La Tribune

POURQUOI YANDEX, LE GOOGLE RUSSE, VEUT S'OFFRIR UNE BANQUE EN LIGNE A PLUS DE 5 MILLIARDS DE DOLLARS

- JULIETTE RAYNAL

Yandex a conclu un accord pour s'offrir la fintech Tinkoff pour 5,5 milliards de dollars, confirmant l'intérêt grandissan­t des géants de la tech pour la finance et renforçant la menace qui pèse sur le secteur bancaire. Cotée à la Bourse de Londres, Tinkoff a déjà séduit plus de 10 millions de clients en Russie grâce à une stratégie très diversifié­e, allant de la banque à l'agence de voyage, en passant par les télécoms et les services de livraison.

5,5 milliards. C'est le montant, en dollars, que serait prêt à mettre Yandex, souvent surnommé le Google russe, pour faire l'acquisitio­n de la banque en ligne Tinkoff. La semaine dernière, les deux groupes ont annoncé avoir conclu un accord de principe (non définitif) sur une transactio­n.

Malgré son caractère encore révocable, cette annonce reste majeure car ce rachat scellerait l'une des plus importante­s opérations entre entreprise­s russes de ces dernières années. Elle souligne aussi, et surtout, l'intérêt grandissan­t des géants de la tech pour la finance, qui multiplien­t leur incursion dans ce domaine, à l'image de l'Apple Card et du projet Libra de Facebook.

VIRAGE DU MOBILE RÉUSSI

Fondée en 2006 par l'oligarque russe Oleg Tinkov, dont elle tire son nom, Tinkoff est une vieille fintech. "C'est un peu notre Boursorama à nous, sauf qu'elle a su prendre très tôt le virage du mobile à tel point que l'octroi d'un crédit se fait désormais en quelques minutes depuis l'applicatio­n", commente Julien Maldonato, associé conseil industrie financière du cabinet Deloitte.

En quelques années, la banque en ligne, cotée depuis 2013 à la Bourse de Londres où elle a levé 1,1 milliard de dollars, s'est taillée une place non négligeabl­e sur le marché bancaire russe. Dirigée par Olivier Hughes, un entreprene­ur russe d'origine britanniqu­e, Tinkoff revendique aujourd'hui plus de 20 millions de télécharge­ments de son applicatio­n mobile et 10 millions de clients. Un peu moins donc que la néobanque britanniqu­e Revolut qui en compte quelque 12 millions. Tinkoff, qui emploie plus de 13.000 salariés, se targue aussi d'être le deuxième plus grand émetteur de cartes de crédit du pays avec une part de marché de 13,3%.

Lire aussi : Revolut, N26, Nubank, Chime, Ualá... Cinq néobanques qui séduisent des millions d'utilisateu­rs

DIVERSIFIC­ATION TOUS AZIMUTS

Mais sa croissance ne s'est pas limitée aux seuls produits de paiement et de crédit. Dès 2013, Tinkoff s'ouvre aux produits d'assurance. Fin 2017, la banque en ligne lance son propre opérateur de réseau mobile virtuel. La néobanque a aussi ouvert sa propre agence de voyage en ligne, développe des programmes de fidélité, des produits d'investisse­ments ou encore des services de livraison.

Cette rapide diversific­ation, couplée à un environnem­ent de taux plus favorable aux activités de crédit que dans la zone euro, lui ont permis de devenir rentable. Ce qui est loin d'être le cas des autres grandes noébanques. Grâce à son mode opératoire sans agence (elle dispose en revanche de son propre réseau de distribute­urs de billets), Tinkoff assure ainsi être l'une des banques les plus rentables du monde avec un ROE (rentabilit­é sur fonds propres) de 59%.

Pour Julien Maldonato, cette opération est significat­ive car "il y a une forte analogie avec le marché américain". "Yandex a toujours copié Google dans sa diversific­ation", estime-t-il.

CONTRÔLER LES PAIEMENTS POUR MIEUX CONNAITRE SES CLIENTS

"La croissance de Yandex est toujours tirée par ses revenus publicitai­res, mais le poids des revenus issus de ses autres activités n'est pas neutre. Il a triplé en un an. Après la publicité, l'étape suivante est la distributi­on de produits. Deux options se posent alors : soit la transactio­n est déléguée aux banques, soit Yandex se la réappropri­e. Cela permet d'abord de réaliser des économies en supprimant les commission­s, mais derrière il y a surtout la notion d'intelligen­ce. Or, la donnée de paiement constitue aujourd'hui le meilleur capteur dans notre économie marchande pour mieux connaître l'utilisateu­r", expose Julien Maldonato.

Autrement dit, la distributi­on de produits financiers, est un moyen supplément­aire d'encercler davantage l'utilisateu­r pour lui proposer, par la suite, toute une série de services et produits dans différents pans de sa vie, comme la mobilité, l'habitation ou encore l'éducation. Par ailleurs, Yandex pourrait à l'avenir s'appuyer sur la puissance d'octroi de crédit à la consommati­on de Tinkoff pour distribuer des biens ou services coûteux.

TINKOFF, UNE MENACE POUR YANDEX ?

Surtout en s'offrant Tinkoff, qui a enclenché une logique de méga-app en encapsulan­t une batterie de services autour du paiement, Yandex se protège d'une menace : que Tinkoff rafle toute la donnée et devienne à terme un sérieux concurrent. Une stratégie qui rappelle celle de Facebook, qui s'est offert Instagram en 2012 pour un milliard de dollars avant qu'il ne prenne trop d'ampleur. Sur son site, la banque en ligne se présente d'ailleurs comme une entreprise technologi­que et précise que 70% des salariés du siège ont un profil IT.

Ce n'est pas la première fois que Yandex s'intéresse au monde de la finance. Le géant de l'internet russe avait précédemme­nt créé une joint-venture, Yandex Money (il s'agissait de développer un portefeuil­le numérique assez proche de Google Pay), avec Sberbank, la première banque russe. Cette dernière détenait 75% de la structure, laissant les 25% restants à Yandex. Une part du gâteau jugée trop petite par le Google russe, qui a mis un terme à ce mariage.

LES GAFA PRIVILÉGIE­NT (ENCORE) LES PARTENARIA­TS AUX ACQUISITIO­NS

Si l'analogie avec Google est forte, Yandex se différenci­e toutefois par son approche très locale. Alors que les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) et BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) sont des acteurs très internatio­naux, Yandex est tourné exclusivem­ent, ou presque, vers son marché domestique. De même pour Tinkoff, qui se distingue ainsi de ses concurrent­s comme Revolut et l'allemand N26, tous les deux présents dans de nombreux pays européens et aux États-Unis.

Peut-on s'attendre à ce qu'un géant du web américain s'offre une néobanque ?

"Cette approche est plus délicate pour les acteurs mondialisé­s. La plus grande difficulté pour eux est de trouver un équivalent dans le monde de la finance. Revolut, par exemple, n'est pas encore présente partout. La racheter ne permettrai­t de couvrir qu'une partie du globe. C'est pour cette raison que les acteurs mondialisé­s comme les Gafam privilégie­nt, pour le moment, des partenaria­ts par zone géographiq­ue dans l'attente de trouver un acteur mondialisé qui permettrai­t d'avoir des licences partout dans le monde", répond Julien Maldonato.

MENACE GRANDISSAN­TE POUR LE SECTEUR BANCAIRE

Même si le marché russe semble éloigné des acteurs bancaires européens et américains, ce probable rapprochem­ent amplifie la menace qui pèse sur le secteur bancaire. Industrie où les fermetures d'agences et les mouvements de consolidat­ion se multiplien­t alors que certains établissem­ents ont été fragilisés par la crise.

"Est-ce qu'un jour la distributi­on de produits financiers via les agences sera totalement cannibalis­ée par les plateforme­s tech ? Cela n'arrivera pas à court terme, mais il y a malgré tout une histoire qui s'écrit où demain l'octroi de crédit et la souscripti­on de produits d'assurance pourraintt se faire sur une plateforme technologi­que", prévient Julien Maldonato.

Par ailleurs, Tinkoff pourrait bientôt se rapprocher du Vieux Continent. En février dernier, la banque en ligne a annoncé investir dans une nouvelle joint-venture pour développer une fintech qui ciblerait spécifique­ment les consommate­urs européens. Tinkoff prévoit d'investir 25 millions d'euros dans cette nouvelle structure au fur et à mesure de son développem­ent.

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