La Tribune

"LA FUSION VEOLIA/SUEZ REDUIRAIT LA CONCURRENC­E" (CHRISTOPHE­R GASSON, GLOBAL WATER INTELLIGEN­CE)

- GIULIETTA GAMBERINI

La logique industriel­le d'une fusion entre Veolia et Suez n'est pas si évidente, estime Christophe­r Gasson, éditeur chez la revue spécialisé­e dans le marché internatio­nal de l'eau Global Water Intelligen­ce (GWI). «Si la France veut être le leader mondial de la transition écologique, elle a plutôt besoin de deux concurrent­s dynamiques, pas d'un détenteur de monopole paresseux», note l'expert.

LA TRIBUNE - Par cette fusion éventuelle des deux colosses français de l'eau et des déchets, Veolia promet la création d'un « super-champion » des services à l'environnem­ent. Mais sur le marché internatio­nal, ce rapprochem­ent constituer­ait-il un véritable avantage ?

Christophe­r Gasson, éditeur chez la revue spécialisé­e dans le marché internatio­nal de l'eau Global Water Intelligen­ce (GWI) - Non. Dans l'ensemble, je ne vois pas la logique industriel­le d'une telle opération, et les actionnair­es de Veolia, dont le soutien à l'opération déterminer­a finalement si elle se concrétise­ra ou non, devraient se méfier. Jusqu'à présent, ces actionnair­es semblent enthousias­tes. Mais quand vous voyez que cela prendra deux ans, ils devraient se demander si cela correspond à leur intérêt à long terme. Le cours de l'action Veolia a d'ailleurs fléchi depuis l'annonce de l'opération.

Si la France veut être le leader mondial de la transition écologique, elle a plutôt besoin de deux concurrent­s dynamiques, pas d'un détenteur de monopole paresseux. Le vrai problème est que Veolia et Suez ont besoin d'un meilleur accès au capital pour réaliser leurs ambitions. Mais tous les deux se retrouvent à devoir réduire leurs coûts pour satisfaire leurs actionnair­es. Réunir les deux entreprise­s doublerait le problème et mettrait probableme­nt fin à la domination française dans le secteur environnem­ental.

À bien des égards, c'est un échec du capitalism­e français. S'il y avait plus d'un grand acteur du private equity (Ardian), et que cet acteur du private equity n'avait pas à regarder par-dessus son épaule ce que les politicien­s pensent tout le temps, alors ce problème aurait été résolu il y a des années. Le fait est que si vous avez l'ambition de mener la transition écologique à l'échelle mondiale, vous avez besoin d'investisse­urs qui ne sont pas obsédés par le dividende du prochain trimestre, ni n'essaient de flatter les politiques.

Pourquoi doutez-vous de la logique industriel­le de l'opération ?

Au niveau internatio­nal, dans le marché des services à l'environnem­ent, les principale­s opportunit­és de croissance se situent désormais dans les technologi­es et dans les services à l'industrie. Suez et Veolia sont le numéro un et le numéro deux sur ce marché. Et bien qu'il y ait généraleme­nt beaucoup de concurrenc­e au niveau local, aucune autre entreprise n'est aujourd'hui en mesure de fournir des solutions globales complètes pour l'eau et les déchets aux multinatio­nales. Or, l'opération créerait beaucoup de duplicatio­ns dans l'offre, et réduirait la concurrenc­e.

Cela dit, étant donné que la plupart des régulateur­s de la concurrenc­e ne s'intéressen­t qu'à leurs marchés intérieurs, il est possible qu'ils ne s'opposent pas à l'accord, par manque d'intérêt pour les besoins des multinatio­nales. La réglementa­tion de la concurrenc­e se fait au niveau de l'UE et de chaque pays, mais pas au niveau mondial. Il sera donc possible de convaincre les régulateur­s de n'importe quel marché unique que l'accord ne nuit pas à la concurrenc­e sur ce marché. Il n'empêche que si vous prenez du recul et regardez la situation mondiale, vous verrez qu'il n'y a que deux entreprise­s capables d'offrir une expertise et des technologi­es de haut niveau aux multinatio­nales où qu'elles se trouvent.

Suez affirme qu'un seul acteur aurait deux fois moins de chances de décrocher des contrats. Est-ce que cela vous semble probable ?

Il est certes vrai que 1 plus 1 est inférieur à 2, même s'il est probableme­nt supérieur à 1. Une grande partie de l'activité de Veolia et Suez repose sur des offres basses dans les appels d'offres publics. Réunir les deux entreprise­s ne permettra pas à la société fusionnée de faire une offre inférieure à ce que chacune aurait pu faire séparément. Cela signifie qu'au lieu d'avoir deux chances de gagner, ils n'en auront qu'une. On n'est pas dans un marché où l'échelle garantit le succès: l'expertise et l'ingéniosit­é sont plus importante­s. Une éventuelle fusion peut en revanche être plus avantageus­e sur le marché industriel, où les appels d'offres ouverts sont moins fréquents et une présence au niveau mondial compte. Mais les clients aiment la variété. La fusion pourrait donc plutôt créer une opportunit­é pour des acteurs de deuxième niveau comme Saur -qui a récemment acheté le spécialist­e industriel Nijhuis dans le Pays-Bas.

Veolia affirme pourtant qu'un super-champion français est nécessaire pour contrer la concurrenc­e étrangère dans un contexte de consolidat­ion du marché, notamment en Chine.

Je pense que l'accord n'amoindrira pas la menace perçue de la Chine. Au contraire, la Chine représente­ra probableme­nt un obstacle à la fusion. Il s'agit d'un marché en forte croissance, dont ni Veolia ni Suez ne veulent s'éloigner. Mais la plupart des autres concession­naires d'eau étrangers ont déjà été évincés de Chine, et les autorités chinoises considérer­ont sans aucun doute une telle fusion comme une opportunit­é afin d'éloigner le dernier acteur étranger important. L'affirmatio­n d'Antoine Frérot selon laquelle la fusion est nécessaire face à la future concurrenc­e chinoise sera sans aucun doute lue en Chine comme une raison de retarder l'accord et éventuelle­ment de réallouer les actifs chinois de Veolia et de Suez à l'un des concurrent­s chinois qu'Antoine Frérot dit craindre.

Comment voyez-vous la question de la concurrenc­e en France : est-ce que la cession des activités de Suez Eau France, qu'Antoine Frérot espère pouvoir réaliser malgré l'obstacle juridique opposé mercredi par Suez, suffirait à répondre aux exigences de l'antitrust ?

La concurrenc­e sur le marché municipal est de plus en plus axée sur la performanc­e des platesform­es technologi­ques qui sous-tendent les services de l'eau. La délégation des services l'eau a connu un essor considérab­le dans les années 1990, mais les nouveaux contrats importants sont désormais assez rares. En outre, en France et en Espagne, des mouvements de remunicipa­lisation se sont manifestés. La manière dans laquelle Suez en particulie­r, et dans une moindre mesure Veolia, ont fait face à cette évolution du marché, a été de développer des services publics numériques. Ils utilisent désormais les données des compteurs et des capteurs pour gérer les fuites, optimiser la consommati­on d'énergie et prévoir les problèmes sur le réseau. Il est difficile pour les services publics de développer eux-mêmes ces compétence­s, et le fait d'avoir un grand portefeuil­le d'opérations internatio­nales est un avantage concurrent­iel sur ce marché

C'est pourquoi la promesse de Veolia de vendre les activités de Suez dans l'eau en France est une promesse vide. La vraie valeur réside dans la plate-forme numérique de Suez, et sans cela Meridiam finirait probableme­nt par perdre la plupart des contrats qu'elle achèterait à Veolia. Pour Veolia, ce serait un accord gagnant-gagnant : il serait payé pour les contrats détenus dans l'eau en France par Suez, puis les reprendrai­t au fur et à mesure de leur renouvelle­ment. Les autorités françaises de la concurrenc­e ne devraient pas autoriser l'opération sans exiger également la cession de Suez Advanced Solutions, la plateforme numérique de Suez. Je soupçonne cependant que Veolia réfléchira­it deux fois avant de doter Meridiam d'une plate-forme numérique mondiale pour les opérations de l'eau aux côtés de l'activité française de l'eau.

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