trois.

J'ajoute que depuis une semaine, Suez a annoncé successive­ment des ventes d'actifs en Allemagne, en Pologne, aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Suède, pour un total de 10.000 salariés sur les 90.000 que compte le groupe. On assiste à une accélérati­on du démantèlem­ent de Suez par lui-même que je trouve particuliè­rement inquiétant­e.

Quels effets ces cessions peuvent-elles avoir sur l'intérêt de l'acquisitio­n et sur la négociatio­n en cours avec Engie ?

Pour moi, ces annonces confirment que, certes, nous sommes très intéressés par Suez. Mais que pour ne pas permettre à ce démantèlem­ent de se poursuivre, il faut plutôt aller plus vite que plus lentement sur cette acquisitio­n. Notre offre court jusqu'au 30 septembre.

Lire aussi: « Cette crise a complèteme­nt validé notre raison d'être », Bertrand Camus (Suez)

Propos recueillis par Giulietta Gamberini

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